Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate n°14 en ut dièse mineur, op. 27 n°2
7 Bagatelles, op. 33.
Sergueï Rachmaninov (1873-1943)
Variations sur un thème de Corelli, op. 42.
Isaac Albéniz (1860-1909)
Extraits d’Iberia, 3ème cahier : El Polo
4ème cahier : Eritaña
Vadym Kholodenko, piano
L’infiniment subtile, kaléidoscopique Polka de W.R. donnée par Vadym Kholodenko en unique bis, offrait comme un dévoilement de la tonalité générale de ce récital, errance aristocratique entre spectres, jeux et fantasmes. Le trentenaire ukrainien, déjà éblouissant dans ses deux premiers récitals à Gaveau, poursuit sa splendide maturation, tant dans les répertoires classiques que romantiques, et dispose un matériau habilement choisi pour illustrer combien l’idiosyncrasie du piano virtuose, loin de faire obstacle à l’authenticité ou à la finesse de l’interprétation, peut entrer résonance avec la lettre et surtout l’esprit des textes. Au centre de ce programme trônent des Corelli gravées dans le marbre.
Une fois n’est pas coutume (car les grands interprètes, en particulier les pianistes virtuoses, doivent jouer ce qu'ils veulent sans avoir à se justifier devant des commissions d’intelligence), il semble intéressant d’interroger la cohérence d’un programme plus subtil qu’arbitraire. La raison en est que, parfois, la cohérence d’un programme dépend des moyens instrumentaux qui sont mis à son service. Il faut un piano parmi les plus souverains et sophistiqués au monde pour relier, comme ici, des partitions qui cultivent des formes variées de mise en abîme de leur propre écriture, tantôt d’auto-références, de pastiches, ou de réminiscences sincères. Qu’elle soit motivée par la seule gourmandise pianistique ou vraiment conçue comme variation autour de quelque idée, cette combinaison crée en tout cas une continuité de climat frappante, à la concentration d’autant plus appréciable avec format d’un concert de déconfinement et de couvre-feu, avancé à 19h et sans entracte. Ces traits de fantasme et de réminiscence sont évidents pour les Corelli, dernier mot de Rachmaninov au piano seul, et unique page soliste composée après l’exil – songeons qu’il s’écoule quinze ans entre sa composition et celle de la précédente, le deuxième cahier d’Etudes-tableaux. La multiplicité de couches expressives contenues dans ce cahier (ou plutôt ces deux cahiers) de variations prend ici une densité spectaculaire, à la manière d’un sédiment remontant à la surface thématique, d’un vieux manuscrit révélé par effeuillage de palimpsestes successifs. Comme dans sa monumentale 2ème Sonate l’an dernier, Kholodenko dispose une sorte de synthèse, diablement ambitieuse, des legs et influences stylistiques existants. C’est une forme de modernité nécessaire : il est impossible de classer son Rachmaninov, que ce soit pianistiquement (il ressortit tant à la grandeur minérale de Richter ou Guilels qu’à la fièvre kaléidoscopique d’Horowitz ou Cherkassky) ou spirituellement (l'atavisme profond du matériau y est aussi sollicité que la distanciation du regard). Cette décantation des trente ou quarante dernières années, résultat de la mondialisation du piano autant que de l'historicisation de Rachmaninov (devenu trop lointain pour paraître anachronique) avait connu une première vague avec la génération des cadors du piano russe (mais aussi les contributions majeures d'un Andsnes ou d'un Kocsis) nés entre 1950 et 1960, et se poursuit avec celle née après 1980.
L'aspect solennel du lyrisme est en général dominant dans le jeu de Kholodenko, mais celui de sophistication n’en est pas moins essentiel, mais débarrassé de la dimension électrique (sinon vulgaire) qui vient trop souvent s’y greffer. Si ses Corelli démontrent une parenté, volontaire ou non, c’est avec l’esprit de celles de Pletnev, à mon sens leur plus grand lecteur passé et présent : celles de Kholodenko en ont l’extrême finesse du détail, la liberté rythmique contrôlée, la transparence de textures et la subtilité de climats ; elles en retranchent et y ajoutent l’ampleur symphonique que permet sa gigantesque réserve de puissance. Celle-ci n’est d’ailleurs sollicitée qu’avec parcimonie, et ne sera pleinement mobilisée que dans l’ultime variation, dont la scansion finale, jouée aux pouces avec le poids des poings fermés, a le glas, l’écho apocalyptique des dernières mesures des Danses symphoniques. Sa dernière octave basse de ré nimbe de longues secondes une salle faite sépulcre, d’où s’extrait la spectrale coda : une lévitation de legato et d’iridescence du jeu de pédale, où la clarté de la ligne parvient à s’accomoder de sa propre dislocation dans le halo de timbre – l’interprète majeur de Scriabine y est à son aise. La var. V ne contraste pas à l’excès avec l’intimisme des précédentes, tandis que la var. VII valorise davantage la transparence des jeux d’ondes que le pas martial qui les encadre. Les variations réminiscentes de la mâle flamboyance du jeune Rachmaninov (III, X) sont prises avec le recul qui les rendent plus réflexives que pastiches, de sorte que l’enchaînement IX‑X est moins contrasté qu’à l’accoutumée, la seconde émergeant avec retenue du climat élégiaque de la première (qui est elle-même la forme primitive de la coda). Majestueux, l’intermezzo joue pleinement son rôle, qui n’est pas de simple césure ornementale, mais de scène de transformation au sens fort, opératique : Kholodenko y déploie les ressources de sa profondeur de timbre, y compris dans l’aigu, et sa faculté de jouer les grandes arabesques dans un legato moins belcantiste qu’élastique, comme dansé de l’intérieur (il y a du Sokolov dans celui-ci, mais débarrassé de la saturation articulatoire, et avec une note d’une plénitude constante). Cette élasticité combinée à la noblesse du timbre atteint au sublime dans une var. XVII d’une classe stupéfiante.
Le Fazioli disposé ce soir-là est un allié appréciable, et il semble d’ailleurs que Kholodenko ait développé un penchant pour le facteur italien, choisi dans d’autres récitals récents et pour son dernier enregistrement, autour de la Grande Sonate de Tchaikovsky (haut-fait de ses débuts à Gaveau). La richesse de texture, la longueur de notes et l’intensité avec laquelle l’harmonie est entendue sont encore plus essentielles que d’ordinaire dans le cœur des Corelli que forment l’intermezzo et les var. XIV et XV : l'interprétation fait sentir le jeu de symbolisation auquel se livre le Rachmaninov crépusculaire, au cœur de cet enchevêtrement de références tant à son propre style et à ce qui fait sa gloire, qu’aux procédés classiques de la variation (ici la Maggiore centrale). Transformation, mais vers quelle scène ? La transition en ré bémol majeur photographie, par son changement de couleur, la mutation de la musique romantique où le contraste tonal a cessé de se jouer entre mineur et majeur ou entre tonique et dominante, mais se révèle dans la nuance de couleur, faisant sentir le lien d’incarnation entre chromatisme harmonique et chromatisme tout court : l’environnement stylistique, rendu ici à sa subtilité, peut faire sentir la tonalité comme étant la maggiore naturelle de ré mineur (le chemin consistant à ajouter des bémols est plus organique que celui y substituant des dièses), de manière à restaurer, dans le langage postromantique, le charme perdu d’une époque où passer de ré mineur à ré majeur était naturel, et naturellement bon. C’est en quelque sorte le pendant nostalgique du passage de ré majeur à ré bémol majeur de la fin de la 9e de Mahler, où c’est a contrario le surgissement de l’étrangeté du futur qui s’exprime.