Salonen nostrum

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- Paris, Salle Pleyel, le mercredi 8 juin 2011
- Debussy, La Mer - Ravel, Concerto pour piano en sol majeur - Beeethoven, Symphonie n°7 en la majeur, op. 92
- Orchestre de Paris
- David Fray, piano
- Esa-Pekka Salonen, direction



La représentation symbolique de cette critique tendant légèrement à l'impossible, le choix s'est porté, exceptionnellement, sur une sorte de moyenne. Pas uniquement en raison du caractère hétérogène de la qualité des composantes de ce concert - composantes dans tous les sens possibles : œuvres, interprètes, chef et orchestre, niveau d'exécution et d'inspiration, tout y aura été dissemblable et fluctuant.
C'est peu dire que pour beaucoup cette soirée étaient attendue, désirée, aimée par avance. Surtout après l'inoubliable mois de février offert par le festival Présences consacré à Salonen. En point d'orgue à la saison du renouveau de l'Orchestre de Paris, le concert se devait d'être beau, n'était-ce que pour être à la hauteur de l'engouement qu'il avait provoqué à la location. Au passage, cela aura été l'unique fois de la saison que j'aurais renoncé à me rendre à un bon concert doublé, n'ayant pris ma place que pour la première soirée (celle du film ci-dessous) : et la seule, en-dehors peut-être des concerts d'Abbado et de l'un des Barenboim, où aucun ou presque aucun des impétrants venus quémander au guichet avec deux heures d'avance ne trouverais son bonheur.

Pour trois raisons de différentes natures, qui pour un certain nombre de lecteurs sont évidentes, je ne dirai presque rien du concerto. Tout d'abord, j'en ai déjà fait état quelques fois ici, une forme qui va en s'aggravant de rejet de l'esthétique ravelienne m'interdit de commenter en conscience toute interprétation d'une œuvre de Ravel pour laquelle il ne me resterait pas un peu d'appétence - cela aurait été le cas de l'autre concerto, par exemple. D'autre part : il ne me paraît pas utile de développer, de toute façon, sur ce qui ne pouvait être que la partie la moins préparée du concert, par conséquent de loin la moins représentative de ce qu'un chef aux capacités hors-normes comme Salonen parvient à apporter à une phalange telle que l'OP. Enfin, que puis-je dire sur David Fray que je n'ai déjà écrit sur classiqueinfo, et qui a valu à cette revue, à mes camarades dont certains m'épaulent encore ici d'innombrables désagréments ? Je suis immunisé contre ceux-ci à présent et pourrait redire de façon plus radicale, celle qui peut être entendue dans la bouche de quantité de personnes aux abords des salles de concert, mais à quoi bon ? Après tout, j'accepte mieux le fait que Fray poursuive sa carrière que je ne le supporte dans le cas de Yundi Li, Evgueny Kissin ou Lars Vogt, qui est, je m'en rends compte maintenant, un Fray élevé au carré.
De fait, j'ai incomparablement moins souffert (je n'ai d'ailleurs pas souffert physiquement comme cela avait le cas lors des récitals de Fray auxquels j'ai assisté) lors de ce concerto en sol qu'à l'occasion du tout récent Brahms de Vogt. Le piano, dans les deux cas, est assez identique à lui-même dans sa négation instrumentale, et la complaisance compensatrice largement similaire. Mais dans un cas, c'est Brahms, dans l'autre, Ravel, et les conséquences à en tirer ne sont pas les mêmes, que ce soit vis-à-vis de piano ou de la complaisance. Le type même de vulgarité du Bach ou du Schubert de Fray me paraissent ici presque à son bon usage, et si ces mains étaient des mains des pianistes, si l'instrument ferraillait un peu moins et se projetait un peu plus, honnêtement, je trouverais cela tout à fait convenable.



Salonen a signé pour le disque une Mer qui n'a pas que des partisans, y compris par les admirateurs du finlandais volant. J'apprécie cependant beaucoup cet enregistrement singulier, plus minéral de texture et de logique que l'ordinaire, refusant le sensualisme et l'esthétisme habituel. Mais le moins que l'on puisse dire est que soit la vision de Salonen a profondément évolué, soit celui-ci s'est montré souple et (très) imaginatif pour contourner les limites de l'orchestre, voire en tirer profit. Je penche naturellement pour la seconde explication. Cette Mer extrêmement, radicalement contrastée, furieusement dialectique, quasi beethovenienne de forme présente qui plus est le paradoxe de renvoyer à un imaginaire sonore lui-même à mille lieux de l'univers luxueusement chirurgical de Los Angeles. Par nécessité, l'Orchestre de Paris ne peut prétendre ici à proposer quelque luxe que ce soit, sauf à revenir à une logique d'écoute où la richesse est faite d'une diversité plus brute, moins coloriste et chatoyante, mais dotée de plus d'arêtes et d'extrémités. On retrouve là une certaine nudité originelle du propos debussyste, qui renvoie à l'immédiateté non embarrassée de fioritures d'interprétations des années 40 ou 50 - jusque dans l'absence de tout velouté aux cors, qui pour la première fois peut-être cette saison prend un sens véritable.
Cela aurait pu être un choix par défaut, et l'est certes forcément en partie. Mais c'est ce qui fait que Salonen est aussi un grand chef par une pluralité d'aspects, parmi lesquels une faculté presque sans équivalent de tirer un parti intéressant de toutes les qualités et toutes les faiblesses de presque n'importe quel orchestre : mieux, l'habileté à adapter le discours musical exhibé aux possibilités physiques à disposition, et c'est exactement ce qui se passe ici. La construction de la tension est absolument exemplaire dans l'entame de De l'aube..., du fait de l'attention portée à une lecture maximale des variations dynamiques (la gestion des trémolos, admirables), et d'un sens des dissociation de climats tout à fait admirable. Et c'est souvent là où la réalisation laisse le plus à désirer que le résultat discursif et diachronique s'impose avec le plus de force : des chiffres 9 à 10 par exemple, et surtout jusqu'à 14 et donc à l'orée de la conclusion, typique de l'art salonenien - céder en battue et en dynamique revenant à créer toujours plus de tension. La coda arrivait d'ailleurs fortes de presque trop de promesses : l'incapacité des bois, pourtant aussi bien disposés qu'ils peuvent l'être, à traverser le rideau sonore pour reconvoquer l'idée première, renvoie malgré toute l'élévation musicale qui précédait au prosaïsme des problèmes techniques fondamentaux d'exécution de La Mer.

Jeux de vagues est en un sens l'esquisse la plus réussie en même temps qu'elle est la plus représentative, en raison de l'écriture, d'une tendance ambigüe de Salonen, consistant à s'avancer aux limites d'une virtuosité de compensation. Une telle remarque s'appliquait déjà, récemment, à sa Musique pour cordes, percussion et célesta donnée avec un Philharmonia qui, en étant d'un tout autre niveau que l'OP, n'avait pas cette musique dans ses cordes, au sens strict. La classe dans la virtuosité, la cohésion dans l'engagement sont des critères particulièrement discriminants pour ces mêmes pupitres dans Jeux de vagues, et c'est en cela que l'attitude de Salonen est ambigüe : prise de risque extrême ou obsession extrémiste d'un contrôle du mouvement et des phrasés ? Les deux pris dans la même logique, ivre d'une science infinie du bras, d'un rapport démiurgique à la respiration sans cesse changeante. Le résultat logique est terriblement imparable - nonobstant dans des défauts relatifs d'équilibres, dus à la présence excessive des cors et à un manque de densité du chant aux voix graves et intermédiaires (33-34 par exemple).

Mais l'on en vient, comme dans le Bartok londonien, à regretter la forme d'immédiateté moins désirée, moins volontariste dans la virtuosité, la grâce en somme, auxquelles Salonen parvenait aussi bien dans Ravel, Sibelius, Ligeti ou Varèse avec le Philharmonique de Radio-France. La remarque vaut pour le Dialogue..., presque aussi impressionnant que Jeux de vagues dans le caractère indiscutable de sa conduite, sa force dialectique formidable, son architectonique abstraite foncièrement première par rapport aux charmes chromatiste et plastique : c'est une ambiguïté fondamentale de la direction debussyste selon Salonen, qui se retrouve dans le Beethoven, dans la mesure où la chair, le physicalisme maximisé du geste équivalent dans cette logique au plus haut point d'abstraction formel, puisqu'en est retranché la dimension la plus immédiatement ragoûtante. Cette direction est en fait simultanément séduisante et irritante, car donnant autant le sentiment de pleins pouvoirs que de passage en force - c'est objectivement un passage en force que cette Mer.

A travers cela et la 7e Symphonie qui suit se dessine une sorte de dualité du chef Salonen parvenu à sa pleine maturité, à sa pleine gloire légitime qui fait qu'on est, quelque part, prêt à tout accepter de sa part : d'un côté, un abbadianisme amélioré, dans la faculté d'aller au plus près d'un sens naturel, originel de la musique écrite. De l'autre, ce qui a largement pris le dessus lors de ce concert, quelque chose dont l'héritage serait à retracer du côté du premier Bernstein, relevant davantage du domptage passionné tant de l'orchestre que de la forme, plutôt que de la transfiguration par la détente que l'on a aussi tant de fois vu Salonen réussir. Foncièrement enthousiasmante, festive et roborative (avec 32 violons...), cette 7e peut être considérée comme anecdotique car la méthode, similaire à celle appliquée dans Debussy, produit un résultat fondamentalement dépourvu d'originalité sur la durée de l’œuvre. Ce n'est pas un mal en soi, loin s'en fait, mais il eût été préférable de d'entendre ce Beethoven musculeux, surpuissant sans lourdeur mais sans réelle grâce non plus, avec la Radio Bavaroise ou la Staatskapelle de Dresde, les deux grands orchestres allemands de tradition que dirige Salonen actuellement.
Cette exécution pouvait toutefois paraître à bien des égards plus excitante que celle captée en concert avec Los Angeles, les choix de Salonen semblant s'être affermis depuis. Elle était du reste nettement plus tenue et aboutie que celle de grand luxe proposée par Jansons et le Concertgebouw cette saison, mais cependant moins transverse et prenante que les grandes Héroïques de cette année (Jurowski, Janowski, Barenboim) ou même que la 4e donnée deux fois par Järvi avec le même orchestre ! A moyens instrumentaux égaux, ce qui sépare le Finlandais et l'Estonien ici semble relever des degrés de murissement pratique respectifs auxquels sont parvenus les deux chefs dans Beethoven, et qui fait que la force logique de l'un, là encore certaine, s'obtient au prix d'un effort constructif de chaque instant alors que l'autre impose une logique d'ensemble donnée comme point de départ du travail d'orchestre. Ce qui est particulièrement frappant dans les deux derniers mouvements de Salonen, nettement moins convaincants que les deux premiers, la débauche impressionnante d'énergie y tournant pour partie à vide, tantôt à cause d'un excès d'appuis dans le III, ou d'une cession à la facilité de la vitesse dans le finale - mouvement où Järvi en concert, à l'opposé de la représentation de la vague historiciste, donne une leçon de tenue cumulatrice en retenant le tempo pour mieux le lâcher par vagues successives.
Restait toutefois un premier mouvement parfois brouillon dans l'engagement de l'harmonie (mais au moins cet engagement était-il présent) mais aux transitions parfois remarquables, et surtout un allegretto assez superbe, faisant notamment entendre (enfin !) idéalement la sortie du fugato et les neuf mesures d'exclamation du contre-sujet au bois, d'ordinaire inaudibles (à G). Le type même de petit miracle d'intelligibilité, de transparence qui, avec notre meilleur Salonen, se produit à l'échelle d'une œuvre et le plus souvent d'un concert entier - avec notre orchestre français, qui devrait être le sien quand bon lui semblera.