Mahler de son berceau jusqu'à sa tombe

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- Paris, Salle Pleyel, le 29 janvier 2011
- Mahler, Kindertotenlieder - Symphonie n°10 en fa dièse majeur, version de concert (III) de Deryck Cooke
- Thomas Hampson, baryton
- Orchestre Philharmonique Tchèque
- Eliahu Inbal, direction

    Mahler est né en Bohême, puis a grandi dans dans l'actuelle République Tchèque profonde, la Morave, et y a même obtenu son premier poste permanent de fosse, à Olomuc, en 1883. Deux ans plus tard, à vingt-cinq ans, il devenait chef-assistant du Neues Deutsches Theater de Prague, où il remporta ses premiers triomphes de chef dans Mozart et Wagner. Boucle presque parfaite, c'est à Prague, encore vingt-trois ans plus tard, que fut donnée l'avant-dernière création entendue de son vivant, celle de la 7e Symphonie : Mahler dirigeait lui-même la Philharmonie Tchèque ce 19 septembre 1908 (date approximative de la photo ci-dessus). Bref, Mahler est tchèque presque autant qu'autrichien (il se disait d'ailleurs bien trois fois apatride), et ce n'est pas pour rien que les musiciens tchèques ont apprivoisé sa musique avant même les viennois. Ce n'est surtout pas pour rien qu'ils l'ont toujours magnifiquement jouée depuis cinquante ans, et que, sans forcément toujours tenir la comparaison avec les plus grands interprètes, leur façon de jouer Mahler a toujours eu quelque chose de profondément singulier et reconnaissable. L'alternative à l'húbris mahlerien cultivé de l'Allemagne aux États-Unis a toujours été une évidence pour ces musiciens, et il était d'ailleurs instructif autant qu'agréable d'entendre cette voix singulière naturelle, qui vient de loin, à la suite de la courageuse remise en question du Mahler-cliché opérée par Gergiev en décembre dernier.
    Tout cela est d'autant plus valable que la baguette d'Eliahu Inbal - 75 printemps cette année - est toujours celle dont la première tabula rasa mahlerienne avait déchainé les passions contradictoires dans les années 80 : on a un peu vite fait, encore aujourd'hui, de réduire sa manière à une "objectivité" (je n'ai de toute façon jamais compris ce que cette notion recouvrait en musique) textuelle ou du moins de retrait de l'implication personnelle dans la partition. Cela tient certainement à la standardisation d'un Mahler hypertrophié, survitaminé et surinvesti, que le simple allègement des textures ou la seule clarification verticale (autrement dit un certain bon sens musical) ont suffit à remettre en question. En nommant la saison passée le maestro israëlien chef principal, la Philharmonie Tchèque a, au moins pour ce qui concerne son Mahler, fait un choix identitaire pertinent, et ce concert parisien l'a démontré.

    Cet orchestre extraordinaire est bien trop rare à Paris, au point d'ailleurs que je n'avais pu jusque là l'écouter que dans son Rudolfinum de Prague, pour un concert Beethoven. Je me souviens très bien, notamment, de mon émerveillement devant le tricot irréel de ces cors légendaires dans le Concerto pour violon, ou devant la classe irrésistible du hautbois de Jana Brožková dans la Symphonie en ut majeur. C'est cette même hautboïste, sauf erreur de ma part dans un sens ou dans l'autre, qui offrait une divine première phrase des Kindertotenlieder. Il ne me semble d'ailleurs pas exagéré de dire que que Nun will die Sonn so hell Aufgeh'n initial a été l'un des sommets absolus du concert, et donc un des plus beaux moments de la saison symphonique. Car tout touchait ici aux points limites, là on l'on ne peut rêver mieux, de l'excellence instrumentale : après le hautbois, il y a l'entrée en piste d'Ondřej Vrabec, un extraterrestre du cor (qui à ses heures perdues dirige son orchestre), dont le solo renvoie à leurs chères études tous ses homologues berlinois, münichois, new-yorkais, etc. Quant à la première intervention des premiers violons, - "... Musst sie ins ew'ge Licht versenken..." - je crois bien qu'il s'agit de la plus fine, souple, élégante, sensuelle et intense phrase de violons que j'ai entendue depuis... le Lac des Cygnes de Saint-Petersbourg l'année dernière, et c'est dire. Et tout ce qui suit s'arrime à ce niveau exceptionnel de perfection individuelle autant que de subtilité collective.
    Dans la direction d'Inbal, on pourra certes contester, s'interroger du moins sur une relative tendance à la dichotomie entre intégration, fluidité générale d'un côté, et soudaine mise en exergue de l'autre - on peut aussi comprendre qu'avec un pupitre de cors aussi prodigieux il soit tentant d'isoler de temps à autres leurs interventions de la ligne mélodique générale. Son attention à la ligne d'Hampson est en revanche généralement exemplaire, parfois troublante dans la communauté de respiration - les violoncelles sur "...O Augen !", alors même que de part et d'autre le rapport à la barre de mesure est aussi libre que possible. Et Hampson ? J'avais entendu pis que pendre des Kindertotenlieder qu'il avait donné en récital au TCE deux semaines plus tôt, ce qui m'avait d'ailleurs surpris : la superstar américaine, dont la célébrité est très liée à ce répertoire grâce à Bernstein, avait encore la saison passé été le rayon de soleil d'un cauchemardesque concert du NY Ph. à Pleyel. Il n'est pas seul à briller ici, c'est le moins que l'on puisse dire, mais l'extrême sobriété expressive de sa prestation a le grand mérite de se fondre entièrement dans le climat plus spirituel et introspectif que révolté de l'interprétation générale. La voix s'est sans doute voilée mais son pouvoir d'émotion, presque consubstantiel à son économie de moyens, est à l'évidence intact. Tout juste la projection de ses ultimes "...Im diesem Wetter..." peine-t-elle un peu à densifier le pianissimo - en milieu de bergerie gauche, je ne saurais me plaindre, mais au milieu des balcons, tout le wiegenlied (à l'esprit irréprochable par ailleurs, sans pathos mais plein de tendresse naturelle) a dû être peu audible.
    Des Kindertotenlieder typés, plus translucides que corrosifs, mais réellement poignants, qui auront finalement semblé tout entier tendus vers le retour au berceau, à la chaleur et la douceur accueillante du foyer maternel qui dans la conclusion se confond avec le repos éternel.

    Enfin une Dixième ! C'est à bon droit que quantité de mélomanes se plaignent de l'inflation mahlerienne, qui n'a pas attendu le centenaire de 2011 pour exister : elle est pourtant symptomatique d'autre chose, qui est la fascination jusqu'à l'amour-haine actuel de musiques définissables au moins en partie par leur exaltation forcenée de l'individualisme de combat, du héros tragique face à la société oppressante, de la singularité du sujet contre l'esprit collectif et les systèmes de valeurs, de l'expression maximisée de soi, bref, de toutes les foutaises post-modernes qui servent de substitut à la perte de valeurs esthétiques, morales et politiques : on a réduit à ce dessein inconscient Mahler à cette chose repoussante, une pure musique du psychologisme de masse. Il y a un rapport direct entre le fait de jouer toujours plus de Mahler devant des salles toujours remplies et conquises et tout en se plaignant toujours plus du trop-plein de Mahler, et d'autres phénomènes récents de rapport au répertoire comme l'extrême raréfaction de Mozart des concerts symphoniques, par exemple. Cette situation, sûrement, aurait profondément déplu à Mahler, lui qui ne voulait au fond rien d'autre que prendre sa place dans la grande tradition symphonique germanique classique, et qui sur son lit de mort, à défaut de finir la 10e, dirigeait un dernier orchestre imaginaire dans Mozart. Cette situation, on ne peut pas y faire grand'chose, mais au moins peut on se réjouir de l'exécution, par ces merveilleux musiciens, d'une œuvre qui charrie encore trop de malentendus.
    Car la 10e de Mahler n'existe pas ; c'est une chose factuelle, dès lors que le compositeur n'y a pas mis lui-même la dernière double barre pour envoi à l'éditeur. Mais personne ne questionne la légitimité d'exécutions du Requiem de Mozart, qui est encore moins achevé que la 10e (alors que les brouillons et la particelle de cette dernière ne laissent que très peu de zones d'ombre quant au discours pensé par Mahler). Dans le cas du Requiem, tout juste débat-on (un peu) de la pertinence d'user de telle ou telle complétion. Et personne ne proteste jamais (et tant mieux) contre les exécutions de la fantaisie en mineur, ou de l'andante de la sonate en ut majeur, dont les dernières lignes ne sont les deux fois pas de Mozart. Là encore, toucherait-on avec la dernière symphonie de Mahler à une sensibilité collective aujourd'hui bien plus susceptible que lorsqu'il s'agit de Mozart ? Allez savoir. Pour ma part, je m'en tiens au fait : ce dont il s'agit dans le texte, c'est de A performing version of the draft for the Tenth Symphony, prepared by Deryck Cooke : c'est écrit en toutes lettres sur la page de garde du conducteur Faber de la seconde édition (révisée par Goldschmitt et les deux Matthews) de la deuxième complétion Cooke (que je nomme donc Cooke III). Au passage, sachez que cette partition coûte une petite fortune, mais que l'investissement est largement justifié par le soin éditorial général, l'intérêt de la préface et de l'appareil critique, et surtout la reproduction intégrale de la particelle principale de Mahler. Il fait assez peu de doute que cette complétion là ou une autre (même si cette dernière hypothèse devient de moins en moins probable) finira par ne plus être vue que comme la 10e de Mahler, sans autre subtilité : c'est la destinée des bonnes complétions. Mais en attendant, il faut encore convaincre que la volonté des auteurs de l'admirable travail entrepris il y a plus d'un demi-siècle n'a jamais été de faire croire au public que la 10e était ressuscitée, puisque comme telle elle n'a jamais vécu.
    La lecture qu'en proposent Inbal et les Tchèques est assez proche, dans l'esprit, de la nouvelle référence qu'est l'enregistrement de Michael Gielen. Elle se caractérise par une stricte conformité à l'exécution d'une "version de concert" de partition inachevée, qui ne cherche pas d'indications de rubato, de caractère ou de dynamique autres que celles prudemment publiées. Ce n'est certainement pas un mal : je lisais l'autre jour les très intéressants propos de Salonen sur les problèmes que posent la musique de Ligeti au chef d'orchestre, en matière de rectitude expressive et de continuité sonore. Salonen explique (et il a travaillé avec le principal intéressé en son temps) que pour parvenir au résultat souhaité par le compositeur il était nécessaire de faire le tri parmi ses nombreuses indications, notamment dynamiques. On peut à mon sens en dire autant de Mahler, et pas forcément que pour les dynamiques. De la même manière, aussi, que l'extraordinaire mûrissement du Chostakovitch des Borodin, autre musique si connotée en charges émotionnelles - charges qui finissent toujours, pour paraphraser Boulez, par franchir la frontière ténue qui sépare tradition et mauvaises habitudes, habitudes faciles du moins ; ou qui franchissent une autre frontière, encore plus dangereuses, celle par-delà laquelle les émotions deviennent des représentations d'elles-mêmes.

Ondřej Vrabec
    De ce point vue, la globalité de cette interprétation de la 10e est inattaquable : c'est la quête incarnée de la pura cosa musicale vers laquelle on serait bien inspiré de faire tendre plus souvent chaque symphonie de Mahler. Et c'est d'autant plus séduisant que l'orchestre convoqué est peut-être le plus idéalement serviteur de ce dessein. De menues réserves de conception et de finition peuvent certes être faites : la principale concerne la gestion métronomiques du premier mouvement, qui brille par sa souplesse mais frustre par l'excès d'indifférenciation des andantes et des adagios. Un problème cependant presque compensé par l'incroyable transparence de la Philharmonie Tchèque - même les quasi-clusters sont phénoménaux de lisibilité, et oui, je sais, en toute rigueur, ce ne sont pas des clusters. L'autre réserve porte sur un certain manque de tranchant rythmique et dynamique dans les deux scherzos, en fait surtout dans le second, où l'on pouvait être frustré que les plus beaux cors du monde ne soient pas davantage mis à contribution pour, notamment pour leur motif dédié (m. 103-107 et surtout dans la progression m. 197-210, qui manque aussi de tension aux violons). Ce qui ne les aura pas empêché d'être magistraux de bout en bout, bien que touchés par le turn-over général (Vrabec, Brožková ainsi que le konzertmeister Bohumil Kotmel laissant leur place à des solistes peut-être légèrement moins brillants). En revanche, il y en a un qui a fait tout le concert, c'est le premier flûtiste (que je n'ai hélas pu identifier : Radomir Pivoda ?), d'une classe sensationnelle dans la grande cantilène du finale. Et c'est tout l'orchestre qui brille de mille feux dans un formidable Purgatorio, parfaitement pastoral et absolument intense pourtant (quelle raffinement du tapis de cordes !).
    Un finale où cette fois la ductilité de l'avancée n'appelle aucune réserve et illumine plutôt cette page fabuleuse de toute l'évidence architecturale qu'elle mérite - le retour des clusters n'a rien de plaqué, on y est conduit avec la plus forte et douce nécessité. Détail faisant une légère entorse à la conformité au travail philologique, les IV et V ne sont liés que par un seul coup de grosse caisse: la problématique est déjà bien connue, Cooke et ses élèves ne pouvaient en toute rigueur, au vu du matériau existant, faire autre chose qu'en noter un à la dernière mesure du scherzo et un autre entamant le finale. Dans la préface à la seconde édition, les dits élèves indiquent comprendre la nécessité musicale de ne jouer qu'un coup, et disent même penser que c'est ce qu'aurait fait Mahler. Je suis partagé, pour ma part : dans sa particelle, Mahler a pris soin de noter ses coups dans le mètre de chacun des mouvements, le premier sur le premier des trois temps, le second sur le premier des quatre temps... alors même que la deuxième mesure du finale repasse immédiatement à trois temps : en admettant que Mahler ait hésité sans trancher entre un brouillon de scherzo conclu par le coup, et un brouillon de finale entamé par le coup, pourquoi aurait-il alors inséré de toute façon comme première mesure du finale un 4/4 ?
    Le débat ne sera sûrement jamais tranché : celui qui est tranché est celui de comment les coups doivent sonner tout au long du finale, à savoir avec aridité, dureté, sans résonance, et cela était remarquablement bien fait - au même titre que toute la prestation du timbalier, très inspiré dans ses choix de baguettes, et des percussionnistes. Le tuba est parfait, tout comme la trompette soliste, impressionnante dans sa pédale d'après-cluster, par-dessus laquelle les quatre cors se couvrent une dernière fois de gloire, montrant qu'un vrai unisson de cors, sur quatorze mesures lentes, par toutes les dynamiques, qui soit d'intonation immaculée, eh bien oui, c'est possible, et non, ce n'est pas Dieu qui en décide, mais les cornistes. Inbal maintient la tension une fois passé ce basculement, et son glissando finale est magnifique : un peu triché, empiétant sur la blanche, mais avec quelle maîtrise dans le ralentissement ! Cerise sur le gâteau, il s'offre le luxe, arrivé sur le sol#, de faire jouer les trente violons sans coups d'archets, déterminés et pas avec de simples contre-archets coordonnés, mais bien avec toute la gamme des notes tenues possibles, du simple tiré au quasi-trémolo : étant donné qui manie les archets, l'effet sonore est aussi extraordinaire de beauté que d'effroi. Une fin à hauteur des espérances, de l'enjeu, de la rareté de ces interprètes comme de cette partition, qui tous sont d'un prix inestimable.
Photos du concert : lpc

Théo Bélaud
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