Pura cosa musicale

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- Paris, Cité de la Musique, le 8 janvier 2011
- Chostakovitch, Quatuor n°1 en ut majeur, op. 49 - Quatuor n°7 en fa dièse majeur, op. 108 - Quatuor n°3 en fa majeur, op. 73

- Paris, Cité de la Musique, le 9 janvier 2011
- Quatuor n°4 enmajeur, op. 83 - Quatuor n°11 en fa mineur, op. 122 - Quatuor n°12 enbémol majeur, op. 133

- Quatuor Borodine : Ruben Aharonian, 1er violon ; Andreï Abramenkov, 2nd violon ; Igor Naidin, alto - Vladimir Balshin, violoncelle

    Je ne vais pas décrire grand chose ici, contrairement aux autres concerts (de "répertoire" du moins) que j'ai choisi de présenter ici comme des accomplissements majeurs de la saison. Ne serait-ce que parce que c'est pour moi tellement davantage, comme l'était déjà le concert des Borodine sur la même scène l'an passé - mais en plus fort encore. Les données, pour une large part, étaient pourtant les mêmes que pour le programme Schubert-Brahms de janvier 2010 - j'entendais alors pour la toute première fois les nouveaux Borodine, parmi lesquels ne subsiste de l'ancienne formation qu'Abramenkov, 2nd violon depuis 1976, recruté par Valentin Berlinsky presque en même temps que Kopelman. C'est Berlinsky aussi qui a choisi tous les autres membres actuels, d'abord Aharonian (promu directement de chef et professeur anonyme d'Erevan à empereur plénipotentiaire du plus grand quatuor du monde), ensuite Naidin et enfin son propre remplaçant, Balshin, en 2007, un an avant sa mort. Berlinsky a bien choisi : il savait ce qu'il faisait et pourquoi il le faisait - pour que tout change sans rien changer de l'essentiel. Tout cela, je l'ai appris ou compris après la dernière Biennale : avant les premières minutes du 10e de Schubert, je pensais que les Borodine, comme les Juilliard, les Fine Arts ou les Tokyo, c'était fini, et que l'appellation relevait au mieux d'un héritage trop lourd, au pire d'une usurpation : les Borodine sans Kopelman ni Berlinsky, sans Richter aurais-je presque pu ajouter ? Et puis quoi, encore ? Puis l'incroyable miracle s'est produit, un des cinq plus extraordinaires concerts donnés à Paris l'année passée.
Valentin Berlinsky
    Idem cette année donc, en double (vous pouvez lire le double oméga, non prévu dans ma symbolique, comme s'appliquant distinctement aux deux concerts, mais comme c'est idiot, vous pouvez aussi l'interpréter autrement). Premier point : j'évacue en vitesse, non pas pudiquement mais parce que c'est anecdotique, les quelques minutes de ces deux concerts où la tension est passée de "gigantesque" à "assez forte" : la première section (le moderato proprement dit) du premier mouvement du 12e Quatuor. Et je ne suis même pas sûr que les interprètes en soient responsables, très honnêtement : l'écoute, celle de mon oreille en tout cas, a très bien pu l'être, du fait de l'irruption ici singulière d'une problématique dodécaphonique. En théorie justement, je ne vois pas comment un quatuor pourrait mieux convenir que les Borodine à l'écriture à douze sons, et ne demande d'ailleurs qu'à le vérifier.

     Est-il bien raisonnable d'en venir à de telles extrémités laudatives pour des simples... interprètes ? Je pense que oui. Même si cela se fait d'une certaine façon à leur corps défendant, et que leur façon de jouer est probablement la seule qu'ils aient pu choisir, ce qui relativise beaucoup l'idée de choix. En choisissant Aharonian, Berlinsky a opté pour une continuité portant sur l'essentiel et non sur l'écume. Il est clair que ce violoniste, qui pour avoir été obscur durant quarante ans n'en a pas moins été élève de Kogan, ne propose ni le son capiteux et abrasif ni la conduite entêtante, profondément battue de l'intérieur de son illustre prédécesseur.. ou de son professeur. S'il fallait rapprocher son violon d'autres grands en activité, ce serait d'ailleurs bien plus d'Hilary Hahn que de la plupart des russes : pour la relation de concentration assez surnaturelle entretenue avec la justesse, l'extraordinaire finesse du trait, le cadre dynamique minimaliste au sein duquel l'intensité est toujours immédiate. On pourrait résumer tout cela par autant de négation : le non constructivisme, le non psychologisme, le non descriptif, etc. Cela ne serait pas si fascinant si, en digne successeur de despote, Aharonian n'avait pas imprimé sa marque sur l'ensemble de la formation.
    Notre culture occidentale de la musique de chambre conduit logiquement à voir là... la négation de la musique de chambre, représentée comme partage musical par excellence, comme lieu privilégié de la négociation interprétative, de la démocratie instrumentale. Il y a pourtant, s'agissant du moins du quatuor à cordes, une forme de schizophrénie ici : ne prétend on pas aussi que le quatuor, comme forme possiblement parfaite de la musique savante, doit être perçu comme étant un seul instrument ? Et dans ce cas, ne faut-il pas que l'un des cerveaux, l'une des volontés qui le compose soumette intégralement les trois autres ? Il y a à coup sûr plusieurs réponses pratiques à ces questions (l'exact inverse des Borodine, le Quatuor Zehetmair, en étant la splendide démonstration). Mais il est clair que les Borodine du règne d'Aharonian proposent, dans presque tous les répertoires qu'ils abordent, une des plus fortes imaginables.
G. à d. : Balshin, Aharonian, Naidin, Abramenkov
    La marque imprimée par Aharonian (qui était déjà identifiable, au disque, quand il cohabitait avec Berlinsky) se distingue donc des précédents Borodine quant au son, à la dynamique et au rapport à la forme. Mais pas quant à l'esprit, à tout le moins celui présidant à l'interprétation de Chostakovitch. Mon point de vue est tout simplement que la présente génération s'est aventurée plus loin dans la logique de la précédente, c'est-à-dire en s'élançant vers l'épure la plus complète. Il y a une analogie que je crois digne d'intérêt entre cette évolution et la communauté de logique qui à mes yeux existe avec d'autres grands couples interprétatifs de notre temps : Koroliov/Bach et Berezovsky/Chopin notamment. Il y a eu nombre d'endroits lors de ces deux concerts Chostakovitch où ce que j'entendais m'a paru vivre du même air incroyablement purifié que le début, par exemple, du Clavier Bien Tempéré de Koroliov. Un air sans aucun accent, sans aucun phrasé au sens musicalisant, sans aucun geste indiquant grossièrement une signification. C'est ce qu'il y a de commun entre ces couples, et au-delà s'y ajoute une chose encore plus fondamentale, qui est l'indépendance absolue à l'égard des questions de significations (ou de représentations). S'il y a pour moi une idée pertinente de musique absolue, que l'on peut aussi bien trouver dans le Clavier, dans les études de Chopin, dans les quatuors de Beethoven ou Chostakovitch, c'est bien celle-là : qui échappe au prosaïsme des représentations (psychologiques) et significations (verbales). C'est une certaine image de pureté dans l'abstraction, comme condition de la vraie poésie. Car après tout c'est ce qui est noté sur le papier, par définition. L'enjeu, particulièrement pour ces corpus essentiels de l'histoire de la musique, est que cette image n'est pas donnée mais dépend de conditions techniques de réalisation, pour offrir cette pure chose musicale. Dont il n'y aurait ensuite, idéalement, plus rien à dire.

    J'ai illustré mon chapeau par l'avant-dernière page du 3e Quatuor. Cela aurait pu être la première du 4e, ou le développement de son second mouvement. Ou la glaçante coda du 12e, poussée à un point inouï d'énergie lumineuse à force d'être comptée ; ou tant d'autres choses. Mis à part comme échantillons représentatifs d'une manière d'ensemble, cela n'aurait pas de grande valeur de parler de passages pour les commenter en tant que passages. Pour dire quoi ? Qu'à tel endroit la dynamique indiquée est supérieure, le tempo indiqué plus lent ou plus rapide ? Oui, je peux vous en faire une page, je la ferais sans doute pour partie s'il s'agissait d'un autre quatuor, au jeu ordinaire. Mais cela n'a absolument aucun intérêt. Deux remarques à ce sujet, d'abord sur les tempos. Elizabeth Wilson dans son ouvrage sur Chostakovitch cite une anecdote qui lui aurait été rapportée par Berlinsky, au sujet d'une répétition du quatrième mouvement du 3e Quatuor en présence du compositeur : celui-ci aurait déclaré, pressant les musiciens de presser la battue, "pendant que vous étirez ainsi ce do dièse, le public va s'endormir !". Et Berlinsky d'en conclure que les désirs exprimés par Chostakovitch contredisaient fréquemment ses indications écrites,  - comme pour quantité d'autres compositeurs d'ailleurs - et même que le maître rendait son métronome supposé défectueux responsable des problèmes ! Au reste, si le temps a pu sembler prendre une forme beaucoup plus étale que dans les enregistrements des Borodine historiques (étale ne voulant évidemment pas dire ennuyeuse ici), les différences de minutage ont souvent été faibles, ce que les films des concerts mis à disposition par Medici TV permettent de vérifier (le 4e, notamment, présente exactement la même durée qu'au disque, avec des proportions internes quasi identiques).
   Quant aux dynamiques, faut-il vraiment encore, aujourd'hui, s'expliquer là-dessus, après tout ce que les générations fondatrices de l'interprétation enregistrée, et les générations actuelles ou encore les compositeurs eux-mêmes nous ont appris sur leur relativité ? Relativité absolue, relativité des unes par rapport aux autres. Un ami me disait un jour que Messiaen lui avait demandé de ne pas suivre une de ses indications dynamiques au motif qu'elle était d'ordre "moral". Les ff de Chostakovitch, disons par exemple le premier de l'exposé du 4e Quatuor, ne sont-ils pas moraux, de la même manière que, pris comme élément matériel de guidage l'espressivo de l'entame de l'adagio du 3e peut induire l'accent traînant que réprouvait le compositeur ? Ne peut-on pas produire une intensité aussi forte en y passant d'un mezzo piano à un poco forte ? Et ne parvient-on pas à un résultat plus expressif pour l'adagio du 3e en s'appuyant sur un do dièse initial sans accent ni aucune variation d'intensité ? Apparemment, dans ces deux cas précis au moins, la réponse est oui. Mais au-delà de ces cas précis, il s'agit bien d'élément fondamentaux de l'interprétation musicale qui sont en jeu.

    C'est bien l'impossibilité de décrire une démonstration d'une telle qualité qui se manifeste ainsi : je pourrais prendre bien d'autres exemples, comme
- dans le 4e, à l'andantino, le lyrisme vertigineux d'épure, tant d'Aharonian que d'Abramenkov,
- dans le 11e, la fabuleuse finesse (et justesse ! ) des glissandos d'Aharonian dans le scherzo,
- dans le 11e encore, l'unité d'intonation, formidable dans son économie de moyens, de l'alto et du violoncelle à l'élégie,
- fait fascinant pour d'autres raisons aussi peut-être, le niveau de réussite incroyable de chacune des codas de chacun des quatuors, - à l'exception peut-être du 7e ? - et surtout pour le 11e toujours, irréelles dernières mesures d'Aharonian, instant irrespirable et en même temps tellement doux et serein : un de ces moments, un peu comme le finale du Schubert de l'an passé, où je me demandais si je n'entendais pas tout simplement un des trois plus grands violonistes vivants.
    Mais ce serait au fond pour dire toujours la même chose, et m'émerveiller à répétition de ce passage dans la dimension supérieure, réelle de la musique qu'est son élévation à un pur jeu de formes qui sont belles comme telles, ont du sens comme telles, vont comme telles droit au cœur. Et ce ne serait que pour encore et encore parachever mon parallèle avec le Bach d'untel, le Chopin de tel autre, et pourquoi pas, encore plus et mieux, le Schubert de leur ancien partenaire privilégié - Richter : pas n'importe lequel, un, précis et à mon sens à part. Celui de la Reliquie. Prise dans son ensemble. Il serait superflu et superficiel que j'explique ici. Allez donc écouter ou réécouter. C'est de la même famille de ces éléments fondamentaux de la musique que tout ceci relève.

    Un mot de conclusion : il serait erroné de croire qu'en jouant ces œuvres du Chostakovitch le plus essentiel avec une telle distance par rapport aux représentations émotionnelles convenues les Borodine font entendre une musique exclusivement dépressive, comme si une complaisance encore plus perfide dans sa dimension de figure de style venait se substituer à une autre. Comme si l'air était ici raréfié par esthétisme de la raréfaction, alors qu'il l'est seulement parce qu'on en a retiré tout ce qui pouvait y être insincère ou extrapolé. Non, derrière l'absence d'accent, de déflagrations, de phrasés, absences observées avec une telle discipline et une telle unité, il y a au cœur de ce qu'on entend une lumière merveilleuse, profondément optimiste et surtout doucement consolatrice. Une humanité, mais qui ne vient pas nous dire de contempler l'humanité, mais qui l'élève : ce qui est aussi un trait fondamental de la musique.

Théo Bélaud
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