Vienne, l'art allemand, second épisode ; en mieux

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- Paris, Salle Pleyel, le 7 janvier 2011
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- Beethoven, Coriolan, ouverture, op. 62 - Berg, Concerto pour Violon "à la mémoire d'un ange" - Brahms, Symphonie n°4 en mi mineur, op. 98

- Tedi Papavrami, violon
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Manfred Honeck, direction
    En mieux, veux-je dire, par rapport à ce qui était supposé en être la démonstration quintessentiel, le Beethoven de Thielemann et des Wiener. Pourquoi ce parallèle hasardeux a priori ? Parce que, sans revenir sur le long mais à mes yeux nécessaire préambule au commentaire sur ces derniers, le concert de Manfred Honeck permet de réaffirmer sous un jour positif les grandes lignes de ce que l'on peut dire sur la tradition musicale germanique et son interprétation aujourd'hui. Non que ce concert ait été grand, inoubliable ; il était simplement de belle facture, intelligent, cohérent. Ensuite, Manfred Honeck est un musicien au moins aussi crédible qu'un Thielemann pour revendiquer les mêmes prétentions d'étiquette que ce dernier : on oublie un peu que le directeur du Symphonique de Pittsburgh a débuté comme altiste des Wiener, fondateur du Quatuor Artis, et comme un Dohnanyi a ensuite sagement fait ses classes de chef comme Kappelmeister de second puis de premier rang avant de s'envoler pour l'Amérique. Le grand public européen a notamment eu l'occasion de le découvrir en 2007, lors des retransmissions du Festival de Verbier, où il dirigeait un remarquable Requiem Allemand
    Quant au programme, il est difficile d'en concevoir un exaltant davantage la grandeur de l'art allemand dans sa polarisation viennoise. Beethoven, Brahms et Berg, donc ; une ouverture immensément chargée symboliquement, et deux chefs d'œuvres des dernières manières de leurs compositeurs, poussant chacun au maximum les vertus de la grandeur expressive par la force et la discipline du traitement du matériau le plus abstrait ; deux pages qui, accessoirement, saluent le père de toutes les autres en citant chacune une cantate de Bach.

    Honeck propose en outre une disposition très allemande/viennoise (V1/Vc & Cb/A/V2), que je n'avais je crois jamais observée avec le Philhar. Ce qui n'a pas paru décontenancer celui-ci dans un Coriolan solide, musculeux et non dénué de souffle d'ensemble. Les articulations y sont soignées sans être anecdotiques, dans les intonations comme dans les équilibres, Honeck ménageant avec intelligence l'intégration des cuivres au tissu sonore tout au long du développement : et il n'est pas si courant que cette dimension soit aussi soignée. Dans la conduite générale, les relations d'épisodes sont très bien gérées, Honeck ne laissant jamais l'inertie rythmique pointer (cela non plus n'a rien d'évident ici) ; seul bémol, le dernier climax manque de supplément d'âme - de force, en tout cas - par rapport au reste. Souvent ratée, la conclusion est bien tenue, sans phrasé superflu mais presque sans chute de tension. Certes, pas de Furtwängler ici, pas de grand geste transversal : mais un bel ouvrage dépassant le niveau de l'académisme de début de concert routinier.
    Tedi Papavrami m'avait fait une fort bonne impression en remplaçant au pied levé Lisa Batiashvili dans la création française du concerto de Lindberg il y a deux ans, déjà avec le Philhar - la responsabilité était assez lourde. Dans le chef-d'œuvre de Berg, sa sonorité apparaît légèrement étriquée, en première instance du moins, mais sans être aigre pour autant. Le problème vient plutôt, dans le premier mouvement, d'un certain manque de décision interprétative chez le soliste comme, surtout, dans la direction. Papavrami semble vouloir proposer une lecture particulièrement intimiste et allusive, proche de l'improvisation, ce qui ne facilite assurément pas la tâche de Honeck. Mais j'attendais toutefois le Philhar, et notamment sa belle petite harmonie, plus à la fête ici, et les articulations manquent pourtant de clarté, voire, in fine, de poésie (dans les mélismes m. 200-209 par exemple). Quant à la conduite, elle se tient à distance respectable des changements de tempo indiqué - il n'y a par exemple guère de fluctuation, du moins qui soit expressive, dans le passage introduisant la réexposition, m. 60-83. Ce n'est qu'à l'entame du second mouvement que les enjeux se font à la fois plus clairs et plus intenses : en particulier dans la section de dialogue entre le soliste et, justement, une petite harmonie enfin percutante et sensuelle à la fois. Papavrami semble ici se réveiller, comme si le manque de ligne directrice du I avait été causé par un retard à la désinhibition (le molto ritmico, m. 23-43).
    A partir de là, l'exécution se stabilise à ce très bon niveau, et culmine comme attendu dans un Es ist genug de toute beauté, avec un superbe quatuor de clarinettes et où le meilleur du jeu de Papvrami (avec son côté petite voix intense, touchante un peu de la même manière que celle d'un Troussov) se montre à son avantage. La tension ne retombe fort heureusement pas ensuite, et la coda est même extrêmement réussie dans le sublime passage portant le motif ascendant d'un solo de pupitre de cordes à l'autre jusqu'au soliste. Papavrami a quelques difficultés à tenir un sol final pur, certes, mais ce n'est pas franchement dramatique. A noter que le jeune Albanais a proposé un rappel Bach (l'adagio de la sonata en do) nettement moins consternant que ceux entendus neuf fois sur dix après les concertos... rien que pour cela, il laisse une impression des plus sympathiques.

    La 4e de Brahms renoue avec l'esthétique résolument conservatrice de Coriolan : douze altos et douze violoncelles, et neuf contrebasses, une battue d'allure normale mais exaltant sobrement l'ampleur de respiration des cordes et le lyrisme des alliages - typiquement, ceux de cors et de violoncelles sur le second thème de la symphonie. Traditionnel et sans aucune surprise, mais non sans gratifications. Un peu à l'image de la belle 4e proposée par Gatti dans son intégrale il y a deux ans, et à l'exemple du concerto, l'interprétation de Honeck va du relativement routinier à l'excellent. De façon un peu moins rectiligne, toutefois. Le premier mouvement souffre des mêmes déficits en netteté d'articulation et en motricité que celui du concerto : la prestation orchestrale reste de belle facture, mais la tension fait un peu défaut. La section contemplative précédant la réexposition est notamment trop anecdotique (m. 227-258), tout comme le sommet du développement (m. 168-184), manquant de force rythmique. La coda, bien conduite, bénéficie en revanche de la puissance maîtrisée d'ensemble et de la vaillance de la petite harmonie. L'andante est en revanche d'une toute autre dimension. D'abord, le tempo est d'une grande pertinence, d'une certaine évidente même, Honeck proposant une respiration cohérente d'un bout à l'autre de ce mouvement qui n'est pas le moins difficile à mener des symphonies de Brahms - autant dire qu'il faut forcément un excellent chef pour le réussir. Ceci, qui est l'essentiel, mis à part, la recette n'a rien de sorcier : cors et bois sont à la fête, les climax lyriques du développement et de la dernière section tirent profit de l'opulence d'un tapis de cordes qui ne cède pas à la complaisance crémeuse : tout va très bien.
    Et tout va encore mieux peut-être dans III, où Honeck propose quelque chose de rare et précieux  : une véritable logique d'exécution du second thème, à long terme, soit avec des intonations simples mais cohérentes les unes par rapport aux autres. Et ce à chacun des énoncés : c'est plus qu'un détail, ce thème étant trop souvent anecdotique par rapport à l'esprit général du mouvement que l'on croit devoir satisfaire par la seule dimension dionysiaque. Honeck lui rend aussi sa dimension schubertienne, classieuse et sans sucre ajouté. Quant à la passacaille, elle ne m'a pas tout à fait rendu le frisson de celle de Gatti (de loin le sommet du cycle inconstant du National), mais n'a pas dépareillé pour autant. Honeck ne prend pas trop de risque, prenant un tempo de base assez rapide auquel il ne touche guère jusqu'au solo de flûte, pour lequel il laisse une grande liberté à Magali Mosnier (remarquable d'engagement tout au long de la symphonie, et justement acclamée par le public). Problème : après avoir repris la battue initiale au retour du choral, la marge d'accélération est réduite pour le piu allegro de la 23e variation, et Honeck choisit finalement d'accélérer à la 29e, ce qui est assez dommage pour la tension conclusive, un peu escamoté en dépit d'un coda puissante et enthousiasmante. Un petite réserve sur la conception générale donc, mais c'est tout de même une passacaille non dénuée de continuité et de caractérisations du matériau : Honeck montre ici son besoin de disposer de son placement préférentiel de pupitres, en jouant avec bonheur de la vigueur contrapuntique aux cordes plutôt que se contenter d'un magma ronflant. Dans cet exercice, les altos du Philar se sont montrés particulièrement à leur affaire dans la passacaille.
    Rare dans ce répertoire de plain-romantisme (mais déjà remarquable dans la 2e Symphonie l'an passé, l'un de rares bons concert de Chung), le Philhar aura encore montré l'étendue de sa polyvalence, qui n'est pas la moindre de ses nombreuses qualités.

Rien d'extraordinaire, non : mais comme manifeste de la grandeur toujours vivante de l'art allemand, une réussite bien plus évidente qu'avec Thielemann/Vienne.
Théo Bélaud
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