Vienne aux crépuscules
Programme
Wolfgang Amadeus Mozart :
Musique funèbre maçonnique, K. 477 ;
Concerto pour piano n°22 en mi bémol majeur, L. 482
Thomas Larcher :
Symphonie n°2 « Cénotaphe »
Gustav Mahler :
Symphonie n°10 en fa dièse majeur (Adagio)
Leif Ove Andsnes, piano
Orchestre de Paris
Klaus Mäkelä, direction musicale
Sur la lancée de son récent programme dix-huitiémiste, Klaus Mäkelä pouvait susciter une attente légitime en s’associant à Leif Ove Andsnes, l'un des grands seigneurs du classicisme pianistique. Des espérances en partie déçues, faute d’une symbiose trouvée entre les imaginaires sonores de l’orchestre et d’Andsnes. Curieuse soirée en vérité, où nul protagoniste (sinon, un compositeur) ne démérite, mais où le sens du moment musical fait défaut. Si ce concert laisse une impression globale d’inachevé, c’est aussi que, pour une fois, le programme pensé par le directeur de l’Orchestre de Paris ne démontre pas d’autre cohérence que celle d’une filiation viennoise de papier.
Sur le papier, pourtant, il y a davantage qu'un rapiéçage à base d’unité de lieu : une Vienne à travers les siècles, donc, mais une Vienne sombre et tragique. Une telle unité peut voir sa pertinence historique remise en cause : à l’aune de ce qu’elle fut, que représente aujourd’hui la scène musicale viennoise, abstraction faite du prestige de son institution principale ? Certes, il y a eu, il y a toujours Klangforum. Certes, il y a toujours des compositeurs autrichiens, nés après guerre, dont la réputation est solidement établie, à commencer par Neuwirth et Staud. Et oui, Larcher, sans doute, dont le style en quelque sorte néo-minimaliste, à cheval entre héritage américain et une sorte de symbolisme aux influences tantôt britteniennes, tantôt slaves, a affirmé une relative singularité, en marge des filiations avant-gardistes. On ne peut pas vraiment dire, toutefois que l’écoute de ses oeuvres chambristes ou pour instruments seuls (on pense au disque avec Stefanovitch et Padmore, et à l’agréable quoiqu’anecdotique What Becomes inspiré et défendu en concert par Andnses il y a une dizaine d’années) ait préparé à ce Cénotaphe pour très grand orchestre. Par ailleurs, si la rencontre entre les deux pianistes (le métier premier de Larcher) est ici distante, elle rappelle que Larcher est, comme un Widmann ou un Salonen, un compositeur venu de la pratique instrumentale et de la scène (et non simplement venu à la direction d’orchestre pour défendre ses oeuvres), et dont l’écriture vise une forme de communicabilité du geste vis-à-vis de l’interprète – ce qui peut, sans que ce soit une condition suffisante ni même nécessaire, favoriser in fine l’expressivité de la musique pour l’auditeur.
Le succès public et critique de cette création française (que l’on imagine analogue aux créations autrichienne ou britannique) est compréhensible. L’oeuvre n’est pas seulement post-moderne, elle est résolument romantique. Pas néo-romantique, romantique. A ce stade, on devrait formuler un jugement enthousiaste : quoi de meilleur que la réinvention d’un état d’esprit, plutôt que le pastiche stylistique plus ou moins distancié ou sentimental ? La difficulté tient ici aux ressorts qui donnent à cette symphonie son profil, dont il faut bien reconnaître qu’il n’est pas banal. Car Larcher nous propose une symphonie, ce qui suppose déjà, en soi, une dose de réinvention et du langage, et de la forme, autant dire d’un style complet (qui, dans les compositeurs nés après-guerre, s’y est risqué, en-dehors de quelques néo-romantiques américains ?). Mais loin de se contenter d’appeler symphonie une certaine forme musicale d’un seul tenant, il couche sur le papier une symphonie en quatre mouvements, poussant l’ambition jusqu’à proposer sa vision de la structure en allegro initial, mouvement lent, scherzo, finale avec introduction lente. Et simultanément, Larcher se livre à l’exercice de la fresque symphonique à programme, dans une sorte de tentative néo-lisztienne ou berliozienne de concilier la dramaturgie classique avec le poème symphonique, la symphonie avec la musique à programme.
On s’abstiendra de commenter l’articulation du contenu musical et du programme, le meilleur service à rendre à la partition étant sans doute d’en faire abstraction. Car le contenu ne manque pas de laisser perplexe : sa recherche de l’effet use d’une vaste gamme de gestes motiviques et sonores qui récite le vocabulaire de la virtuosité orchestrale de son temps. Larcher n’a pas été à ce jour à un compositeur d’orchestre prolifique, et son rapport à la matière symphonique ne semble guère personnel : il y a là plutôt quelque chose de scolaire, en particulier dans la manière de procéder par aplats de textures dévolues tantôt à l’excitation, tantôt à la solennité étouffante, une compilation d’éclats sonores et de continuums rythmico-motiviques que l’on a déjà entendu bien des fois, souvent en mieux, chez une Unsuk Chin, chez un Pintscher, chez un Mantovani. Le trait personnel se trouve dans le panachage, essentiellement par simple juxtaposition, de ces éléments (oppositions de pupitres, cascades de traits rapides, effets de trombinoscope de dynamiques) avec diverses sections (réparties dans tous les mouvements) franchement lyriques et consonantes, avec ici un choral recueilli, là de grand progressions organiques par nappes, soutenues par tout l’arsenal percussif imaginable.
Il y a là comme un catalogue des techniques d’écriture possibles, multipliant les effets sans cause – en tout cas, sans cause stylistique : en fait de style, on a ici un patchwork de langages, ou plutôt d’évocations idolectiques. A vrai dire, l’opposition entre langages tonal et atonal, qui au sein d’une œuvre de grande échelle pourrait encore se révéler intéressante, n’a pas lieu, et la visée demeure intégrative et justifiée par une dimension narrative. Il y a donc comme un malentendu : la forme de la symphonie en quatre mouvements n’est pas justifiée par le recours, ou a fortiori l’invention d’un langage qui fournirait une substance à cette architecture grandiose. On circule dans un tissu de rapiéçages stylistiques ou simplement techniques, déroulé au mètre, ou l’on passe arbitrairement de Lindberg à Adams, de Lutoslawski à Takemitsu, de Dusapin à… John Williams, ou pas loin : le tout dans un format brahmsien, censé contenir un programme néo-straussien. Est-il permis d’affirmer que cela n’a ni queue ni tête, et d’une certaine façon, n’a pas musicalement le sens commun ?
Jouée à la suite de la symphonie de Larcher, l’adagio de la 10e aura rarement paru aussi délicat à intégrer harmonieusement dans un programme. L’exécution sérieuse, presque trop appliquée, pâtit de toute façon du décalage spectaculaire entre la grande homogénéité, voire la dimension d’épure stylistique de la partition, avec le bruyant catalogue d’effets qui l’a précédée. Et si l’intonation des cordes, souvent délicate ici, et les équilibres de masses sonnent globalement maîtrisés, deux problèmes se font jour, deux écueils dont Mäkelä et ses forces se jouaient avec aisance, pourtant, dans leurs récents Mahler (voir la Cinquième et la Titan). D’une part, peut-être à cause de l’élan de cette improbable deuxième partie de concert, la quasi totalité du mouvement est jouée au-dessus des dynamiques prescrites – et surtout souhaitables, tant la continuité dramatique du discours dépend ici de la tenue d’un ton intimiste, créant sa propre logique de tension avec la masse orchestrale. D’autre part, la dimension de détente, si décisive pour éclairer le discours à partir du naturel expressif de chaque pupitre, fait défaut cette fois. Faute d’aération des textures, on ne retrouve pas la pâte sonore que l’on commence à associer à Mäkelä – cette assise profonde sur les basses tout en ménageant de la transparence. Le climat, à l’image de la partition de Larcher, reste étouffant, mais aussi étouffé : le dolorisme qui en résulte peut émouvoir mais semble rester en surface des sortilèges à la fois visionnaires et nostalgiques de l’adagio – sa dimension réminiscente des harmonies bohémiennes, notamment dans les dernières pages, est absente.
S’est-on trop vite habitué à attendre trop, si vite, de la jeune association de l’OP avec son directeur ? Sur le strict plan de la stabilité de l’identité orchestrale, de l’aspiration commune à une conception sonore – sans même parler de rapport aux répertoires –, deux années de travail peuvent faire beaucoup. Mais il ne faut pas oublier que l’orchestre compose depuis presque aussi longtemps avec seulement un premier violon solo permanent, les concerts qu’il n’assure pas (en l’espèce, ceux de Mäkelä) étant assurés par un concertmaster invité toujours changeant : et si on ne voit aucune raison objective d’incriminer celui de cette série, il est naturel de supposer que cette instabilité puisse se rappeler de temps à autre à ce que présente l’orchestre.
Dans le sillage du beau programme donné avec Isabelle Faust, la partie mozartienne se montre de bonne tenue générale, même si là encore le compte des attentes n’y est pas tout à fait. La Trauermusik est un cas typique de compromis aussi sérieux qu’inabouti : la sorte de fraîcheur, la vista démontrée dans les partitions contrapuntiques de Hasse/Richter et Mozart la dernière fois ne peuvent ici être mobilisées, et apparaissent les incertitudes quant à l’identité stylistique de l’interprétation. La musique ne livrant pas spontanément son pas, la clef de sa mobilité rythmique, l’orchestre paraît peu à l’aise dans la combinaison d’allègement sonore et de gravité de ton. Mäkelä ne renonce pas à construire une arche à la fois lyrique et dramatique, qui n’ignore pas ce que la réputation (hélas s’essoufflant) de la partition doit à la tradition d’interprétation romantique. Mais la synthèse fonctionne moins bien que dans le mouvement lent de la Jupiter, peut-être en partie parce que le discours ne se construit pas sur les fondations du phrasé et de l’expressivité des cordes, mais sur une conception plus symbiotique du son, où la petite harmonie est essentielle : or, celle-ci se montre inhabituellement peu à son aise, entre intonation incertaine et surtout phrasés incertains. Cet élément semble déterminant dans la difficulté qu’a Mäkelä à faire émerger son habituel lyrisme chaleureux du quintette, qui cherche avec difficulté le lien entre longue ligne et notes détachées.
Ce problème d’équilibre à la fois de timbres et de phrasé se reproduit dans un concerto en mi bémol dont la composante de caractère principal – la majesté, la royauté – fait défaut. Il reste la vivacité, et un engagement parfois appréciable des pupitres individuels, mais l’incertitude quant au style d’exécution est ici redoublée par le manque de cohérence avec le soliste. Un piano aussi puissant, rond et mâle paraît bien engoncé dans cet écrin chambriste contraint. Pourtant, les superbes enregistrements mozartiens qu’Andsnes vient d’effectuer avec le Mahler Chamber Orchestra relèvent d’une esthétique tout à fait semblable, mais que réhaussent le plus souvent avec succès (davantage que dans leur intégrale Beethoven où l’orchestre faisait de la figuration) la cohérence et le vécu du MCO dans cette identité sonore et stylistique. La tension spécifique qui devrait naître entre un pianisme opulent, au legato de marbre, et l’alacrité orchestrale n’est qu’imparfaitement réalisée, car comme dans la Musique funèbre, jouer allégé rime trop ici avec jouer petit. De sorte que, de façon tout à fait étrange et contre-nature, Andsnes finit lui aussi par restreindre ses dynamiques, et surtout l’ampleur expressive de ses traits. Si l’on peut encore admirer la densité de sa main gauche, qui n’a guère d’équivalent, dans le premier mouvement, ou la richesse et la science chromatique de ses accords dans le II (sans oublier la splendide ritournelle refermant la dernière variation), on reste orphelin de ce qui fait ordinairement le prix de ce piano en salle, en particulier dans le concerto classique – le souvenir de son exceptionnelle intégrale Beethoven au TCE est encore vivace. Comme déstabilisé par ce qui sonne comme un manque d’ambition interprétative, Andsnes en vient à perdre aussi de sa superbe rythmique et discursive dans un rondo timide, où augmentent les difficultés de respiration commune avec Mäkelä, bien que ce fût le deuxième concert de la série. La frustration est ici proportionnée aux attentes immenses que suscite un tel pianiste dans un des concertos qui lui vont peut-être le mieux.
Dans cette décevante diachronie autrichienne où rien (mis à part la partition de Larcher) n’était franchement à jeter, mais peu restait à apprécier, le meilleur sera venu de quatre petites minutes de piano seul, sans lien avec les traditions viennoises : une mazurka en ut dièse mineur (celle de l’opus 30) plus andsnessienne que la demi-heure précédente, et parée de toutes les vertus qui sont presque toujours les siennes. L’austérité, voire le minimalisme de l’espace dans lequel se déploie l’expression, presque sans rubato et avec des variations dynamiques étroites, sont justifiés par la minéralité glorieuse du son : tout est litote dans l’expression (et surtout la déchirante page centrale), mais le contenu expressif, présenté comme entendu des lointains, voit sa noirceur transposée dans le registre élégiaque, qui n’est pas moins dramatique.