Beethoven-Berg, troisième livrée...

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- Paris, Salle Pleyel, le vendredi 11 mars 2011
- Beethoven, Concerto n°5 en mi bémol majeur, op. 73 - Berg, Altenberg Lieder, op. 4 ; 6 Orchester Stücke, op. 6
- Rudolf Buchbinder, piano
- Christiane Oelze, soprano
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Pablo Heras-Casado, direction



Intéressante apparition que celle de Pablo Heras-Casado dans le paysage orchestral. Ce jeune espagnol s'est fait un nom à la tête des principaux ensembles dédiés à la création, de l'EIC à Klangforum Wien, et vient donc, semble-t-il, tout naturellement faire ses débuts avec le Philhar' dans un programme largement dédié à Berg. Mais c'est un peu plus compliqué : Heras-Casado a un répertoire tout a fait vertigineux, propre d'ailleurs à faire naître un soupçon de boulimie suspecte quant à sa faculté d'affirmer un style et une voix personnels. Je ne sais pas si vous pouvez me citer un autre chef prêt à diriger Monteverdi, Schütz, chein, Buxtehude, Purcell, Vivaldi, Bach, Telemann, Mozart, Rossini, Beethoven (...etc., jusqu'à disons Strauss), Varèse, Arnold, Kurtag, Jolivet, Tippett, Boulez, Cage, Lutoslawski, Takemitsu, Adams, Lachenmann, Pärt, Benjamin, Lindberg, sans oublier Nino Rota - cette dernière sélection, tout à fait non exhaustive, étant destinée à montrer que le jeune homme semble ne pas connaître plus de frontières de chapelles que d'époques - et c'est tant mieux. Il semble d'ailleurs que cet éclectisme et cet esprit de curiosité paye, puisqu'il est apparu ces deux dernières années à l'affiche des saisons de Cleveland, Chicago, Berlin, Amsterdam... et qu'il dirigera au mois de mai la création du nouvel opéra d'Hosokawa à La Monnaie.

Dans le plat de résistance de cette soirée, il n'avait guère de mal à faire bonne figure, étant donné ce qui l'avait précédé dans l'opus 6 de Berg à Paris, dans la même salle, à savoir l'invraisemblable et inaudible barnum d'Alan Gilbert et du New York Philharmonic. Sous la talentueuse baguette ibère, le Philhar' se montre naturellement sous son quasi-meilleur jour, dans un répertoire qu'il joue presque maintenant les yeux fermés. On se situe là dans la moyenne du beau concert Webern-Berg-Zemlinsky de Peter Hirsch en décembre dernier : sérieux de la mise en place, grande qualité instrumentale, mais léger manque de tranchant dans l'articulation du discours. Heras-Casado excelle ici à rendre la richesse des textures, un peu moins à décider franchement de la mise en exergue d'une voix plutôt qu'une autre. Ce n'est pas un magma sonore, loin s'en fait, mais c'est un frustrant surtout dans le Praeludium, où les principales lignes thématiques (hautbois, trompettes, violons) manquent d'impact : elles sont bien audibles mais ne transpercent pas expressivement. Du reste, l'échelle dynamique apparaît légèrement timorée, ce qui n'est pas si grave - certains auditeurs ont eu quelques soucis auditifs après l'avalnche de décibels new-yorkais l'an passé, et sans aucune compensation musicale en retour...
Les choses s'améliorent ensuite, avec une belle Ronde mettant de façon plus évidente les qualités de la petite harmonie en valeur - notamment des flûtes toujours en pleine forme, sur la lancée de Présences. Plus rarement entendue au poste de konzertmeister que Roussev et Collerette, Elisabeth Balmas fait comme d'habitude très bonne figure, tant dans les solos que dans l'entrainement général du concert. La caractérisation des changements de tempo est souvent très réussie, et le climat de départ très bien instauré. Les cinq dernières pages (le sehr langsam) sont tout à fait remarquables d'équilibre et d'intensité de jeu dans les dynamiques tendant tout à fait pourtant au niente. La Marche présente une bonne synthèse de ces qualités et de ces défauts : assurance tous risques notamment du côté des cuivres, décidément en progrès permanents cette saison, raffinement de l'imaginaire sonore rendant justice à une dimension évidente de la partition... mais à une dimension seulement, le mordant rythmique manquant assez à l'appel, en particulier dans la section culminant au Höhepunkt (105-125 environ, et particulièrement dans l'extrait ci-dessus) : ce sont les cordes qui ici ne jouent pas assez méchamment, ou qui parfois manquent d'hyper-vibrato expressif (à 145 par exemple). Les tempos sont par ailleurs un peu trop retenus à mon goût. Une dimension anguleuse de la pièce passe donc assez à la trappe, au profit d'une vision plus symboliste et étale (rappelant un peu les Variations de Schoenberg données par Eötvös cet automne), qui n'en est pas moins intelligemment défendue.

Les Altenberg donnés juste avant auront globalement convaincu aussi, en tout cas sur le plan orchestral, où Heras-Casado se montre précis et attentif à l'intelligibilité du chant de sa soliste. Christiane Oelze, qui m'avait parue totalement hors de propos dans le Requiem Allemand il y a quelques mois, trouve là un terrain d'expression plus naturel. Alors que sa diction sonnait de manière insupportablement sucrée dans Brahms, j'aurais ici presque envie d'entendre davantage de malhonnêteté, et de perversion, dans Über die Grenzen des All, ou Nichts ist gekommen. Mais au moins la prestation est-elle cohérente dans sa retenue inquiétante, et techniquement inattaquable.
J'éviterai de m'étendre sur la première partie et de disserter sur l'épouvantable pensum de la névrose morbide viennoise présenté dans l'Empereur par Rudolf Buchbinder. Une exécution indécemment cultivée, brendelisme du pauvre, complaisante jusqu'à la nausée (l'adagio !), déroulée sur un piano hurleur, virant à l'obscène (ces aigus qui claquent, claquent...) dans toute la deuxième moitié du premier mouvement. Cet énorme Mozartkugel dégoulinant de praline est savamment caché derrière une espèce de mise en scène de probité et d'intelligence absolument glauque, rappelant ce fait hélas têtu : l'interprétation musicale du grand répertoire germanique en Autriche est morte il y a soixante ans et ne ressuscitera sans doute jamais. Notez que c'est toujours le même problème : d'après le disque, j'étais plus ou moins persuadé que Buchbinder, ce n'était pas mal du tout...
Dommage, car il semblait - au moins au début car, ce n'est pas une métaphore, je me suis bouché les oreilles une bonne partie du temps ensuite -  que Heras-Casado semblait avoir quelques petites choses à dire dans Beethoven, et que l'orchestre était disposé à le suivre.