Oh Sokolov, Oh Solitude
Henry Purcell (1649–1695)
Ground in Gamut Z 645
Suite N° 2 en sol mineur Z 661
A New Irish Tune (Lilliburlero) Z 646
A New Scotch Tune Z 655
Trumpet Tune, called the Cibell ZT 678
Suite N° en la mineur 4 Z 663
Round O ZT 684
Suite n°6 en ré mineur N° 7 Z 668
Chaconne en sol mineur ZT 680
Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Sonate en si bémol majeur, K. 333
Adagio en si mineur, K. 540
Grigory Sokolov, piano
Dans un de ses rares programmes ne débordant pas sur le XIXe siècle, Sokolov montre à nu les enjeux d’un art pianistique qui s’est affranchi depuis longtemps des rapports usuels entre style et technique. Ce n’est pas en soi une originalité absolue, mais c’est un aspect qui joue avec lui le rôle principal de la mise en scène de l’interprétation. Mais il en va au fond de son approche des répertoires baroques comme de celles de Beethoven ou des romantiques : le charme opère quand la sincérité et l’amour fou du texte joué, frémissant de sous la surface du spectacle de haut artisanat, vient désarmer l’auditeur. C’est le cas dans ce magnifique florilège Purcell, et l’est presque autant dans une partie mozartienne qui est peut-être la plus marquante qu’il ait proposée depuis longtemps.
… et enfin le Purcell de Sokolov !
Suivant l’habituel tuilage semestriel de sa programmation, il est intéressant d’entendre Sokolov au mois de février (ou de septembre), juste après qu’il a procédé au renouvellement de la moitié de son récital – comme il est aussi instructif de l’entendre, comme on en a par exemple l’occasion à Salzbourg ou Aix-en-Provence, quand il est sur le point de faire ses adieux à une partie de programme. La consultation de son calendrier indique que le concert madrilène était le cinquième consacré au couplage de la nouvelle partie mozartienne avec Purcell (la primeur, deux semaines plus tôt, revenait à Modène, récital dont une bande amateur a d’ailleurs été mise en ligne). Il y en aura en tout quarante-deux jusqu’à Salzbourg le 11 août. On reste un instant songeur au moment d’évoquer la densité intacte de l’activité du récitaliste, qui, pour satisfaire la demande – statut d’artiste Deutsche Grammophon aidant – semble même s’être légèrement enrichie au cours de la dernière décennie. Ce n’est pas seulement qu’impressionne la constance à ce niveau d’activité et d’exigence de réalisation : le plus étonnant est peut-être que perdure le feu sacré, auquel tout, dans la pratique sokolovienne, paraît faire obstacle : l’immuabilité des programmes ; un réputation largement assise sur une forme d’infaillibilité de réalisation – que l’âge n’entame pas ; le calendrier de saison presque aussi intangible ; le splendide isolement, depuis environ 25 ans, du récitaliste ayant entièrement coupé les ponts avec la musique concertante et de chambre ; la ritualisation scéniques, du nombre de saluts à celui des bis et aux intervalles d’applaudissements les séparant ; et jusqu’à la relation à l’instrument semblant relever d’une forme de monomanie gestuelle.
Madrid fait partie des meubles historiques de la carrière internationale de Sokolov, dont il faut rappeler qu’elle ne commence qu’après son premier quart de siècle, à la chute de l’URSS. Son passage à l’Auditorium national était son vingt-troisième depuis la première invitation de la Fondation Scherzo en 1996 – toujours la dernière semaine de février. C’est aussi l’un des seuls endroits où l’un de ses récitals a pu être filmé (avec le TCE, la Philharmonie de Berlin et le Grand Théâtre d’Aix-en-Provence), et aussi le premier, en 1998. Le cadre acoustique madrilène s’avère plutôt valorisant dans sa neutralité : la salle symphonique sonne moins sèche que ce que son aspect laisse présager, et les timbres très travaillés de Sokolov y bénéficient d’une bonne circulation, mais avec une précision appréciable. Par rapport notamment aux balcons des Champs-Elysées, on est débarrassé de l’aspect parfois étrangement cartonneux des certaines attaques typiques de son jeu (dans les gammes rapides et surtout dans les ornements), auxquels la matité de l’avenue Montaigne ne fait pas justice. Et justement, l’on n’est pas mécontent d’entendre cette sélection purcellienne dans un autre écrin. Le rapport de Sokolov aux styles anciens a été maintes fois débattu et l’on n’ouvrira pas vraiment ce dossier. Il paraît important, en revanche, de souligner que si rien n’oblige à adorer ou rejeter le piano sokolovien en bloc, cet adage s’applique tout aussi bien à ses interprétations des seuls répertoires des XVIIe et premier XVIIIe siècle.
A cet égard, son Purcell s’inscrit dans le sillage tracé il y a déjà vingt ans dans son programme Byrd. Deux aspects caractérisent la transposition pianistique du baroque anglais, par-delà l’écart générationnel entre Byrd et Purcell. L’un concerne le profil fortement figuratif du matériau, qui tranche avec les style d’éloquences plus abstraits ou symbolistes d’autres claviéristes du XVIIe ayant attiré les pianistes modernes – Frescobaldi ou Froberger, le dernier ayant aussi eu les faveurs de Sokolov. La différence, pour schématiser, s’entend davantage au piano, qui valorise l’accent gouailleur, la bonne humeur de la langue, sa tendance, même dans la couleur dramatique, à prendre la parole publiquement (quand les claviers d’autres traditions baroques sont d’abord des lieux d’introspection). Et force est de constater que, à l’instar de la bonne humeur haydnienne pour le classicisme, cet accent convient bien au jeu de Sokolov. Celui-ci n’est presque jamais aussi touchant que dans le registre d’une certaine candeur, où l’intensité corrosive de ses phrases déclamées ne vient pas redoubler une ligne d’écriture déjà très travaillée (bien sûr, cela ne vaut pas forcément au même degré chez tous les compositeurs, on y reviendra pour Mozart).
Dans cette perspective, on ne peut rêver plus belle entame d’un récital de Sokolov que le Ground in Gamut où plénitude du sentiment et bonhomie de l’élan cohabitent comme dans peu d’écritures – sinon, en des styles plus avancés, celles de Haydn et de Haendel : on se demande d’ailleurs pourquoi Sokolov ne joue jamais ce dernier, tant la tension solaire de ce sol majeur paraît anticiper la Suite HWV 441. On pourrait craindre que dans une musique si innocente l’ornementation inflationniste de Sokolov s’entende comme perverse, mais il n’en est rien : ce n’est pas même qu’on lui pardonne un péché de gourmandise, car le cadre très aéré dans lequel se déploient tant la basse que la mélodie appelle au fond un tel appétit, dès lors que la réalisation ne compromet l’influx rythmique. Or c’est précisément en cela que ce Purcell nous séduit : aussi personnelle soit l’appropriation de la notation des trilles, mordants et arabesques, Sokolov parvient toujours à donner au pas une évidence et une nécessité – ce qui a pu lui faire défaut, à force de saturation de la texture, dans les baroques allemand ou français plus tardifs. Le format plus condensé des suites, dépourvues de danses d’agrément et de gigue, concourt également à faciliter l’appropriation par ce piano-là : la concentration parfois sévère sur l’accent rythmique, sans chichis, met en relief la grandeur pudique de l’écriture, qualité qu’on n’associe pas spontanément à ce jeu de piano, du moins dans ce répertoire – c’est particulièrement vrai dans la suite en ré mineur : son presque aphoristique hornpipe final séduit autant par sa verdeur populaire que par un réhaussement auguste du port.
L’hommage à Lully qu’est l’extraordinaire invocation de Cybèle (ci-dessus) rappelle surtout, par sa noblesse et son enthousiasme, le ton des marches militaires de Byrd que Sokolov avait si puissamment habité : en plus riche de sentiments. Le magnétisme de la conduite des traits a capella de main gauche à nu hypnotise, et la brièveté dans laquelle opère le charme en est frustrante : il y a là l’amalgame irrésistiblement chatoyant de lyrisme naïf, d’élan martial et de de gaie camaraderie de table d’un Non piu andrai. Il faut allumer un cierge pour que cette sonnerie de trompette intègre les futurs chapelets de bis. De manière générale, les pièces isolées de la sélection sont presque toutes aussi irrésistibles. La conception d’ensemble, à l’instar du plus théâtral agencement de pièces de Byrd, s’avère des plus convaincantes. La Chaconne en sol mineur permet de refermer de façon cohérente le parcours ouvert par le Ground in Gamut, en valorisant la forme commune des pièces à basse obstinée. Le refus du spectaculaire parachève la réussite d’un programme où Sokolov, d’une manière sans doute spontanée, restreint quelque peu la gamme des effets de prestidigitation sonore pour livrer une sorte d’épure de son style baroque : l’aspect constant de chant discret, et de tendresse, procède directement de cette austérité de surface.
La chaconne pourrait devenir irrespirable sous ses doigts, avec ses seules deux voix et demi de contrepoint et son ornementation écrite. Mais Sokolov se garde bien d’une surenchère d’intensité pour accompagner les variations de main droite : celle-ci vient d’un bout à l’autre comme par-dessous la basse, et l’écoute est forcée de se concentrer sur l’idée obsessionnelle, sans pour autant qu’elle nous soit jamais martelée. Au contraire, c’est, dans un tempo judicieusement médian, comodo, avec une souplesse de panthère tapie dans les ombrages que se meut cette main gauche dont la minutie de caractérisation rythmique continue d’en remontrer à bien des virtuosités mécaniques. A cette aune, on ne peut que regretter l’absence curieuse de ce florilège du ground en ut mineur qui, plus encore que la chaconne, a imposé la relative et récente popularité de Purcell au piano (avec Batagov, Can, Chaimovich, Kholodenko et surtout Mndoyants, qui a déployé tout le potentiel de magie pianistique de la pièce).
La dimension de page pour partie blanche, où l’ornementation et notes de passage sont tout à la fois moins écrites et moins codifiées que dans la musique allemande ou française du premier XVIIIe, ouvre l’espace stylistique Un piano autant fait d’idiosyncrasies y sature moins l’audition et paraît moins entrer en tension avec l’idéal d’authenticité. L’objectivité de la distance entre la conception de l’objet sonore et celui qui nous est rendu est en partie annulée par la plasticité du texte, d’autant, d’ailleurs, qu’un certain nombre des pièces, notamment isolées, sont destinées à être jouées par des instrumentarium variés. On peut adorer le Bach, le Couperin ou le Rameau de Sokolov, parce que ce sont des nourritures à la fois luxueuses et roboratives, quoique de confection peu orthodoxe ; dans Byrd ou Purcell, l’enjeu académique passe au second plan, et s’impose le plaisir de goûter des produits de tous les jours, que l’on croirait récoltés ou cueillis le matin même, en dépit de la sophistication objective avec laquelle ils sont servis. Les redoublements décorés des Niais de Sologne, par exemple, étaient autant une gloire qu’une incarnation des limites de la stylisation sokolovienne, fondant la texture en un brasier rococo : ceux du refrain (ci-dessous) du célèbre rondeau “O” tiré d’Aldelazer sont à la fois si étincelants et si détachés, nudifiés, qu’ils acquièrent une qualité minérale, presque brahmsienne. Il s’agit bien d’une illusion de naturalité, mais être créateur de telles illusions est une des meilleures définitions dont on a jamais disposé d’un grand art, qu’il soit compositionnel ou interprétatif.
En comparaison, la seconde partie du récital montre un Sokolov légèrement moins indispensable, peut-être, mais se situe pourtant au rang de ses plus intéressantes prestations mozartiennes que nous ayons entendues. Le reproche fait à son Mozart part souvent d’un cliché, qui est une mauvaise interprétation de l’idée de naturalité : la musique de Mozart devrait paraître si évidente et naturelle que toute sensation d’effort ou de complication devrait être éliminée. En réalité, l’impression d’aisance, dans l’énonciation thématique ou a fortiori dans les transitions formelles importantes (fins de développement, réexpositions), n’est souvent mise en valeur que par la sophistication de l’articulation, de l’équilibre des voix, du rythme et de quantité d’autres paramètres, qu’il s’agisse de musique orchestrale, de chambre ou de piano. S’il est vrai que Sokolov a pu parfois paraître contraindre trop, ce n’est pas par excès de complication, mais plutôt à cause d’une dimension purement physique de son jeu de piano, qui impose une forme de concentration presque violente, donnant l’impression d’une dissonance avec ce qu’il y a de plus spécifique au ton mozartien – l’accent légèrement hautain de sa facilité, sa quasi-nonchalance dans le port, qui sont si étrangers à la musique de Haydn.
Cependant, l’aspect parfois contourné des lectures de Sokolov nous avait surtout frappé dans le Mozart le plus directement dramatique, c’est-à-dire celui du diptyque en do mineur (programmé en 2001–2 et 2017–18) et de la sonate en la mineur (2011–12). Il semblait moins compromettant dans la K.545 couplée avec le diptyque, et surtout dans le très beau programme de 2007–8 (K.280 et 332), qui comportait, surtout dans K.280, des moments de grâce absolue. La sonate en si bémol a les siens aussi, même si l’on visite quelque peu ici les marges de l’interprétation de cette sonate (dont les possibles formes académiques les plus glorieuses nous ont été offertes ces dernières années par Virsaldaze ou par Leonskaja). On bien en présence, dans l’allegro initial en tout cas, d’une tension objective entre un matériau désirant une quasi immatérialité de la respiration, et la propension de ce piano à raréfier l’air. Bien entendu, sur le plan formel, Sokolov demeure un maître absolu des équilibres cadentiels, de la gestion des silences, des transitions. La limite intrinsèque à son pianisme dans la forme sonate mozartienne est qu’il y a peu de place pour que se déploie une véritable gradation dans la tension harmonique, quand vient l’heure brève du développement. Pour autant, on ne peut qu’admirer la finesse et la précision d’orfèvre avec laquelle Sokolov justifie cette répétition en présentant certaines inflexions dynamiques et de phrasé, à la seconde exécution, en symétrie inversée de la première – un procédé qu’il emploie également pour la double reprise du mouvement lent. C’est toutefois l’exubérant rondo qui lui convient finalement le mieux, notamment parce que son art du timbre et de la suspension sonore lui ouvrent des arrières-mondes tout de miroitements, presque fantastiques, au long de la coda – la plus démesurée jamais composée par Mozart, qui, bien plus que de la symphonie, est dérivée du finale opératique. Le théâtre, cette fois, est magnifié, certes davantage dans la scénographie sonore que dans la psychologie, mais cela ne fonctionne pas moins bien.
On pouvait craindre, attendue l’expérience du Mozart grave de Sokolov, que la très ambitieuse, autant qu’originale, conclusion de programme sur l’adagio en si mineur ne laisse un goût d’inachevé . Il n’en est rien, pourtant. Par sa nature passablement hors-normes, K. 540 se plie volontiers à une telle fonction d’office solennel. Bien sûr, la manière qu’a Sokolov d’habiter la texture ne fait pas économie de burin et de scalpel, et sous la pierre brûle le soufre. Mais cela se tient sous la limite d’une stridence où la saturation de timbre changerait le chromatisme mozartien en Scriabine. En fait, Sokolov est à son affaire dans la nudité si intimidante, si hautaine de cette écriture. Les grands intervalles du thème sont amis de sa longueur de notes – qui n’est donc pas redondante, et en outre, le tempo ne se laisse pas gagner de langueur. Les formules d’accompagnement en batteries sont superbes, évitant tout martèlement et toute lourdeur : rien ne rompt l’intimité du drame, mais rien n’en allège non plus l’intensité. La retenue théâtrale (on est plus proche ici de la version pianistique des Sept Dernières Paroles de Haydn que de l’aria doloriste) autorise les deux reprises, qui ne compromettent pas la concentration. Dans la section modulante, on est presque surpris de l’aération que Sokolov laisse pénétrer dans les progressions d’accord : on a tendance à oublier qu’il sait jouer très simple quand le matériau l’exige. La dynamique est de stricte observance textuelle. La stylisation se limite à la sculpture sonore, et elle est magistrale, jusque dans le si délicat basculement – ou plutôt, la chute – en si majeur, où Sokolov ne change pas de ton, laisse l’harmonie transfigurer seule l’éclairage intérieur : une simple altération de surface, sans aucune narrativité, mais qui dit tout, et enveloppe le corps musical de la pièce comme son suaire, nous laissant face à la seule empreinte.
Dans la traditionnelle sixte de rappels, on note l’insistance que Sokolov met sur l’inconfortable voisinage des tonalités de si et si bémol de sa partie mozartienne, puisque s'enchaînent aux trois premiers rangs – et à un niveau supérieur de réalisation, y compris pour les standards du pianiste – le second opus 117 de Brahms, la mazurka opus 30 n°2 de Chopin, le second prélude de l’opus 23 de Rachmaninov ; en sixième position, le Bach-Siloti viendra remettre la balance à l’équilibre. Entre eux, se glissent les tout aussi habituels prélude en mi mineur de l’opus 11 de Scriabine, et celui en ut mineur de Chopin. Encore ! me direz-vous. Eh bien, celui-ci mérite qu’on s’y attarde un instant : il fait partie des bis que Sokolov ne veut, ou ne parvient pas à lâcher, depuis quatorze ans maintenant qu’il a remis pour la dernière fois le cycle complet à son programme. C’est aussi l’un de ceux où son approche est de nature à déconcerter ou à franchement dégoûter l’auditeur qui aurait la malchance de découvrir Sokolov par cette pièce. Mais ce qu’il est intéressant de souligner, c’est que le temps, loin d'adoucir les contours de sa conception qu’on pourrait nommer brutaliste, la renforce, au point de produire une forme de décantation indiquant peut-être la bonne manière de l’écouter. Ce qui se passe ici est un refus, en soi banal et souvent bienvenu, de la psychologie de premier degré : il s’agit de montrer qu’il y autre chose qu’un choral noblement funèbre, autre chose qu’un sentiment élevé et pur. C’est bien délibérément (et pour autant que Sokolov n’ait jamais été, par ailleurs, le modèle d’un piano symphonique vierge de toute dureté) que le fff reçoit un traitement de laide exagération, qui fait telle violence à la texture qu’il semble en déformer le contenu harmonique, tout en rendant (cela a partie liée) incertaine la perception du mètre.
Ce faisant, ne redécouvre-t-on pas un aspect objectif de la partition ? Dans le flux du cycle, le vingtième prélude est toujours une incise marquant soit une pause, soit un basculement dramatique. L’habitude rend peut-être plus neutre son étrangeté, à commencer par celle de sa courbe dynamique. En le transformant justement en étude de dynamiques (et de timbres, en jouant sur l’alternance des pédales forte et sourdine, et leur combinaison), Sokolov insiste sur l’abstraction et l’ouverture du caractère. Est-ce une marche funèbre à connotation militaire ? Une effrayante implosion de la psyché ? Ou plutôt une image, la saisie d’un saisissement ? Est-ce une musique publique ou privée ? Expérimental et chercheur dans son artisanat, le piano de Sokolov n’est jamais dérangeant par goût de la provocation, mais par l’exploration des marges interprétatives, qui met en face de dualismes musicaux parmi les plus mystérieux : la nature et l’artifice, la réalité et l’illusion, la vérité et le travestissement du style. Entre leurs frictions, comme dans un stream of piano-consciousness, le principe de non-contradiction ne s’abolit certes pas, mais se suspend.