Un mois avec Salonen (5) : pianismes et chorals

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- Paris, Théâtre du Châtelet, le samedi 5 février 2011
- Salonen, Yta II ; Second Meeting (*); Dichotomie - Ravel, Gaspard de la Nuit
- Dimitri Vassilakis, piano - Hélène Devilleneuve, hautbois (*)
- Paris, Théâtre du Châtelet, le dimanche 13 février 2011
- Salonen, Deux Chansons du Calendrier Rouge ; Concerto pour Saxophone - Hillborg, Endless Sky - Salonen, Concerto pour piano
- Sequenza 9.3, Catherine Simonpietri, direction
- Claude Delangle, saxophone
- Bertrand Chamayou, piano
- Les Siècles, François-Xavier Roth, direction
D. Vassilakis
Donné le lendemain de la glorieuse exécution de la 4e Symphonie de Lutoslawski, le concert du 13 février était le seul du festival à mettre en scène un autre orchestre que le Philhar'. On n'ergotera pas plus que de raison sur le choix des Siècles, formation à la fois dénuée de toute personnalité et pour le moins fragile sur le plan de la cohésion instrumentale. Son directeur, François-Xavier Roth, est un peu le chef d'orchestre dont on sous-entend toujours du mal dans les conversations sans jamais avoir envie d'en faire un souffre-douleur officiel, dans la mesure où il dirige des programmes sympathiques, où ses états de service pour Présences obligent à un certain respect, et où il serait trop déprimant de vouer aux gémonies un chef qui risque de diriger encore longtemps, et souvent, notre orchestre parisien favori. Naturellement, entendre l'attelage Roth/Les Siècles dans une partition créée à Paris par Salonen et le... Philhar' (le concert du 19 décembre 2008 auquel on ne finit décidément pas de revenir) ne pouvait être que très, très cruel. Y ajouter le piano toujours plus claque-brinquebalant de Bertrand Chamayou aurait pu achever ce funeste tableau, au détail près que pour la partie soliste du concerto la barre n'avait pas été mise aussi haut (Bronfman s'y entendant lui aussi pour enfiler comme des perles des notes se ressemblant toutes).
Et d'une certaine manière, il y a là une bonne surprise : Chamayou joue bravement sa difficile partie en crispant, piochant, cognant, compensant autant qu'imaginable pour offrir toutes les notes, et cela revient presque finalement à créer plus de discours, ou du moins quelque chose de plus touchant qu'avec Bronfman (que ce soit au disque ou au concert). Les bois sont approximatifs, les solos totalement dépassés par les événements, les cordes malingres offrent bien des moments improbables (comme la conclusion du II, sensuelle jusqu'à l'ivresse sous la baguette de Salonen, et ici méconnaissable). Tout cela n'altère pas entièrement le plaisir de réentendre cette page majeure de Salonen, que j'apprécie énormément malgré son excès de volubilité, et ce depuis sa première française.

Plus gratifiante encore, cependant, était l'audition de deux des principales pièces pour piano seul de Salonen - on n'a pu, malheureusement, entendre Invenzione e Chorale durant le festival. Un récital réjouissant au possible, nonobstant la relative perte d'énergie et de conduite de Dimitri Vassilakis dans Gaspard, mais on n'était pas veni pour écouter Gaspard.Je n'ai, à regret, pu entendre au concert qu'une seule pièce de la série des Yta (approximativement traduisible par surface), équivalent pour Salonen des Sequenzas de Berio - mais avec un projet de départ sans doute plus ciblé. En l'espèce, Yta II, pour piano, est sûrement une des pièces les plus représentatives et convaincantes du cycle en l'état actuel. Son écriture répond intelligemment cette double contrainte : une écriture privée de densité polyphonique et donc d'harmonie synchrone, et par conséquent la nécessité de développer autant que possible la dimension diachronique du contenu harmonique du discours. La chose intéressante est bien sûr ici que cette problématique est presque aussi ancienne que les grands cahiers d'études pour piano, de Liszt et Chopin à Lutoslawski et Ligeti : le propre de bien des plus géniaux exercices de vélocité pour piano est d'être au fond des chorals étirés.
H. Devilleneuve
Yta II (1982) n'ambitionne peut-être pas de se mesurer à ces grands jalons, mais ne s'en offre pas moins comme une très belle étude de déplacements, de vélocité et de legato. Poussant à terme sa logique, elle fait l'économie de barres de mesure et n'est structurée que par le temps de ses traits, répartis sur 37 lignes proches de la monodie, mais bien entendues garnies de beaucoup de notes. L'idée de pure surface sonore est ici prétexte à une métaphore qui n'a rien de littéraire, quant à la faculté réflexive de représentation de l'idée de surface - le miroir, l'étendue d'eau gelée, le scintillement et le glissement. La vitesse est bien sûr le moyen d'y parvenir et donc l'autre sujet principal de l'étude, toute la pièce faisant osciller les grands traits à la lisière de la gamme et du glissando (notamment par le remplacement très fréquent des passages de doigts par des doigtés micro-glissés (1-1 pour monter, 5-5 pour descendre, etc.), qui ont en outre le grand intérêt, surtout en regard des standards techniques actuels, d'interdire au pianiste l'articulation triviale. Autant de données abstraites et pratiques brillamment mises en évidence par Dimitri Vassilakis.


Extrait de la conclusion de Mécanisme
L'autre complément au récital, signé Salonen, était Second Meeting (1992), pièce pour hautbois et piano brillante et agréable, quoique certainement un peu bavarde pour sa substance : elle était heureusement défendue, et comment, par notre hautbois national, la toujours parfaite Hélène Devilleneuve, qui devenait ensuite la plus charmante des tourneuses de pages pour Vassilakis. Le pianiste de l'Intercontemporain avait déjà présenté la création française de Dichotomie, et c'est avec une gourmandise à l'évidence non feinte qu'il y revient, dans des conditions peu évidentes - le grand foyer du Châtelet, un parterre amassé en rangs serrés bien trop près du piano, les sirènes de police, et un Fazioli sans doute très beau mais tout sauf adapté aux lieux. Dichotomie est une œuvre extrêmement représentative bien que non orchestrale des préoccupations les plus importantes du compositeur, et a d'ailleurs été écrite lors de l'année sabbatique (2000) durant laquelle Salonen a posé ses valises et sa baguette pour prendre son nouvel envol de compositeur. Par sa structure, bien sûr (I. Mécanisme / II. Organisme, en français dans le texte) reflétant la fascination de Salonen pour cette dualité qu'il assimile aussi à celle de ses deux grands amours de chef, Stravinsky et Sibelius. L'ordre en lui-même, sans doute, n'est pas innocent : comme dans sa trajectoire personnelle de chef et de compositeur, Salonen est partie du mécanique pour parvenir au goût de l'organique (rappelons que jeune, il n'avait aucune appétence pour Sibelius). Si la formule principale de Mécanisme est des plus simples (reprenant partiellement une idée de Foreign Bodies, me semble-t-il) et n'évolue que par petites touches, Organisme présente un cheminement plus complexe et stimulant dans la variété d'écriture, et introduit au sein des lentes métamorphoses harmoniques des éléments mélodiques subtilement diffus.
Extrait de la conclusion d'Organisme
Le diptyque est également représentatif de la signature harmonique du Salonen récent, qui se faufile en permanence entre chromatisme et consonances modales par des jeux ici très transparents de progressions parallèles diatoniques/pentatoniques. Cette signature traverse Mécanisme et Organisme en les reliant par des idées communes, dont certaines sont particulièrement convaincantes, à l'exemple des débuts de conclusion de chacune des parties (exemple ci-après): dans les deux cas, outre le parallélisme des procédés, aspiration à la fusion des deux états d'écriture et de jeu, l'esquisse de passacaille à la basse peut s'apparenter à un résumé du processus qui a précédé, donnant un exemple des pistes toujours infinies qu'il y a à penser dans les relations de la forme à l'harmonie. Les forces conservatrices auxquelles Salonen s'est attaché dans sa jeunesse sont bien sûr très rétives à ce que représente cet effort de pensée, précisément en ce que leurs procédures triviales ne supporte pas, tel des vampires à la lumière du jour, l'exposition à ce genre de critère trop abstrait pour le conceptualisme d'apparat (pure provocation pour le plaisir ici, mais je reviendrai plus sérieusement sur cette question dans quelques jours).
S. Stucky, A. Hillborg et M. Lindberg ; à l'évidence ils viennent de commettre un mauvais coup : si vous êtes une des filles à l'arrière-plan,vous pouvez adresser votre témoignage ici , il sera accueilli avec intérêt)
A ce propos, Salonen a-t-il voulu s'interroger lui-même sur son parcours en choisissant, ou au moins en validant la programmation de son Concerto pour saxophone auprès de celui pour piano ? Peu importe, mais s'il y avait dans ce festival un concert pour y réfléchir, c'était bien celui-là. Car l'audition de celui-ci renvoie de façon très directe au commentaire du principal intéressé sur son travail de jeunesse. Je citerai in extenso ces propos dans une autre chronique, mais malheureusement (ou non, après tout), l'image que reflète cette œuvre au programme abscons, à la fois trop longue et trop aphoristique, au matériau trop dense et trop éclaté à la fois, est celle de l'avant-gardiste débutant à la recherche d'une voie qui n'était pas celle qu'il fait ici entendre. Comme si Salonen avait aussi dû entamer sa révolution à son propre rythme pour que sa musique cesse d'être celle d'un Lindberg du pauvre - ce à quoi ce concerto s'apparente, dans le contexte d'alors (1982). L'enthousiasme toujours intact de Claude Delangle n'y peut pas grand'chose.
Les œuvres chorales qui complétaient le programme du 13 février sont en revanche beaucoup moins anecdotiques. Après Dona Nobis Pacem pour chœur d'enfant, l'existence d'un style Salonen en matière chorale est confirmée par ces Deux Chansons du Calendrier Rouge pour chœur mixte complet, sur les textes puissamment érotiques de Ann Jäderlund. Ce diptyque concis mais très varié et imaginatif, a été composé pour les soixante-quinzième anniversaire du Chœur de la Radio Suédoise, également durant l'année sabbatique. Après l'accroche chuchotée-criée de Lyss min mum (Embrasse ma bouche), la pièce se développe avec une grande économie de moyens rythmiques en jouant principalement de l'opposition des registres, et l'exacerbation expressive de formules simples mais puissamment expressives. Seule, elle dépasserait de peu l'anecdote, mais la seconde pièce,
Djupt I rummet (Au fond de la chambre), suit un processus très différent, allant du dépouillement à l'extrême virtuosité collective, dans une section médiane onomatopéique qu'encadrent les deux sobres énoncés du poème ("in a Palestrina-like simple counterpoint section", note Salonen à propos du premier énoncé).
C. Simonpietri et Sequenza 9.3
Enfin, c'est une très belle découverte que le Endless Sky (2004) d'Anders Hillborg, impressionnante page d'un bon quart d'heure pour seize voix mixtes, la plupart du temps solistes. L'exercice consostant à écrire des sortes de Metamophosen vocales est devenu un quasi standard de notre modernité (on pense bien sûr à Lux Aeterna de Ligeti, mais aussi à Boulez ou Ferneyhough), mais il est rare que l'exercice conclue à une musique d'une telle intelligibilité expressive - même si ici la révélation de cette intelligibilité relève plus du processus que de l'immédiateté. C'est que Hillborg, suédois certes partiellement extérieur à la nébuleuse finlandaise de la génération Lindberg-Saariaho-Salonen, apporte à ce genre hautement complexe la vision d'un compositeur ayant dépassé les interdits et impératifs de la complexité vue comme cri primal identitaire du post-sérialisme. La complexité est bien là - de toutes les partitions jouées à Présences 2011 que j'ai lues, Endless Sky est de loin celle dont la simple lecture ne m'aurait guère donné idée de la façon dont elle sonnait, mais ma foi, elle sonne bien. 
On remonte ici à rebours de la logique des Yta de Salonen, celle-là même qui avait été pensée comme protestation (prémices de la volte-face idéologique de Salonen) contre l'individualisation-éclatement des lignes d'une écriture toujours plus gourmande en nombre de portées : ici, partant d'une surface étale et d'apparence immobile, on extrait progressivement la masse grouillante de ce qui vit en-dessous, pour parvenir d'abord à une polyphonie d'apparence anarchique qui une fois mise au jour parvient enfin à ordonner ses multiples contraires, matériaux de deux grandes catégories : des nappes harmoniques généralement proches du cluster (introduisant des citations d'Orlando Gibbons), et des groupes d'ostinato staccato très secs, en notes répétées, la succession des groupes finissant sur l'ensemble de l'œuvre par couvrir les douze sons).
L'ensemble est d'une grande et toujours ambiguë beauté, à l'image du texte composite faisant se succéder Dante (Enfer et Paradis), Dylan Thomas et un Lux Aeterna/Requiem Aeternam. Si la partition a capella de Salonen n'a rien d'un jeu d'enfant, ne serait-ce que pour le développement de sa seconde pièce, celle de Hillborg explore les confins de la difficulté d'exécution chorale (elle n'est pas dédiée au Chœur Eric Ericsson pour rien...), et c'est un grand coup de chapeau qu'il faut tirer à Sequenza 9.3 et Catherine Simonpietri pour l'ensemble de leur prestation.

Théo Bélaud

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