Igor Tchetuev : un pari possible

© J. Liebeck
- Paris, Orangerie du Parc de Bagatelle, le 5 juillet 2010.
- Schumann, Arabeske en ut majeur, op. 18 ; Fantaisie en ut majeur, op. 17 - Chopin, 12 Etudes, op. 10 - Liszt, extrait des 12 Etudes d'Exécution Transcendante : Appassionato, en fa mineur (n°10), Feux-follets, en si bémol majeur (n°5), Chasse-Neige, en  si bémol mineur (n°12).
- Igor Tchetuev, piano.

    Voilà typiquement l'exemple du récital mitigé, non abouti, à la sortie duquel j'ai envie de réentendre le pianiste, et si possible rapidement. Igor Tchetuev n'est pas précisément un perdreau de l'année, certes. Trentenaire cette année, il a accroché à son cv dans les années 90 deux distinctions qui, la première en particulier, ne sont pas les plus aléatoires: le premier prix du Concours des jeunes pianistes Vladimir Krainev, à quatorze ans, et le premier prix Rubinstein de Tel-Aviv à dix-huit.
    Si j'évoque cependant un pari, indépendamment de ce que j'ai entendu à Bagatelle, c'est qu'il n'est pas absurde de parier sur des interprètes qui ont passé l'âge où l'on peut prétendre au titre ronflant (et rarement suivi d'effets durables) de révélation. C'est un fait historique évident que les plus grands (pianistes, du moins) n'ont pas forcément joué de façon inoubliable avant 35 voire 50 ans. Ou à tout le moins, que leur progression a souvent été continue. A mon sens, il n'y a qu'une donnée nécessaire pour qu'un pari puisse être fait: la solidité de la base pianistique. Tout le reste, en quelque sorte, peut attendre et a théoriquement une chance de s'améliorer, et même de beaucoup évoluer, alors que le socle strictement technique a lui une marge très limitée. En ne prenant donc que des pianistes extrêmement "sains" de 30 à 40 ans, dont on peut espérer mieux qu'il n'offre maintenant, il y a parmi les marges possibles un imaginaire trop fruste ou superficiel (Matsuev), ou une difficulté à lâcher prise et se mettre en danger (Andsnes). La marge de Tchetuev me semble d'une troisième nature : il joue fort bien du piano, assume naturellement un discours riche et consistant, et n'hésite nullement à se mettre en danger... à un point qu'il n'est sans doute pas encore en mesure de gérer sur un récital complet.

    Car je devrais aussi évoquer ce pianiste comme l'un des rares pour qui j'ai pu souffrir alors qu'il jouait bien et même excellemment. On ne peut jamais être trop affirmatif avec ces choses là, mais il est probable que Tchetuev est un "tracard" de premier ordre.  Comme tout russe de formation traditionnel le qui se respecte, il a dû avaler d'énormes charges d'apprentissage de répertoire, et l'ensemble de son superbe programme n'avait rien de nouveau pour lui : il me semble notamment qu'il joue la Fantaisie de Schumann et les Transcendantes depuis plusieurs années. Et compte-tenu du degré d'inspiration et de conviction qu'il a montré lors de ce récital, je ne crois pas beaucoup au mauvais soir. Et c'est pour toutes ces raisons que je ne vois qu'une excessive sensibilité à l'appréhension, ou plus généralement un manque de confiance pour expliquer les sautes de concentration, trous de mémoire et brefs passages à vide qui ont émaillé sa prestation .
    Prestation qui avait débuté de manière fort engageante ! Ce n'est pas tout le monde qui peut prétendre attaquer un récital avec l'Arabeske, et la jouer tout court d'ailleurs, sans tomber dans l'anecdote. Chanter mais valoriser l'harmonie, varier mais ne pas construire, équilibrer et déséquilibrer  telle est la quadrature presque impossible surtout s'agissant de la gestion des refrains. Celle proposée par Tchetuev n'est pas idéale mais s'en approche: il parvient à cette forme de passivité, un peu instable, cette incertitude de la ligne qui évite le prosaïsme ("ta-dada, tada, ta-dada, tada, pfiou, vivement la fin"). Pour la première mineure, Tchetuev fait le choix d'un continuum quasi maestoso, plus retenu que le tempo précédant, et assez généreux en dynamiques : et fort réussi finalement, car ce pianiste possède, un peu comme Andsnes justement, une patte (donc pâte) harmonique naturellement chaleureuse et équilibrée. C'est dans la seconde mineure que son interprétation semble plus limitée, la linéarité qu'il y applique à l'identique de la première ne parvenant pas à s'y incarner, faute de ruptures. Ce manque d'imagination se répercute logiquement sur le dernier refrain, moins libre et souple que les précédents. Beau zum Schluss en revanche, dans une optique très épurée bien conduite.


    Arrivé à peu près au quart du premier mouvement de sa Fantaisie, j'ai commencé à avoir le sentiment de découvrir un vrai grand pianiste. Tout y était : la décontraction gestuelle, la noblesse de son et de ton (quels beaux graves!), l'absence absolue de duretés tant dans les trilles que dans les accords, le souffle épique maîtrisé, sans points d'appui inutiles. Franchement, une entame pareille de l'opus 17 suffit amplement à savoir que ce monsieur joue vraiment du piano, et qu'il a l'imaginaire... beau. Oui, mais c'est là que les problèmes commencent et que la belle mécanique se grippe. Episodiquement, certes, mais tout de même. Hésitations sur l'harmonie dans les transitions ramenant le thème initial, approximations dans l'accompagnement au début du Im Legendenton, et surtout au climax de cet épisode, très hésitant. Ce cœur narratif du premier mouvement est probablement la section la plus compliquée de la Fantaisie, pas pianistiquement mais pour la conduite, et nombreux sont les interprètes qui s'y perdent et redémarrent conséquemment de nulle part. Chose étonnante, ce n'est pas le cas de Tchetuev, qui conclut la légende beaucoup mieux qu'il ne l'avait traversée, et achève le mouvement avec presque autant de réussite qu'il ne l'avait entamé (avec même de superbes dernières lignes).
    Le second mouvement obéissait à peu près à la même logique. Débuté trop fort, comme d'habitude, mais parvenant néanmoins à une progression dramatique dans le développement... abstraction faite de nouvelles hésitations dans la marche harmonique (entre les trilles). Chose amusante, en exagérant un peu je pourrais dire que les deux redoutables dernières pages étaient plus propres (sans que Tchetuev n'ait paru les assurer spécialement) que les cinq ou six précédentes ! Apparaissant un peu échaudé par ces  divers incidents, il a semblé manquer de l'aplomb psychique, du détachement pénétré nécessaire à un grand finale : mais avec ce pianiste, les bases sont assez bien faites pour que quelque chose de soudainement poétique, une irisation surgisse sans crier gare. Et c'est encore ce qui arrivait dans la dernière page (en définitive, il sait finir, ce pianiste!). 


    Les accidents de parcours ne semblaient jusqu'alors pas vraiment liés à la difficulté d'exécution, et l'intégrale de l'opus 10 de Chopin le confirmait assez éloquemment : ça n'aura pas été le grand frisson continu, rêve légitimement caressé à chaque fois qu'une intégrale de l'un ou l'autre livre d'études est programmé, mais un très beau moment musical, globalement solide. Surtout dans la seconde moitié du parcours, ce qui est relativement inhabituel sans doute : sans le projeter au niveau de poésie de Berezovsky, j'imagine assez Tchetuev capable de plus grandes choses dans les trois premières études, qui comptent parmi les plus sublimes des vingt-sept et qui ont paru l'intimider. Ma première impression a donc été qu'il cherchait d'abord à se rassurer, et j'ai craint le pire quand une nouvelle saute de concentration l'a saisi dans la mini cadence de la 4e. Heureusement, les nerfs tenaient encore, et la plus belle partie de ce récital suivait juste derrière. Ou disons, de la 7e à la 12e, nonobstant les petites imprécisions de la terrible 8e. Puis, libéré, c'est un Prince Igor qui se révèle ! Sûreté parfaite, lyrisme classieux partout ; remarquable conduite de l'oreille - les jeux d'échos - dans la fa mineur, sincérité merveilleusement émouvante du chant dans la la bémol, presque aucun accent mais toute la richesse de l'écriture dans la mi bémol, et une révolutionnaire audacieuse, pleine de ruptures, ou plutôt de brisures pathétiques au milieu des emportements: osé et très réussi. Durant dix bonnes minutes, Tchetuev paraissait enfin invincible.
    Pour un peu plus de dix minutes, même, car sa première transcendante, la sublime fa mineur, naviguait sur des sommets semblables. La malchance de Tchetuev était de donner son meilleur là où Boris a fixé des standards vertigineux, mais qu'importe : un bel appassionato, avec ce piano aristocratique là sur orbite (bien meilleur et au chant plus ardent que dans l'enregistrement ci-dessus, qui n'est déjà pas mauvais), est toujours bon à prendre ; et je suis tout à fait convaincu à cet instant qu'on ne touchera plus terre jusqu'à la fin. Puis patatras : Feux-follets, au lieu de lui tomber sous les doigts, lui tombe des mains ! Il suffit de peu : la première montée qui part  un soupçon de travers, et la belle mécanique s'enraye, la cervelle semble d'un coup contrainte de se reconnecter à la prosaïque recherche des notes, ce qui tombe mal, vu qu'il y en beaucoup, beaucoup, beaucoup trop... Rattrapage à l'énergie avec Chasse-Neige, qui re-libérait le fauve progressivement (la grande série de doubles gammes semblant lui refaire une santé d'enfer), pour se terminer avec presque la même magnificence que ce que de méchants feux-follets avait malencontreusement interrompu.

    Que d'émotions ! Je ne retournerai pas écouter Igor Tchetuev le cœur serein, mais avec joie et excitation, certainement. Et le méchant anti-féministe qui sommeille en moi espère bien que le pari finira par être gagnant : j'évoquerai un jour ce curieux phénomène, mais des dizaines de pianistes de moins de trente-cinq ans que j'ai entendus, cinq des sept ou huit m'ayant paru les plus prometteurs sont des femmes. Ce qui n'a rationnellement aucune raison d'être.