XVIIIe, ça ou rien ?

V V
 

- Paris, Salle Pleyel, le jeudi 8 septembre 2011

- Händel : Alcina, HWV 34: Suite - Mozart : Concerto n° 27 en si bémol majeur, K. 595 - Bach : Concerto pour clavier n° 5 en fa mineur, BWV 1056 - Haydn : Symphonie n° 101

- Academy of Saint-Martin-of-the-Fields
- Murray Perahia, piano et direction



Rendre compte d'un tel concert est très déprimant, aussi le ferai-je en termes extrêmement brefs. Comme d'autres je peste de plus en plus à l'encontre d'une logique de programmation des grandes salles dont le principal défaut n'est pas tant le conformisme patenté que la dérive à la fois historiciste et post-moderniste, caractérisée par la réduction au minuscule du spectre historique du répertoire convenable : un concert symphonique peut à la rigueur comprendre en première partie une pièce classique et/ou une contemporaine, dès lors que la seconde partie propose une symphonie composée entre 1830 et 1950. Ce spectre est encore beaucoup plus évident si l'on réduit à 1860-1910. 
Il y a sans doute une logique à analyser dans l'obsession que nourrit l'esprit post-moderniste pour le post-romantisme, mais là n'est pas le sujet : ce que l'on constate est une tendance inexorablement croissante à la spécialisation, correspondant à une logique économique de développement (ou de survie, plutôt) des structures musicales, qu'elles soient artistiques ou productrices. Chose impensable il y a soixante ans, quand la défense de la modernité n'était possible que pour des interprètes à la légitimité assise dans le répertoire classique et romantique (qui étaient en eux-mêmes moins séparés qu'aujourd'hui), légitimité elle-même souvent accompagnée d'une appétence pour Bach et Haendel. Que l'on repense simplement à Mengelberg, à Klemperer, à Furtwaengler, à Beecham, à Ormandy, à Britten. Mais aussi à Schnabel, à Serkin, à Gieseking, à Richter. Chacun à sa manière, Barenboim, Abbado, Chailly ont tenté de poursuivre cette quête de cohérence, dans une version plus proche dans les deux derniers cas d'une sorte d'œcuménisme plus caméléon à présent que prosélyte. Cela reste bien maigre et surtout de facto insuffisant pour espérer voir un jour une des phalanges prestigieuses du monde musical actuel venir jouer un programme Haendel-Mozart-Bach-Haydn, ou même la moitié de cela.

Perahia fait partie des interprètes qui, globalement, s'en sont tenus à un champ de spécialisation. Pourquoi pas : au moins n'a-t-on jamais pu l'identifier à la vague historiciste radicale, et le temps de sa vie qu'il a passé à défendre sa vision de Bach au piano a toujours plaidé, à mon sens, dans le sens d'un respect de principe à lui accorder (autant, d'ailleurs, que son amour manifestement sincère de Mendelssohn). Je dois faire amende honorable ici : pendant longtemps j'ai été défenseur de Perahia, avant que le doute ne gagne et que celui-ci ne s'illustre en concert. Je dois même présenter de plates excuses à mes plus anciens lecteurs : je me déjuge entièrement concernant la critique "primée" que j'ai commise à l'endroit du premier volet de son intégrale des partitas de Bach, qui est la plus monumentale erreur de jugement dont je me suis jamais rendu coupable.
Pourquoi ? Cela va bien au-delà d'une qualité de piano plus que médiocre que le disque a réussi à camoufler durant des décennies, ou presque. Mais je me rends compte maintenant, très clairement, d'à quel point la façon de jouer le répertoire du XVIIIe de Perahia est au moins aussi morte et mortifère que celle de bien de ses collègues bas-rockeux (je ne pense pas aux mozartiens authentiques venus du baroque comme Harnoncourt, ni aux pianofortistes émérites comme Lubimov). Mais à bien des égards elle s'approche, sans le cirque certes, de celle d'un Koopman.

Le révélateur le plus évident et surtout impitoyable en est son approche des mouvements lents de concertos, qu'il s'agisse du KV 595 ou du BWV 1056. Dans le premier, Perahia a recours à une invraisemblable inflation ornementale pour habiller joliment le vide absolu du discours qu'il produit. Dans le second, c'est pire, et on croit voir Koopman se mettre au piano : on est là dans une sorte de figuration de monde des bisounours d'une niaiserie et d'une trivialité profondément inconvenante. Tout n'est qu'effets de suspension, d'arrêt, de décoration d'intérieur, d'attendrissements bon marché, et finalement de saturation dans le refus de toute tension et de toute ligne : tout ne semble que brusquerie ou accroc. Dans les deux cas, le classicisme (et son antécédent) sont plus malmenés que dans le petit carnet de bon goût anesthésié présenté par Pires dans le même Mozart il y a trois mois. Car il y a là non seulement refus de tout enjeu dramatique, du moins autre que consistant en la présentation d'une musique d'ascenseur de bonne société : il y a un refus de la forme et de la logique interne de l'écriture, particulièrement dans Bach.
Que cherche Perahia, au fond, dans Bach ? On en vient à se le demander à la racine, car on ne trouve dans les mouvements extrêmes de son fa mineur ni préoccupation d'imitation de clavecin, ni tentative de différenciation des plans rythmiques et contrapuntiques, et encore moins le plus petit début de caractérisation proprement pianistique du jeu. Comme dans Mozart, le son est confiné à une échelle dynamique minuscule, qui est en fait arrimée à un plafond qu'on ne quitte jamais : aussi curieux que cela puisse paraître, c'est ainsi, Perahia joue tout forte, son forte étant assez riquiqui, mais force est de constater qu'il ne peut ni passer par-dessus ni aller bien en-dessous.

Sa direction du clavier semble aussi creuse et inutile que possible, ce qui est certes moins grave : on fait plus ou moins ce constat avec n'importe qui tentant l'expérience outre Barenboim, et le fait que Perahia s'y emploie depuis ses débuts ne change rien à l'affaire - l'histrionnisme extrême, et encore une fois la quasi-vulgarité de sa direction haydnienne ensuite aggravera presque  l'impression de koopmanisme latente, où tout n'est qu'accent grossier et surlignage inconstant. Seule l'Academy surnage quelque peu dans ce marasme propre à faire perdre toute foi en la possibilité aujourd'hui de jouer un tel programme de façon crédible. Leur suite d'Alcina ne respire pas le grand souffle du Haendel des orchestres symphoniques anglais d'avant-hier, mais pour une exécution sans chef (on n'ose imaginer le résultat avec Perahia à la baguette), la tenue apparaît au moins rétrospectivement correcte. Les violons emmenés par Kenneth Sillito sont assez secs mais suffisamment disciplinés, à l'image d'un quintette qui aura tenté de donner sobrement le change de bout en bout, malgré la creuse dialectique de préciosités et de lourdeurs demandée par leur chef par la suite. Et l'harmonie dans son ensemble reste d'un excellent niveau.
Neville Marriner hier en avait fait un fort bel outil, qu'il serait dommage de laisser en proie aux navrantes platitudes de Perahia et de... Joshua Bell (et que mes cheveux se dressent sur ma tête, je l'avais oublié, lui).

Enfin, si cela vous plaît. De toute façon, a-t-on et aura-t-on encore le choix pour entendre ce répertoire ?



Théo Bélaud
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