E. Koroliov - Schubert - TCE, 28/11/2021

Le Solitaire à l'automne

Franz Schubert (1797–1828)

3 Klavierstücke, D.946
Sonate en ut mineur, D.958

Evgueni Koroliov, piano

Récital donné dans le cadre des prestigieux dimanches matins de Jeanine Roze Productions

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le dimanche 28 novembre 2021
 

Une apparition de Koroliov tous les trois ans environ depuis vingt ans. Le mage de Hambourg, à l’image d’une Virsaladze, d’un Ranki, ou d'un Rösel, conserve une discrétion à la mesure de l’admiration quasi cultuelle que d’aucuns lui vouent. Son cas demeure une singularité des géants du piano, y compris parmi les plus secrets : si le pédagogue jouit depuis longtemps d’une reconnaissance internationale unanime, l’interprète possède un statut enviable, certes, mais depuis des décennies comme le musicien d’un compositeur – Bach évidemment. Ses trois derniers récitals parisiens ne faisaient d’ailleurs rien pour mitiger cette image monographique. Par conséquent, ce cru 2021 constituait par son seul contenu un événement considérable.

Pardon pour l’administratif, mais : un Haendel, deux Haydn, trois Mozart, cinq Beethoven, trois Schubert, un Schumann, trois Chopin, un Brahms, un Debussy, un Ravel, deux Prokofiev, un Chostakovitch, un Stravinsky. Voici la discographie studio, hors concertos ou musique de chambre (mais duos de piano compris) de Koroliov, en sus de ses neuf albums Bach (sans doute dix prochainement, pour clôre le cahier des partitas magistralement ouvert cette année, et, il faut l'espérer, douze quand Koroliov enregistrera le seul corpus majeur manquant à sa somme : les suites anglaises). Koroliov a donc moins enregistré Bach que le reste du répertoire. Mais la qualité comptant plus que la quantité, il est difficile d’argumenter en défaveur de ce legs classique, romantique et moderne, alors que l’on y a toujours retrouvé les mêmes qualités que dans son Bach. Il faut bien sûr s’entendre quant à ne pas réduire celles-ci à des clichés de magazines, traçant une équivalence entre le pédagogue admiré, l’homme secret et austère, et un interprète forcément froid et intellectualisant. Comme toujours, ces catégories journalistiques font peu de cas de l’essentiel, du point de départ : la qualité du jeu de piano lui-même, et en outre, s’agissant de Koroliov, sa profonde singularité.

En renvoyant aux réflexions quant à ses Goldberg parisiennes, on se contentera ici de redire le prix de cette articulation magnétique, dont le mystère tient dans la douceur. Certes, une partie du magnétisme s’amenuise à mesure que l’impulsion, l’énergie de Koroliov lui font parfois défaut. Au début de ce programme, on ne retrouve pas ce sentiment troublant de grande douceur enveloppant une conduite polyphonique et rythmique d’acier, et une projection sans rapport avec le poids apparent mis dans le clavier. C’est que, si douceur il y a, la projection n’est pas au rendez-vous dans le klavierstück en mi bémol mineur, et que le défaut d’énergie s’étend à la précision des déplacements – secteur de virtuosité dans lequel Koroliov excelle autant, d’ordinaire, que dans n’importe quel autre. Si l’on s’attarde sur cette entame manquée, c’est d’une part parce qu’elle n’est à l’image de la suite, et de l’autre parce qu’on s’est habitué à ce que Koroliov place dès la première note ses récitals à un niveau stellaire. C’est aussi une sorte de preuve négative : la force discursive, le sentiment de domination intellectuelle, et aussi le charme qui font la signature de Koroliov, tout cela est enraciné dans une grande technique de piano qui dépend elle-même de la force et de l’engagement physique.

Et fort heureusement, passé les premières minutes, le jeu se met en place. Il faut accepter toutefois d’avoir affaire à une lecture presque excessivement intimiste, qui non seulement ne flatte pas l’accent dramatique, mais ne cherche nullement à valoriser la clarté caractéristique du son de Koroliov. Celui-ci, même après avoir réglé son pas rythmique et la précision digitale, semble vouloir maintenir cet en-dedans de timbre et de dynamiques, comme une caractérisation objective de la tonalité – la couleur se montre plus en-dehors dans l’épisode en si majeur, et on regrette, comme lors des lectures par ailleurs magistrales d’Andsnes (voir ici et ), qu’il n’y ait qu’un, tant on aurait aimé goûter à la liquidité des tierces dans l’épisode supprimé de l’édition initiale. La tension vers l’épure est ce qui unifie, même dans les imperfections, la lecture de tout le cahier (jusque dans les suppressions des reprises du thème du morceau en mi bémol majeur, choix contestable par nature, mais qui affirme une vision nette, dans son altération et son refus d’un lyrisme facile, du thème lui-même). On a là une sorte d’antithèse radicale de la grande fresque épico-dramatique d’un Sokolov, l’autre lecteur marquant de D.946 au cours des dernières années. 

L’absence de sophistication ou de recherche d’une dimension imagée ou psychologique du texte ne le rattache pas pour autant à grand monde, sinon, et ce n’est pas rien, aux interprétations d’un Firkusny, et en particulier à sa dernière manière. Nul dolorisme doux-amer dans le deuxième morceau, donc ; mais des spectres qui rôdent dans le trio en la bémol mineur, où l’extrême noirceur de la seconde séquence se fond dans la modestie générale de l’expression, l’absence de théâtralité – toute mise en scène d’un climat mystérieux est refusée – laissant à nu la seule étrangeté harmonique. Et si l’on a décidément affaire à des choix contrariants de nos pianistes favoris à cet égard, on ne se privera pas d’ajouter en passant aux arguments en faveur du double trio du premier morceau le besoin de symétrie non seulement formelle mais tonale, le trio supprimé étant un la bémol majeur qui tend fortement vers le mineur au cours de sa seconde séquence – constituant un des rares éléments de morphogenèse reliant les deux premiers D.946.

Le morceau en do majeur flatte plus naturellement que les précédents les fondamentaux du piano de Koroliov : son élasticité, qui l’autorise à accentuer sans lourdeur, à détacher sans surarticuler ni éparpiller. Là encore, il est intéressant de rapprocher, dans la grande procession centrale de la pièce, les pianismes et surtout les personnalités si dissemblables d’un Koroliov et d’un Sokolov : à l’un comme à l’autre c’est presque la section de l’opus qui est le mieux servie, par leur singularité de jeu. L’un comme l’autre construit superbement la tension d’un perpetuum mobile au sein de la matière morte : mais quand le Pétersbourgeois y parvient par l’infinie sophistication de l’attaque et par l’intensification du timbre, le Hambourgeois impose quant à lui une économie radicale qui, tout en confinant la texture à une voix blanche, la fait apparaître dans une troublante luminosité. L’ornementation de l’ostinato vire à l’errance, tire le discours vers son évidement plutôt que sa progression : on est plus proche des pas dans le néant du trio du quintette en ut que du ton lyrique de l’impromptu schubertien.

L’ut mineur est la seule des quatre dernières sonates que Koroliov n’a pas enregistrée. Ce qu’on a entendu ce dimanche matin fait espérer que le manque sera bientôt pallié – peut-être dans ce même couplage –, car, peut-être du fait de la relation plus directe entre le texte et le jeu de piano, cette D.958 se situait dans ses standards supérieurs. Dès l’entame, sa capacité à rendre la densité des accords sans en forcer l’épaisseur ni la dureté procure au discours son indispensable mobilité. C’est une première signature : aucun jeu de piano, à ce niveau d’exigence, n’est moins « au fond du clavier » (si tant est que cela veuille réellement dire quelque chose…) que celui de Koroliov, et pourtant peu rendent autant justice à la richesse verticale de l’écriture : le contrôle du poids de chaque note, guidé par une oreille phénoménale, et une sonorité dont la persistance se passe de rondeur. A encore d’autres antipodes, chez les grands lecteurs de D.958, on trouvera une Leonskaja, qui enveloppe l’harmonie de chaleur sonore et laisse l’architecture se révéler par blocs d’expressivité harmonique. La verticalité de Koroliov est à la fois moins symphonique et plus autoritaire, pourtant, dans la construction du discours. Son ton d’ut mineur est ici analogue à celui adopté dans sa fascinante opus 111 : asentimental bien sûr, mais surtout habité d’une lumière rasante, presque cassante malgré l’élégance du timbre. 

Les figures d’accompagnement, dans le répertoire classico-romantique, sont une des nombreuses originalités que l’on déplore de ne pas pouvoir entendre assez souvent en salle. Une manière facile de la décrire serait de dire que Koroliov joue Schubert et Beethoven avec un rapport contrapuntique, sauf que ce n’est pas vrai. Qu’il y ait une discursivité particulière dans sa main gauche, au second thème de l’allegro, à la reprise centrale de celui de l’adagio ou encore dans la miroitante section en fa dièse majeur du rondo, est indéniable. Mais le troisième thème de l’allegro, idée typiquement schubertienne où la mélodie est partout et nulle part, montre encore mieux l’ambivalence d’élocution – à la main droite – qui est un aspect essentiel de l’art de Koroliov : le paradoxe de sa force de conduite réside en partie dans le fait que chez lui, les voix sont aussi claires que leurs relations sont ambiguës (un autre exemple éclatant de cette hyper-clarté en trompe‑l’œil est son Prokofiev. Par là même, le jeu suggère une idée spéciale de l’écriture schubertienne,  – que Koroliov a déjà esquissé, notamment, dans sa D.959, ou encore dans son vertigineux enregistrement du Grand Duo en ut majeur avec Ljupka Hadzigeorgieva – où la richesse des lignes tient en partie à une expressivité pré‑, ou pseudo mélodique. On ne devrait plus être surpris de ces expériences aux confins de la distinction entre nature lyrique et géométrique du matériau : la fugue de la Hammerklavier gravée par Koroliov est non seulement une des plus limpides, mais une des plus chantantes qui nous aient été offertes.

Mais c’est aussi dans ce romantisme, du compositeur d’entre tous les plus amateur et complexé à l’égard du contrepoint savant, que Koroliov est peut-être le plus précieux, car il exhibe la dimension douloureuse, et profondément originale, de l’effort pour transcender la facilité du mélodiste de génie – l’articulation caractéristique de la conduite contrapuntique de Koroliov donne un relief poignant à l’esquisse d’imitation en mineur de l’adagio, la rapidité avec laquelle l’interrompt le retour d’une texture d'accompagnement de lied apparaissant comme un des contrastes les plus chargés de tension de toute l’oeuvre : une tension entre deux regards sur un même thème, l’un au symbolisme dé-subjectivé où point l’influence du dernier Beethoven, l’autre rappelant désespérément l’individualité tragique du compositeur. Le même conflit en somme,  la même grammaire herméneutique, condensée sur seize mesures, qui traverse la totalité de l’opus 111.

On insiste sur les traits semblant les plus subtils de cette lecture et qui touchent surtout aux deux premiers mouvements. Les deux suivants sont peut-être légèrement plus conventionnels, mais certainement pas moins réussis. L’entame du menuet démontre une autre singularité du piano koroliovien : son legato qui, comme sa longueur de note, n’a pas besoin d’arrondir le timbre pour être doux et éloquent à la fois. La luminosité et l’élasticité y suffisent, y compris dans les octaves. Le trio est un modèle de finesse discursive, par la liberté rythmique sans pédanterie : on n’est, en fait, pas loin ici de la manière d’un Lupu. Koroliov diffère en revanche sensiblement de ce dernier et de la quasi totalité des grands schubertiens (sauf Sokolov, bien sûr) dans le choix de tempo du finale, une modération appuyée de l’allegro qui nous semble extrêmement convaincante, en raison de son adéquation avec le caractère de cumulation lente, de récursion du matériau. Il est certain qu’un tempo plus retenu augmente la difficulté, déjà considérable, du maintien de la continuité rythmique des épisodes syncopés, mais ce n’est pas un problème pour un Koroliov. Il faut souligner aussi que parmi les nombreuses vertus d’une battue modérée, il y a le changement substantiel de caractère de la dernière page. Jouée vite et dans l’élan qui précède celle-ci laisse en surface de son économie formelle : une fin sans coda. Mais si on la retient, et encore plus si tout le reste l’a été, la tension entre le ralentissement du rythme harmonique et le dévalement du clavier augmente très sensiblement, et on alors le temps de percevoir un soudain voilement, une image brouillée de la ritournelle éperdue : on est brutalement passé des sept-cents mesures de tension répétitive vers le drame à la vingtaine à peine du drame lui-même – une version encore plus condensée et subtile du schéma de la grande symphonie en ut majeur.

Les bis de Koroliov, sans relever de la ritualisation de certains monstres sacrés, ne sont jamais anodins et relèvent, quel que soit le répertoire, de l’apostille d’un propos éminemment personnel – sa dernière venue au TCE, en 2015, s’était conclue sur une inoubliable offrande des variations XIX et XX des Goldberg. Nous avons ici, d’abord, le troisième des Moments musicaux, joué droit et clair, et avec un accent légèrement rustique sur l’appogiature, et avec donc une forte dose d'amertume derrière le sourire et l’élan. Il y a surtout ce merveilleux cadeau qu’est, émergent de très loin avec ses deux appels introductifs, le trio du menuet de la sonate en sol. Un genre de bis au charme hors d’âge – on retrouve un peu l’économie magnétique, la fascinante juxtaposition d’un ton sévère et d’une texture de boîte à musique, de ses mazurkas de Chopin –, pour parapher le mot d’une pianiste inaccessible aux modes comme aux catégorisations.

 

Crédits photo : © Festival Bach à Montréal
© Gela Megrelidze (photo titre)