Le bruit des rouages, mais en vrai

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- Paris, le 104, le vendredi 10 juin 2011

- Fedelé, La Pierre et l'étang (...les temps...) - Lindberg, Kraft

- Quatuor Renoir : Hélène Collerette, 1er violon ; Florent Brannens, 2nd violon ; Teodor Coman, alto ; Marion Gailland, violoncelle
- Daniel Ciampolini, Francis Petit, percussions
- Nadine Pierre, violoncelle
- Nicolas Baldeyrou, clarinette
- Magnus Lindberg, piano, percussions
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Ernest Martinez Izquierdo, direction




Je fais confiance, par principe même quand je sais pertinemment que c'est à tort, à Thomas Rigail. Je le crois donc sur parole, quand il m'affirme une minute après la fin de La pierre et les temps (...l'étant... : zeit und sein) que tout en étant parfaitement conforme à l'académisme ircamien, cette pièce est un peu moins ridicule que la moyenne des productions du temple geek culturel d'élite (... l'élite cultureuse geek dévote..., si vous préférez). Donc, qu'on se le tienne pour dit, La pierre et l'étant (...les taons... - qui voltigent autour de l'étang),  c'est sûrement mieux que, disons, une moitié des créations à points de suspension recensées dans la base de données de l'IRCAM, qui sont, sachez le, au nombre de 311 - oui, si BRAHMS avait existé au XVIIIe siècle, on aurait pour se donner une forme d'aperçu de la production de l'époque tapé "cantate", par exemple, dans le module de recherche avancé ; mais moi, je suis un homme de mon temps, j'ai tapé des points de suspension, et j'en suis pour mes frais, découvrant ainsi l'océan de mon inculture en matière de pièce musicales daseinisantes, déconstructionnalisantes, post-structuralisantes, etc. Donc, suivant le raisonnement de Rigail, qui ne peut qu'être juste ou à peu près, il y aurait 150 daubes plus cataclysmiques encore susceptibles, par exemple, d'être re-montées à grands frais (un piano ? Un quatuor à cordes sans électroniques ? Pas assez cher, mon fils) dans le nouvel espace kulturel de Paris, le 104 - un territoire de stimulation où cohabitent l’effervescence artistique et la curiosité active du public qui vient y découvrir une programmation éclectique et colorée, exigeante et surprenante, est-il précisé. L'enchainement rédactionnel paresseux consiste à ajouter au constat : cela fait froid dans le dos, ou quelque chose dans ce genre.
Mais non : il n'y a, en fait aucune raison d'avoir peur. D'abord parce que c'est précisément ce qui donnerait, sans aucun motif, un sursaut de légitimité à une institution construite dans le narcissisme du scandale et de la provocation du bourgeois - de la même manière que l'étudiant gauchiste aime avoir la barbe et les cheveux longs, et trainer avec des punks qui puent, jusqu'à ce qu'il enfile son costume de chargé de mission à l'effervescence transversale active des concepts culturels euro-biodégradoalternatifs colorés à la mairie socialiste du coin (ça marche à droite aussi, le tout est une question d'affinités personnelles entre le rap et Johnny).
Et ensuite, pour une raison beaucoup plus évidente et prosaïque : cette pièce, comme les 150 ou peut-être 250 autres, ne sera jamais rejouée. Sa durée de péremption est celle des produits culturels de distribution courante, c'est-à-dire le temps d'une soirée, d'un moment de soirée, car le temps culturel, à l'image des interprétations à la mode du répertoire où l'instant prime sur la forme, est un temps séquentiel, itératif, où se succèdent les instantanés dont la densité ne peut qu'être redevable à un surplus spatial, matériel, venant en tenir lieu.  Dans le cas d'Ivan Fedele, personnage semblant - dans la vidéo ci-dessous ou en chair et en os - tout à fait honnête et sympathique, cela prend la forme la plus prévisible d'entre toutes, celle de l'apparat utilitaro-philosophique où se rencontrent dans la plus grande confusion Bachelard, Bergson, l'informatique comme processus autogénératif (et comme rien de moins que révolution copernicienne), l'acte et la puissance artistotélicien, l'idée de contrepoints spatial et virtuel. Depuis le temps, cela ne fait plus rire ni pleurer, étant donnée l'affligeante banalité de la chose. D'autant plus que, pris, isolément, chacun des éléments de la note de programme pourrait ne pas sembler absurde. Il faudrait pour cela réunir deux conditions : d'une part que la juxtaposition disparaisse pour que puisse éventuellement apparaître le début d'une réelle pensée ; d'autre part que cela n'est rien à voir avec une composition musicale, qui est quelque chose, en principe, d'autrement plus profond qu'un mécano de concepts, d'un niveau d'abstraction infiniment supérieur.


Justement, voilà qui nous renvoie à un thème cher à ce blog, et qui en modèle d'ailleurs au moins pour moitié l'idée d'une histoire de la musique - je dois dire que je ris de plus en plus des défenseurs zélés de tout ce qui commence par post, et qui ont ainsi l'impression d'être plus vivants que le commun des mortels mélomanes. Outre le fait qu'ils ne se réjouissent que d'accouchements de mort-nés, je me demande bien quelle idée autre qu'historiciste et catégorielle des événements ils se font : autre chose que l'on peine à imaginer, et qui reviendrait à autre chose que de dire qu'il faut jouer le baroque sur instrument d'époque avec conférences sur l'éloquence classique, Beethoven avec moins de vibrato et exposition guidée sur les Lumières, Chopin avec lecture de George Sand et Mahler avec projection de toiles géantes de Klimt.
Et donc, la musique contemporaine avec explication de texte empruntes du néo-structuralisme syncrétique le plus rance et illuminé - Salonen, présent aux côtés de son vieux camarade Lindberg, a dû adorer, lui qui écrivait récemment : « A vingt et un ans, je construisais des modèles sémantiques assez compliqués, avant de commencer à écrire mes partitions. A cette époque, il était fréquent d’emprunter des idées déconstructivistes à la littérature, à la poésie, à la philologie ou bien à la philosophie contemporaines. On lisait Kristeva, Lacan, Derrida, Eco… Plus le concept qu’on en tirait était complexe, mieux c’était ! Une fois la maquette définie avec des mots, il suffisait de la traduire en musique d’une manière systématique, en utilisant des canons post-weberniens.» Voilà très bien résumée par quelqu'un qui s'en est échappé cette doxa complice du nihilisme interprétatif (jouer Beethoven, c'est bien, donc tout se vaut et est une question de goût, dont j'ai déjà fait état après le passage, cette fois franchement effrayant, des Swingle Singers à la Cité de la Musique : le nihilisme historiciste.
Pourtant, tous les éléments commencent par être réunis sur scène pour y échapper : un simple orchestre à cordes dividés en deux groupes égaux, un quatuor à cordes à vocation de concertino, et un percussionniste soliste. Dieu sait que l'on peut faire de la bonne musique avec cela. Ici, on ne peut même pas se demander si la musique est bonne ou non, car l'objet même de l'oeuvre est une décontruction (comme c'est fichtrement original, en 2011, alors) de la relation du geste musical à l'effet produit. L'ensemble des protagonistes sont traités en live electronics, comme le dogme petit-bourgeois le prescrit, à un point d'interventionnisme dépassant de loin la simple spatialisation du jeu, ou l'ajout d'ambiance. Il est encore possible de comprendre qui joue quoi, mais c'est une attention de bien peu d'intérêt, l'idée d'un déploiement discursif du matériau étant en elle-même incompatible avec le projet essentiellement dispositionnel de traitement informatique dont le propre est de fonctionner selon une logique de l'événement, de la survenance par ailleurs revendiquée : il s'agit de valoriser la position de l'interprète comme acteur - ce qui signifie ici comme hyperbole performative : l'acteur total plutôt que l’œuvre d'art totale, qui va, en la personne du percussionniste Daniel Ciampolini, aller jusqu'à produire des sons numériquement programmés par simple succession de gestes dans l'espace.
Rigail avait parlé dans une critique récente du remplacement du compositeur par le con-positeur, celui qui pose de sons à la con dans l'espace sonore. C'est déjà démodé : on pose maintenant des sons dans l'espace tout court, l'espace comme concept dont l'accomplissement peut être perçu de suite par le consommateur de concepts culturel, comme étant la chose la plus simplement intelligible du monde : l'espace qui se trouve devant lui et dans lequel un individu se meut en y apposant des sons (à la con, mais peu importe, à la limite), dont la seule signification relationnelle se situe dans un geste capté par un ordinateur, sans que l'esprit n'ait le moindre effort à aller fournir du côté d'une mise en relation abstraite - du genre de celle qui donne du sens au rapport entre deux hauteurs de sons.
D'ailleurs, je suis très surpris qu'à cet égard, la note se piquant de révolution copernicienne n'ait pas eu l'obligeance de faire un détour par Kant pour justifier ce saut du matériau musical dans la case des objets de pure extériorité, qui n'ont pour être perçus (car il ne s'agit de rien d'autre que de perception) que d'un concept a priori situant leur extériorité, et qui se passent fort bien de tout autre mouvement de pensée pouvant s'apparenter à un jugement, de quelque catégorie qu'il soit. Une fois encore, la musique contemporaine officielle pousse furieusement au repos (éternel ?) de l'intelligence et de la faculté d'abstraction : la dénaturation la plus profonde de l'art musical étant ici l'impossibilité de se représenter mentalement la cadence de percussions "virtuelles" sur la base de la partition, ou de l'assimilation de celle-ci par la mémoire. De ce point de vue, n'importe quelle chanson de radio à la mode atteint à un point supérieur d'abstraction comme de potentialité réflexive (en ce sens qu'elle opère, même à un point très proche de zéro, un mouvement diachronique d'altération d'une idée de départ, fut-elle sur deux accords, et peut donc prétendre à une existence mentalement représentable en-dehors de l'espace ; ou, pour le dire inversement, que l'espace n'est pas pour elle une condition de possibilité suffisante, alors que dans le cas de la pièce de Fedele, il ne s'en faut pas de beaucoup pour que ce soit le cas).

Ce qu'on entend ici est une autre forme de bruit des rouages : le son de la mécanique conceptuelle concrétisée comme expression physique de son appareil intellectuel de justification : le festival Agora, dans le cadre duquel se déroulait ce concert, a touché là une forme de Graal de la musique culturellisée, offrant à entendre le projet, le processus même, c'est-à-dire à rendre entièrement performatif le travail péri-musical de marketing philosophique de l'œuvre. La note de programme et le résultat sonore se manifestent dans une stricte relation d'équivalence, ou du moins de dialogue. Exactement comme dans les concerts classiques pendant lesquels  les gens lisent les belles histoires de Madame Cassin, de Monsieur Sollers ou de Madame Sappey, plutôt que d'écouter.  N'écoutez plus, lisez et pensez - la musique de Fedele étant ici une sorte de stimulus expérimental pour vous encourager à penser ce que vous avez lu ou allez relire - : c'est assez imparable, et il faut une petite dose d'expérience de la chose pour éviter de se sentir plus intelligent après, alors que c'est finalement exactement ce qu'on attend de vous, et qui est la clef de voute du succès - certain - de ce genre de création.
Le propre de l'époque étant que les gens veulent se sentir intelligents plutôt qu'instruits, et préfère tirer de l'expérience du concert une situation d'activité réflexive : on pourrait parler de démocratisation du traitement du matériau musical. A partir de la plus indigente des idées (et d'après Rigail, il y a pourtant là un peu plus de hauteurs de notes différentes que dans la routine ircamienne), la note de programme et les joujoux numériques ouvrent au cerveau complaisant un univers incommensurable d'interrogations d'apparences profondes, venant avantageusement remplacer l'écoute honteusement passive, soumise, de ce que le compositeur choisit d'autorité de faire entendre. Mais l'autorité est aussi une chose démodée, le participatif est préférable.
 Kraft n'a en revanche pas été écrit pour que l'on se sente plus intelligent après, et une raison plausible à la persistance de son succès, un quart de siècle après sa création, est sans doute son mélange de saturation ludique et de réduction à l'absurde de ses postulats conceptuels. On ne pense pas beaucoup en en sortant (d'autant qu'on a un peu mal aux oreilles, mais ce n'est pas grave), et à vrai dire assez peu pendant l'exécution. Avec un chef charismatique autant que précis et des solistes galvanisés par la présence de Lindberg, on renoue au moins avec une expérience contemporaine réellement musicale, en dépit de l'inflation qui est ici au moins assumée des gadgets concrets (la fameuse décharge-quincaillerie berlinoise, qui a de surcroît le mérite de recaser avec humour ce qui reste de l'art allemand). Au moins la concrétude reste-t-elle ici cantonnée à une apposition instrumentale, et ne s'immisce-t-elle pas dans le matériau de travail compositionnel sous ses faux-nez conceptuels.
Kraft renoue surtout avec l'authenticité sensible de la musique, avec cette même quête que je soulignais l'autre jour dans la direction d'orchestre de Salonen, qui se retrouve dans sa musique : la concordance entre abstraction et physicalisme. La physique musicale est une projection dans l'exécution d'une complexité mentale plus abstraite qu'un concept, qui est lui-même représentation : si le degré de maîtrise de cette complexité rend celle-ci comme telle crédible, il faut espérer en tirer un impact physique dont la force se développe dans le temps et non seulement dans l'espace. Le fameux geste d'interprète si prompt à fasciner par son assimilation à une prestation d'apparence plus vivante que la partition, en l'occurrence doit atteindre à une certaine saturation, mais saturation imposée du développement, de l'imagination discursive, et non événement spatial juste bon à incarner une représentation déjà décidée, déjà morte. L'abstraction et la saturation de complexité engendrent de la force : voilà tout ce qu'il y a à dire sur Kraft.
Cela n'en fait pas  nécessairement un chef d'œuvre absolu, mais la pose comme réalisation radicalement musicale dans son refus de l'inachèvement, de la faiblesse de la dépendance conceptuelle, de la virtualité des choix, de l'intelligence comme revendication a priori et a posteriori de l'écoute. Comme toute bonne musique, elle est l'expression d'une nécessité qui ne s'affaiblit pas à isoler la matière, le réalisé, et le virtuel, mais qui vise toujours à une impossible entéléchie - qui est le sens de toutes les grandes réformes formelles de l'histoire de la musique -, même si elle y tend dans le cas de Kraft par un biais quasi-tautologique, qui apparaît déjà, rétrospectivement, comme une réaction à la négation contemporaine de la forme, un peu de la façon dont Schoenberg était une réaction face à Debussy - ou comme l'a involontairement été Varèse, je reviendrai sur ce point, mais l'analogie entre Kraft et Amériques est d'un intérêt semblant presque aller de soi..

Mais c'est au prix d'un démythification (qui doit friser la démystification) de l'image symbolique de Kraft dans l'histoire musicale récente (comme totem d'une...post-avant-garde, déjà) que se dessine la cohérence du parcours de Lindberg, plus forte que dans celui de Salonen qui constate lui-même qu'il a dû en passer par une rupture. Quelle idée saugrenue et en même temps brillante d'avoir programmé côte à côte la création de Fedele et la troisième (après celles de 2001 dirigée par Salonen et de 2008 conduite par Mälkki) reprise de Kraft à Paris !

Théo Bélaud