Maria Masycheva, l'espoir de perpétuer


© R. Goncharov
- Entretien réalisé le 22 octobre 2009 à Paris, Maison de Radio-France. 

- Paris. Salle Gaveau, le 18 octobre 2009. Franz Joseph Haydn (1732-1809) : Sonate en si bémol majeur, Hob XVI/41 ; Sergueï Rachmaninov (1873-1943) : Etudes-Tableaux op. 39 (extraits) ; Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Sarcasmes, op. 17 ; Johannes Brahms (1833-1897) : 7 Fantaisies, op. 116. Maria Masycheva, piano.
- Paris. Maison de Radio France, Salle Olivier Messiaen, le 20 octobre 2009. Maurice Ravel (1875-1937) : Concerto pour la Main Gauche. Orchestre National de France. Maria Masycheva, piano. Didier Benetti, direction.
- Paris. Salle Cortot, le 26 janvier 2010. Robert Schumann (1810-1856) : Novelettes, op. 21 (n°2 & 8) ; César Franck (1822-1890) : Prélude, Choral et Fugue ; Sergueï Lyapunov (1859-1924) : Etudes d’Exécution Transcendante, op. 11 (n°1 & 11). Maria Masycheva, piano.

 

  Elle a fait ses classes moscovites chez Virsaladze, comme Boris : comme ce dernier elle est partie ensuite élargir ses horizons sous les cieux germaniques ; de la première, elle a acquis quelque chose de l’attitude hautaine, du sens de la rectitude, et de l’absolue nécessité de s’effacer derrière le discours à condition que celui-ci sorte tout seul du piano.
  Plus accessoire compte-tenu de l’anarchie de valeurs ambiante, mais ô combien sympathique dans le contexte de la dite anarchie, elle elle la nouvelle lauréate du Concours Long-Thibaut : on attend toujours que soient annoncés des engagements à hauteur supposée de cette distinction - serait-ce plus facile pour qui vient d’au-delà de l’Oural ? A cette occasion, nous avons eu le plaisir de la rencontrer (entretien ci-après). Et en guise d’attente donc, nous retrouvions une troisième fois (après les finales récital et concerto du concours) Maria Masycheva pour un passage aux Mardis d’Animato, Salle Cortot.

Un éclair de lucidité !

  La victoire au Marguerite Long : un succès implacablement logique au vu de l’absence totale de concurrence, mais l’on a déjà vu des jurys éliminer avant même des finales leurs seuls candidats consistants. Dieu merci, certains jurys sont encore présidés par Aldo Ciccolini, et quand celui-ci assume de faire prononcer un verdict digne de sa stature, le résultat s’en ressent, et ne ressemble pas tout à fait aux délires que l’on voit un peu partout ailleurs dans les compétitions prestigieuses. Masycheva étant l’unique pianiste sérieux de cette session, elle est placée au-dessus du lot, et le lot étant ce qu’il est, doit certes se contenter du Second Grand Prix - au grand dam du public, et peut-être pas seulement du public, qui espérait une victoire française, et qui semblait même avoir apprécié le consternant concerto de Chopin d’un chinois.
  Tout cela est évidemment bien secondaire. Nous n’avions jamais entendu parler, honte à nous, de Maria Masycheva avant d’écouter la fin de la finale récital du concours, Salle Gaveau. Outre un beau et rare Haydn, et des Rachmaninov très maitrisés discursivement jusqu’à en manquer de tension harmonique, on aura retenu les deux autres morceaux de ce beau programme (voir plus bas) : des Sarcasmes de Prokofiev admirables tant dans la narration que dans le contrôle de l’articulation, ce qui va naturellement de pair. Et surtout, l’intégrale de l’opus 116 de Brahms, plat final de résistance qui, précisément, démontrait beaucoup de... résistances de la part de la jeune russe : résistance d’abord à la pression des circonstances, au moment de se jeter dans cette aventure sauvage ; aux difficultés techniques, cela va de soi ; et à la charge émotionnelle, disciplinée au sein d’une conduite dont on devinait ici, à la suite logique de Prokofiev, qu’elle n’avait pas dû être acquise n’importe où.
Car l’on ne savait, alors, d’où venait Maria Masycheva ! A savoir, de la classe des classes, celle d'Elisso. 

  La remarque pouvait bien s'appliquer à son exécution absolument dominée du Concerto pour la Main Gauche, que j'ai eu la chance d'entendre par deux fois: lors de la finale concerto du concours: moment où j'ai aperçu Aldo Ciccolini, qui semblait jusqu'alors, chose fort compréhensible, s'ennuyer ferme, mimer une vigoureuse approbation vis-à-vis de ses collègues de jury - parmi lesquels Peter Frankl; et Zhu Xiao Mei. Puis à l'occasion de la générale du concert de gala, deux jours plus tard. En ces deux occasions, la jeune russe bénéficiait, relative surprise, d'un partenariat soigné de la part de l'Orchestre National de France et de son timbalier aspirant chef, Didier Benetti. Pour l'anecdote, j'avais vu l'excellent Didier déjà diriger à l'improviste le Main Gauche, en novembre 2008, alors que le National avait été laissé en plan à la dernière minute d'avant une générale par Yannick Nézet-Séguin: sorte de prémonition, le soliste n'était autre que Boris Berezovsky...
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Maria Masycheva interprète le Concerto pour la Main Gauche de Ravel, avec l'Orchestre National de France placé sous la direction de Didier Benetti, le 22 octobre 2009, en finale du Concours Marguerite Long. © J. Panconi

 
  Trois mois plus tard, rendez-vous était donné Salle Cortot, pour égayer une saison assez morne - gâtée par la cohorte d'asiatiques préparationnaires du Concours Chopin - des Mardis d'Animato. Un rendez-vous faute de mieux aussi, pourrait-on dire, quelque soit mon attachement à l'acoustique à la fois intime et propre au brio pianistique de Cortot. Mais est-ce un hasard, remarque encore valable plusieurs mois après, si Maria Masycheva ne trouve pas en France d'engagements à la hauteurs de sa récompense, arrachée à un Marguerite Long d'évidence peu ravi de la distinguer? 
  Quoiqu'il en soit, ce que j'ai entendu ce 26 janvier 2010 a presque dépassé mes espérances, et en tout cas s'est révélé encore plus empli de promesses que la finale récital de Gaveau. Au tout premier chef, je retiens le plus beau Prélude, Choral et Fugue de Franck qu'il m'a été donné d'entendre en concert, en particulier par la grâce - c'est le terme physiquement perçu - d'un choral pianistiquement aveuglant. La même exceptionnel solidité technique était à son avantage dans les très difficiles seconde et huitième novelettes de Schumann, dans lesquelles on attendra de Masycheva un lâché-prise encore plus grand à l'avenir, à l'avenant de celui qu'elle laisse apercevoir dans la sublime voix lointaine de la 8e. Irréprochables et enthousiasmantes Transcendantes de Lyapunov, signature fort bien choisie pour conclure cette carte de visite de future incontournable du piano russe.

Rencontre avec Maria Masycheva

- Vous venez de répéter à nouveau le Concerto pour la Main Gauche ce matin, que vous avez présenté à la finale du concours et que vous jouerez à nouveau au concert de gala ce soir. Peut-on dire que votre parcours d’étudiante et de compétitrice s’est arrêté hier et votre carrière de concertiste commence aujourd’hui ?
- Je ne sais pas ! Pour ce qui concerne les études, je continue à travailler à Berlin auprès de Klaus Hellwig, dont l’enseignement est très important pour moi. C’est vrai que j’ai passé beaucoup de concours, c’est devenu une habitude. J’avais déjà obtenu des prix à Tbilissi, Lisbonne, Mérignac, Andorre. Au Marguerite Long cette année, le Premier Grand Prix n’a pas été attribué, mais le second est un Grand Prix aussi, après tout, et peut donc être considéré comme une consécration. Est-ce une raison pour passer à autre chose, ce n’est pas sûr : les concours restent formateurs tant que cela vous oblige à préparer et approfondir de nouveaux programmes, généralement très difficile, et rien que pour cela, ce n’est jamais du temps perdu. Avoir tel prix pour faire carrière n’est donc pas la seule finalité.
- Vous entrez dans une belle lignée de pianistes russes lauréats au Long-Thibaud : Elisabeth Leonskaja et Viktor Eresco, Igor Zhukov, et plus récemment Katia Skanavi et Ilya Rashkovskiy…
- C’est d’autant plus valorisant que le jury, présidé par Aldo Ciccolini, s’est montré intransigeant, en ne retenant que cinq candidats pour la finale et en ne décernant pas de premier prix. Comme je vous l’ai dit, ce prix vaut pour autant qu’un premier prix.
- Votre succès est aussi une grande satisfaction pour ceux dont qui aiment et soutiennent le jeu et l’enseignement issus des grandes traditions russes , que personne peut-être aujourd’hui n’incarne mieux qu’Elisso Virsaladze, dont vous avez fréquenté la classe…
- Je dois aussi exprimer une grande reconnaissance à l’égard de Vera Koroshina, qui comme Virsaladze a été une élève de Neuhaus : c’est elle qui m’a donnée les bonnes bases au Collège Académique de Musique (l’antichambre du Tchaikovsky, NDLR). Mais quiconque est passé dans la classe de Virsaladze au Conservatoire Tchaikovsky lui doit une grande reconnaissance. Elle est aussi importante comme professeur que comme interprète. Son enseignement est réputé pour sa sévérité et cette réputation est justifiée ! Je ne connais personne qui n’ait pas à un moment ou à un autre de ses études dans sa classe connu un passage difficile, qui n’ait pas douté ou manqué de se décourager. Mais le résultat est là, quand nous sortons, dans tous les cas, nous jouons mieux du piano. Et puis, c’est en entrant dans sa classe que j’ai rencontré mon mari, Georgy Gromov ! (Vainqueur, entre autres nombreux prix, du Concours Grieg d’Oslo en 2008)
- Parmi les jeunes pianistes russes, Dinara Nadzhafova (Dinara Klinton aujourd'hui) nous a beaucoup impressionné la saison passée à Paris : vous êtes-vous rencontrées ?
- Elle est arrivée dans la classe de Virsaladze à peu près quand j’en partais. Mon mari, qui y étudie toujours, la connaît mieux… Nous trouvons tous deux que c’est quelqu’un de supérieurement doué, doté d’une grande capacité de travail et de beaucoup de professionnalisme. 
- Revenons à vous et à ce concours. Lors de la finale récital, on pouvait être surpris par l’originalité de votre programme, et son caractère assez austère, étonnant dans ce contexte, où l’on s’attend plutôt à des passages obligés comme la fantaisie de Schumann, la sonate funèbre ou les ballades de Chopin, les plus grandes sonates de Beethoven, etc...
- C’est vrai, mais ce sont des œuvres que je joue depuis longtemps et que j’ai pris le temps d’approfondir, que j’aime donc présenter dans les concours. La sonate en si bémol majeur de Haydn (XVI/41) est beaucoup moins jouée que celles en ut majeur et mineur ou que celle en fa majeur ou même celle en la bémol majeur...; les Etudes-Tableaux de l’opus 39 de Rachmaninov, dont je joue une sélection, sont méconnues par rapport aux opus 33 ou aux préludes, et en effet plus complexes et sans doute intimidantes, mais ce sont celles que j’aime le plus jouer en ce moment. Les Sarcasmes de Prokofiev, oeuvre magnifique (dont Elisso Virsaladze a donné une interprétation inoubliable, NDLR, je les ai travaillés très jeune, comme beaucoup d’étudiants en Russie, et n’ai jamais cessé de les jouer depuis. Enfin, l’opus 116 de Brahms est plus connu mais reste un cycle d’une exigence technique et intellectuelle redoutable : même si c’est là encore assez austère, face à jury de grands pianistes il peut être gratifiant et valorisant de le jouer. Quant aux chefs d’œuvres que vous évoquez, je les jouerai quand je m’y sentirai prête ! Et n’oubliez pas qu’Aldo Ciccolini avait interdit aux candidats de jouer un certain nombre de pièces rebattues, dont les ballades de Chopin et les sonates célèbres de Beethoven...
- De façon plus générale, votre répertoire est assez original : vous jouez davantage Bach que la plupart des jeunes pianistes virtuoses, par exemple.
- Parce que je ne peux pas m’en passer ! Je joue ses six concertos pour clavier ainsi que ceux pour deux et trois claviers, et le cinquième Brandebourgeois que j’ai eu la chance de jouer pour l’un de mes premiers concerts, à neuf ans, quand j’étais pianiste d’un orchestre de chambre. Je joue régulièrement le premier livre intégral du Clavier Bien Tempéré et espère pouvoir bientôt présenter le second livre.
- Dans le même ordre d’idée, vous pratiquez la musique de notre temps...
- J’essaye d’en jouer à chaque fois que l’on m’en offre la possibilité, oui. J’ai joué à plusieurs reprises les concertos de Wolfgang Rihm et d’Alfred Schnittke. Je m’intéresse aux compositeurs qui comme eux traitent avec les langages d’aujourd’hui les grandes formes anciennes, que je pratique quotidiennement avec Bach : j’aime aussi beaucoup, par exemple, Sofia Gubaïdulina, dont j’ai souvent joué la Chaconne. De même ai-je à mon répertoire de récital la Toccata de Jorg Widmann, la Fugue pour la Main Gauche de Richard Dubugnon. Et je joue également Rain Tree Sketch II de Toru Takemitsu.
- Il y a souvent deux attitudes assez radicales chez les pianistes, russes notamment, concernant les transcriptions : rejet ou pratique assidue. Qu’en est-il pour vous ?
- Je pratique. C’est même assez important dans mon travail quotidien : outre des classiques comme Bach/Busoni, ou le scherzo du Songe d’une Nuit d’Eté transcrit par Rachmaninov, je joue souvent des transcriptions de lieder de Schubert...
- De Liszt ?
- Non, de mon mari ! Il en écrit beaucoup, dans un style plus sobre et transparent, proche de l’écriture schubertienne. Mais je les lui laisse pour les concerts. En revanche, j’adore les transcriptions de Mikhail Pletnev des ballets de Tchaikovsky, que je joue en récital. Et nous nous retrouvons avec mon mari pour jouer sa transcription pour deux pianos de la suite de Cinderella de Prokofiev.

Théo Bélaud
Contrat Creative Commons
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.

 NB: Maria Masycheva jouera au Festival Piano-folies du Touquet le 27 août, à l'orée d'un week-end qui se poursuivra avec Dinara Klinton et Vadim Rudenko: pour les parisiens, le déplacement (2h30 en train ou en voiture) me semble s'imposer...