Le Sokolov heureux

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- Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, le 10 août 2010. 
- Bach, Partita n°2 en ut mineur, BWV 826 - Brahms, 7 Fantaisies, op. 116 - Schumann, Grande Sonate en fa mineur, op. 14.
- Grigory Sokolov, piano.
© Raphaël Rippinger
    


A force d'attendre de lui monts et merveilles, je m'étais fait à l'idée paradoxale que, finalement, derrière la dimension systématique, presque horlogère du phénomène Sokolov, il y avait une part d'aléatoire plus grande qu'avec les concerts d'autres pianistes de son calibre - par exemple Berezovsky. Ces deux dernières années, j'ai écouté trois fois son programme Beethoven et trois fois sa Gastein : les deux dernières fois (Aix 2009, Beethoven-Schubert, et Paris 2009, Schubert-Schumann) avaient toutes deux laissé un goût d'inachevé. La première fois parce qu'après les meilleurs - de loin - opus 2/2 et 27/1 que je l'ai entendu jouer, sa Gastein s'était formellement délitée (délitée pour du Sokolov) au fur et à mesure que sa mécanique pianistique tournait à vide. La seconde car, après une Gastein bien mieux tenue, la version en cinq mouvements du Concert sans Orchestre m'avait paru ouvrir des horizons nouveaux dans cette oeuvre problématique, mais des horizons seulement, dont un tel pianiste aurait sans doute pu davantage s'approcher.  Je ne ménagerai pas de suspense : c'est pour mon plus grand bonheur ce à quoi il est parvenu mardi dernier au Grand Théâtre de Provence. 
    

Bach
    Mais avant d'y revenir, prenons son nouveau programme dans l'ordre; la partita en ut mineur est en quelque sorte, ne serait-ce que chronologiquement, un classique de la discographie sokolovienne, publiée il y a plus de vingt ans aux côtés d'un fort bon Art de la Fugue. C'est en tout cas l'un des enregistrements de Sokolov auxquels je reviens souvent, au même titre que le volume Chopin (essentiellement pour la sonate et les études), le superbe disque Scriabin - Prokofiev - Rachmaninov, et davantage que les volume Brahms, Beethoven ou Schubert. On sait qu'avec le temps, Sokolov a institutionnalisé pour le bonheur ou le malheur de tels ou tels de ses admirateurs une ornementation inflationniste de ses Bach : pour ma part, j'ai entendu des bandes des Goldberg ou de la partita en mi  mineur donnant raison aux malheureux. Pour autant, la perception que l'on peut avoir de cet aspect inévitable de son Bach peut aussi beaucoup dépendre de l'état de forme de Sokolov : pas tant de son degré de maîtrise pianistique du jour - mordre et triller doit être pour lui plus naturel que de se raser. Mais, disons, de sa capacité un soir donné à communiquer autrement que vers sa propre fascination - ou vertige - à l'égard de la toile ornementale qu'il tisse. En somme, à communiquer tout court. De ce point de vue, le Sokolov que j'ai entendu le 10 août à Aix était sans doute proche de son meilleur, et sa partita le plus souvent recevable pour des allergiques à ses quasi solipsismes - et j'en connais de plus allergiques que moi qui s'en sont donc bien accommodés. 
    Pour autant, je n'ai pas perçu l'enjeu majeur qu'il y avait pour le pianiste à remettre cette partita là (alors que, sauf erreur, il n'en a jamais présenté que deux) sur le métier, comparativement à son enregistrement. Sans doute lui a-t-elle manqué : cela rend curieux, car assimilable à de l'empressement, certaines bousculades de la logique relationnelle des mouvements, bizarreries qui ne se trouvent pas au disque : l'allemande quasiment plus rapide que la courante est celle qui m'a le plus gêné. J'ai aussi regretté que Sokolov ne se serve pas dans le rondo (sévère et vigoureux à l'excès) de sa formidable capacité à créer des suspensions qui transforment le simple charme en profondeur : le souvenir émerveillé de Zimerman dans ce mouvement (mais seulement dans celui-ci...) doit y être pour beaucoup. En revanche, j'aurais tendance à défendre sa sarabande, nettement alanguie par rapport à la première mouture, mais indéniablement conduite et où à mon sens les ajouts ornementaux aux reprises fonctionnaient le mieux - en particulier à la main gauche. Les mouvements extrêmes n'appelaient guère de réserve, sinon la main gauche systématiquement piquée de l'andante de la sinfonia, diminuant à mes oreilles le lyrisme incroyable de cette page, notamment dans sa modulation majeure : c'est là typiquement du Bach sokolovien avec lequel il faut composer... pour pouvoir entendre une fugue d'une puissance naturelle et d'une lisibilité auxquelles quasiment personne d'autre ne peut prétendre. Un Bach qui semble surtout fonctionner comme rampe de lancement à ce programme, dans la mesure où la marge de manœuvre dont il y dispose (à la différence du romantisme) pour s'ébattre en ses pêchés gourmands doit tout simplement le faire se sentir heureux.


Brahms


    Ce qu'a donné à entendre Sokolov dans l'opus 116, il est bien possible qu'il y en ait encore moins susceptibles de s'en approcher. À jamais marquées, au moins pour les russes, par les interprétations hallucinées de Gilels, les sept fantaisies de Brahms semblent depuis attendre le prince charmant qui leur rendra une vie comparable. Sokolov ne ressemble pas précisément au prince charmant, et on ne peut même pas dire que c'est une vie comparable qu'il leur offre : mais des perspectives nouvelles, à tout le moins, et en tout cas un niveau d'élévation pianistique digne de leur écriture simultanément pré-debussyste et pré-schoenbergienne.  C'est peu dire que le petersbourgeois possède comme presque personne ce niveau égal de densité et de rebond (paradoxe du piano s'il en est) que réclame le dernier Brahms en général et les fantaisies en particulier.
     Au-delà de cette dimension strictement technique, il faut bien reconnaître aussi qu'il est l'un des très rares pianistes du gotha actuel à s'attaquer au dernier Brahms (ce qu'il n'avait guère fait jusqu'alors) : depuis que Gilels et Serkin ont disparu et que Rösel s'est fait trop rare, qu'a-t-on eu, disques et concerts confondus : Lugansky dans l'opus 118 (peu concluant, mais attendons cette saison puisqu'il les reprend), Zylberstein dans 117 et 118 (bien), Ránki, excellent mais dans un pot-pourri, Virsaladze dans 119 (bien mais j'attendais mieux d'elle), Zimerman dans 119 récemment et là, on approchait le grand. Mais point de 116, donc, comme si l'orée du dernier massif brahmsien formait à elle seule une forêt trop touffue et impraticable. Sokolov arrive à point nommé pour combler ce manque, d'autant plus que son Brahms peut sans doute revendiquer d'être plus marquant que tout ce que je viens d'énumérer (en se limitant aux vivants). Cela va presque sans dire pour un pianiste dont les rares accès de complaisances ne ressemblent de toute façon en rien aux complaisances des autres : mais qu'il est bon, déjà, d'entendre un Brahms débarrassé de cette pseudo poésie fabriquée, réchauffée à la sauce Kempff du pauvre, (les yeux dans les nuages et les oreilles dans le faux-plafond) dont tant de pianistes nous affligent.
    Rien qu'en cela, le Brahms de Sokolov amène de l'air frais et surtout pur : voilà un pianiste qui ne vient pas nous raconter le sens des sentiments fugaces au coin de la nostalgie automnale du soir d'un siècle éphémère. Place nette est donc faite pour un discours apuré de musicalité artificielle, et du reste probablement intimidant pour beaucoup, car prenant les chemins les plus difficiles à suivre. Même si les pièces extrêmes apportent leur lot d'explosivité et de force rythmique, elles se fondent plus qu'à l'ordinaire dans le flux halluciné des cinq encadrées, flux que Sokolov traite comme peut-être personne ne l'a jamais fait, avec une science de la décantation et du déséquilibre qui réussit presque le tour de force (que fantasme sans doute Sokolov) d'être digne de celui qui l'a imposé il y a 44 ans: Gilels. Gilels, mais sans s'y mesurer complètement, sans doute à raison, mais en y ajoutant cette dose de distance et d'abstraction stylisée qui caractérisaient les dernières interprétations de Michelangeli de l'opus 10. 
    Dans cette logique, le coeur expressif de l'oeuvre, qui souvent procède des encadrants, 1-3-6-7, devient clairement le coeur chronologique, les encadrés. On est en droit de penser que la vision de Sokolov unifie davantage l'opus 116 qu'il ne l'a, peut-être, jamais été: c'est bien plus qu'une parenthèse introspective qui est ouverte entre le second et l'ultime capriccio: le plus grand moment de ce Brahms aura été un incroyable intermezzo en mi majeur, n°4 qui est sans doute avec son suivant l'endroit où l'interprète comme l'auditeur se perdent le plus souvent. Il a semblé évident que c'était une palette de maniement des nuances, des timbres des différents registres (ici, on entendait comme une magistrale étude pour les sonorités opposées) ou de la pédale (extraordinaire) du niveau de celle de Sokolov qu'il faut pour rendre justice à cette pièce, notamment dans une inoubliable dernière page. Une expérience irremplaçable que les parisiens ne pourront manquer dans trois mois: on y apprend sans doute quelque chose à cultiver par la suite, comme si pousser le Brahms le plus énigmatique à un point supérieur d'abstraction le rendait plus lumineux et pénétrant.


Schumann


    Ce Schumann là de Sokolov n'était pas une découverte pour moi qui l'ai entendu aux Champs-Elysées en décembre dernier. Sauf que... comme cela est arrivé plus d'une fois, plus d'une demi-année de pratique publique de l'oeuvre l'ont amené à un niveau de déploiement du discours beaucoup plus impressionnant qu'au départ, alors même qu'il y a sept mois cet opus 14 m'avait fait l'impression d'une renaissance pour Sokolov, son Schubert ayant trop vite atteint son bout de course. Je reste toujours réservé quant aux choix de la version en cinq mouvements, même si c'est celui qui respecte probablement le mieux la volonté originelle de Schumann, en tout cas pas moins que le vrai concert sans orchestre en trois mouvements qui était une lubie de son éditeur que Moscheles, dédicataire de la sonate, n'approuvait pas davantage:  dans cette dernière configuration (choisie par Pollini et beaucoup d'autres), je trouve toujours l'arrivée du thème et variations artificielle et me dis que si Schumann avait de son propre chef décidé d'écrire un concerto sans orchestre, son mouvement central n'aurait jamais pris cette forme - et le premier mouvement aurait peut-être été plus développé, du reste. Une solution avec scherzo me paraît donc s'imposer pour équilibrer l'oeuvre, mais deux scherzi, qui plus est enchainés? Tout compte fait, je suis donc assez partisan du compromis finalement adopté par Schumann et traduit par Horowitz dans son superbe enregistrement, d'autant plus que le scherzo inséré dans la version en quatre mouvements est clairement le plus beau des deux. 
        
    C'est d'ailleurs dans ce dernier (placé donc en troisième position) que l'émerveillement  m'a gagné à un niveau égal à celui atteint dans Brahms. A Paris l'an passé, quoiqu'admiratif je n'imaginais pas Sokolov approcher l'émotion d'Horowitz dans ce mouvement ou les autres: si l'on parle bien d'approcher et non d'égaler, il est y parvenu. Les montées en notes répétées du sublime trio lui vont déjà naturellement comme un gant, alors dans un grand soir comme celui-là! Et il ne serait pas absurde de prétendre que Sokolov va finalement plus loin dans les mouvements extrêmes, dans la mesure où son approche est radicalement différente de la quasi totalité de ceux qui l'ont précédé: ses moyens pianistiques lui permettent de ralentir tant qu'il le veut, et quand sa conduite est aussi indestructible que dans un aussi bon jour, la révélation architecturale qui s'ensuit est proprement vertigineuse, alors même qu'il marque vraisemblablement moins les écarts dynamiques que l'année dernière. 

    Le premier mouvement reçoit un traitement d'une rare homogénéité, que d'aucun auront entendu contredire l'esprit supposé fantasque et éclaté de l'écriture: je leur répondrais que s'il y a une vérité interprétative, elle n'est pas dans les projections conceptuelles quant aux esprits des partitions, mais dans le degré d'aboutissement de leur déploiement physique: et à cette aune, c'est à une certaine vérité que Sokolov a atteint. Mes seules réserves auront porté sur le thème et variations, et plus spécialement sur le thème de Clara, traité avec une sophistication exagérée, loin de l'immédiateté et de l'intuition inimitables d'Horowitz. Grande synthèse de ces problématiques et de toute la sonate d'ailleurs - ce qui paraît rarement être le cas - le finale m'a semblé être une des plus grandes choses que j'ai entendu Sokolov jouer, dans la mesure où s'y épanouissaient avec le même bonheur les dimensions contradictoires de pure conduite harmonique, de mise en valeur des éléments contraires, de densité d'écriture et de vocalité de la ligne, de délicatesse dans l'individualisation des notes et longueur de la ligne.  En décembre à Paris, j'avais eu le sentiment diffus que Sokolov ne jouait le finale que pour mettre en majesté le thème majeur, et j'ai senti ici un amour immense pour chaque thème à chacune de leurs apparitions, une absence totale de surarticulation au profit d'un continuum chanté  (donnant d'ailleurs envie de chanter) qui aurait pu ne jamais s'arrêter, et surtout une impression permanente de montée expressive en puissance. Un tour de force formel et pianistique sans guère d'équivalent aujourd'hui.


    On se fait parfois la réflexion que Sokolov n'est presque jamais aussi heureux (et donc magnifique) que quand il a un océan de notes à jouer, contexte dans lequel il possède, comme Berezovsky, l'art de faire paraître les choses simples. La dernière fois qu'il m'a paru aussi grand, c'était avec très peu de notes, dans les fabuleux Mozart de 2008. Plus que jamais, l'année de ses soixante ans, Sokolov reste l'un des plus sérieux candidats à cette quadrature du cercle de l'interprétation pianistique.

Théo Bélaud
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