Lise de la Salle à La Roque, enfin la consécration?

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 - La Roque d'Anthéron, parc du château de Florans,  le 12 août 2010.
- Weber, Oberon, ouverture  - Liszt, Concerto n°1 en mi bémol majeur - Chopin, Concerto n°2 en fa mineur, op. 21.
- Sinfonia Varsovia - George Tchichinadze, direction.
- Lise de la Salle, piano. 
Sur la scène du parc du château de Florans, le 12 août. © X. Antoinet




   
Deux choses n'ayant rien à voir avec le concert

   I) Autant que ce soit réglé maintenant, et une bonne fois pour toutes. Une des raisons - certes  secondaire - pour lesquelles j'ai créé le petit concertorialiste est que je voulais pouvoir continuer à écrire sur Lise de la Salle. Ce qui n'aurait rien eu de très sorcier : il m'aurait suffit de me rendre à ses concerts (un plaisir), de demander une invitation presse (une formalité en dehors de Paris, une épreuve plus ou moins difficile mais supportable à Paris), et de rédiger un compte-rendu faisant quelques concessions à l'exercice journalistique pour Classiqueinfo. C'est-à-dire, s'agissant du dernier point (et ce serait pareil pour n'importe quel autre site ou revue), en usant d'un "nous" dont on ne sait jamais s'il engage la rédaction ou son hypothétique majesté, et en nommant froidement l'interprète par son nom : double procédé de mise à distance fort bien trouvé pour légitimer une profession dont l'hypocrisie n'est pas le moindre des traits de caractère, au même titre que la capacité à prendre le lecteur pour un imbécile. 
    J'avais jusqu'à il y a peu toujours réussi à me garder de cette situation consistant à écrire, selon les contraintes susmentionnées, sur un artiste que l'on appelle par son prénom des choses que l'on aurait perçu de façon très différente s'il s'était agi d'un étranger. Cette situation, je tiens à le souligner, est une quasi norme pour de nombreux critiques, en particulier ceux officiant dans la presse imprimée. Et je pourrais parler longtemps de ces scènes de dîner d'après-concert réunissant journalistes, producteur de concert et interprète, ou de ces promotions radiophoniques de disques où le promoteur n'est autre que le bienveillant rédacteur du livret de la galette en question. Ou encore de ces comptes-rendus de concerts dont l'auteur a signé la note de programme contre très généreuse rétribution (et je sais de quoi je parle, quoiqu'en pareille situation je me sois toujours interdit de jouer sur les deux tableaux : il me semble bien avoir été le seul à Paris, d'ailleurs). Quoiqu'il en soit, je suis maintenant dans cette situation, et la seule possibilité qu'il me restait pour parler de Lise était ce blog, dans la mesure où la condition était de signaler la particularité de mon écoute à son égard - et à l'égard de n'importe qui d'autre que je connais et dont je pourrais parler un jour. Il est parfaitement évident que je n'aurais jamais pu le faire savoir dans quelque cadre estampillé "presse" que ce soit. Pour le reste, j'estime n'avoir guère à me justifier: le jour où j'ai découvert Lise, j'en ai dit ceci, je ne la connaissais pas et n'avais guère de préjugé favorable à son propos. Sujet ouvert comme il se devait et clos comme il se doit maintenant.

    II) Puisque j'y renvoie pour la deuxième fois déjà sur le petit concertorialiste, ceux qui ont lu mes articles sur Lise se diront peut-être après celui-ci que je vire blasé, voire me lasse bien vite. Il est vrai que mon compte-rendu de son récital Chopin au Châtelet en février dernier donnait moins dans la dithyrambe que les précédents. En fait, je ne me lasse pas du tout : non seulement je retourne l'écouter (encore heureux, étant donné tous les pianistes que je retourne écouter en me demandant pourquoi), mais fin avril je me suis rendu à Epernay où elle redonnait, d'abord, les trois-quarts de son programme du Châtelet (première et troisième ballade, deuxième sonate de Chopin). C'était déjà, en tout cas pour les ballades, assez nettement meilleur qu'à Paris, et donc très bon. Mais surtout, j'ai entendu en seconde partie les plus belles - de très loin et sur beaucoup - Etudes Symphoniques arrivées en concert à mes oreilles, les plus belles tout court d'ailleurs si n'avait été Gilels. Je n'ai pas rendu compte de ce récital, ayant alors déjà décidé de ne plus demander d'invitations pour les prestations de Lise, et ne disposant pas encore du présent outil : tout le monde ne le sait pas, mais il est impossible pour un critique de publier dans un organe journalistique sans avoir été invité au concert (forme suprêmement subtile d'auto-censure, quand on y réfléchit une minute). Quoiqu'il en soit, si j'en parle ici, ce n'est pas pour compenser autre chose, mais pour signaler dès à présent aux amoureux parisiens du piano, de Schumann et des sensations fortes qu'ils doivent en cette minute ouvrir un nouvel onglet ici, cliquer sur réserver et s'acquitter des désagréments d'usages. Voyez donc comme je ne suis pas blasé : du reste, ces Etudes Symphoniques, j'aurais donné cher pour qu'elles soient au programme de son retour sous la conque...

J'en viens - quand même - au concert

© X. Antoinet
    Je n'ai pas pu m'empêcher d'écouter ce concert, comme cela arrive parfois et pas forcément avec les interprètes que l'on connaît, avec une sorte de trac par procuration (en fait, une vraie boule dans le ventre). Dans notre pays où LDLS n'a été prodigue que par intermittences (alors qu'elle remplit n'importe quelle salle à Berlin, Vienne, Tokyo ou Los Angeles toute l'année), le privilège assez peu commun de jouer deux concertos sur la scène principale du festival sonnait comme un petit tournant, auquel ses débuts en récital au TCE en janvier prochain font déjà écho. Un symbole aussi, puisque c'est à La Roque qu'elle a été révélée il y a six ans, ce qui n'avait pas évité que son extraordinaire Jeunehomme soit relegué dans la grange de l'étang des Aulnes l'an passé. Bref, mieux valait sans doute qu'elle ne passe pas à côté de cette opportunité de s'installer un peu plus solidement dans les cœurs français. Dieu merci, à en juger par les salves de claque-pieds sur les gradins du parc, l'opération semble avoir réussi : je me suis laissé dire qu'à une époque relativement lointaine, où LDLS apprenait à marcher et moi à écrire, ce genre de manifestation d'enthousiasme était le privilège notoire d'un cercle de monstres du calibre de Pletnev, Virsaladze ou Argerich. Manifestement, cela a bien changé et j'ai entendu parfois ce brouhaha accorder des honneurs assez improbables l'été dernier : mais enfin, on dira que...
    Le concert donné à La Roque était par ailleurs inhabituel pour moi, puisque c'était la première fois que j'entendais au concert Lise jouer des œuvres que j'avais déjà écoutées par elle au disque. Si je devais faire très court, je dirais que l'impression que j'ai retiré de cette soirée a été inverse à celle produite par les disques - en schématisant beaucoup. Dans son premier enregistrement concertant, je préfère d'assez loin le Liszt 1 aux Chostakovitch et Prokofiev 1, pour la pianiste mais surtout parce que c'est chez le seul non Russe que l'orchestre Gulbenkian et Foster me dérangent le moins (il sont très quelconques dans Chosta et passablement ridicules dans Proko, transformé en mauvais Ravel). Mais je préfère toutefois de loin l'enregistrement qui sort ces jours-ci du Chopin 2, d'abord parce que Lise a pour partenaire la Staatskapelle de Dresde (sans commentaires), et surtout parce que ce témoignage live authentique a l'immense mérite d'exister comme tel. 


Liszt
 
   Le Sinfonia Varsovia n'est pas bien meilleur en qualités instrumentales intrinsèques que le Gulbenkian (quelle idée saugrenue de faire jouer à ces malheureux premiers violons l'ouverture d'Oberon !), mais ne dérange pas davantage : en revanche, la soliste a pris par rapport au disque une assurance très supérieure, et son piano s'affiche d'entrée dans un bon jour : solide à souhait bien sûr, mais surtout plein et généreux : et on retrouve la pianiste capable  sans détimbrer d'occuper un espace dynamique dont peu d'hommes sont capables. Plus important et appréciable encore, les premiers traits mélismatiques de l'exposé, comme la plupart des suivants, donnent également les signes d'un soir avec. Comme pour un certain nombre d'autres (bons) pianistes, l'indice qui ne trompe guère avec Lise est souvent le degré de propension à river le corps par dessus le clavier pour assurer les notes en les surarticulant : ici, le bras est libre et souple, le buste garde sa distance, et la phrase est donc chantante et dépourvue de sophistication superflue. On sait par ailleurs que Lise est une pianiste intéressée par ses partenaires et dont la qualité d'écoute n'est pas la moindre : sa capacité à suivre - mais non sans directivité - les soli de violon et clarinette l'ont remarquablement rappelé. 
    Mais c'est surtout à partir du second mouvement que l'interprétation décolle - est-ce juste parce que l'entame très réussie du premier m'a fait espérer une gamme conclusive plus distinguée ?... Quoiqu'il en soit, je suis toujours aussi impressionné par la capacité de Lise à animer des épisodes variés tendant vite au prosaïsme et au remplissage avec d'autres. A ce titre, la récitative transition entre les soli de violoncelle et de hautbois (de D à E) a été un régal, et la façon de créer sur deux mesures d'inflexion de trille (le vrai smorzando demandé ici par Liszt, en très classe), la transition vers le troisième épisode  (le scherzando) encore davantage. Le lyrisme de ses octaves dans la réponse aux appels de trombones dans le finale (qu'elle a l'intelligence de prendre le temps de construire) l'était à peine moins. Bref, pianistiquement et dans la domination formelle, il n'y avait pas lieu de tempérer l'enthousiasme... sauf pour ceux qui ont récemment entendu le Berezovsky récent dans ce concerto : je n'en fait hélas pas partie, mais n'ai absolument aucun mal à croire que sa mozartianisation coutumière ait fait entendre une continuité totalement différente de la structure éclatée et rhapsodique entendue d'ordinaire, et sans doute sublime et inouïe. Mais moi, comme la plupart des mélomanes, j'en suis resté aux classiques : Fischer, Richter, Zimerman, qui n'évitent nullement l'éclatement narratif, et à cette mesure là, Lise fait mieux que se défendre.


Chopin


© X. Antoinet
    En parlant de Zimerman, l'écart qui la sépare de ce dernier est très certainement supérieur dans Chopin : quoi de plus normal, me direz-vous. Oui, et non : d'abord, je ne suis pas un inconditionnel du Polonais ; ensuite, je pense sincèrement qu'à son meilleur pianistique,  et dans le répertoire qui lui va le mieux maintenant (Bach, Mozart, Beethoven, le Schumann "spécial" qu'elle a judicieusement choisi) ou la révèlera plus tard (Brahms, c'est évident!!), la force de concentration et de détermination de Lise la rend plus forte que tous les pianistes du circuit mondial à part quatre ou cinq. Je reparlerai ici de son disque Chopin, ce qui sera davantage l'occasion de le comparer à l'OM(usical)NI qu'est le récent remake de Zimerman. Je me contenterai ici de dire que la question se pose parce que leurs deux optiques sont assez proches : et ce sont des optiques qui ont ceci de particulier qu'elles rendent la réussite encore plus difficile que d'ordinaire. A savoir, la recherche d'un lyrisme héroïque, à la fois extrême et très architecturé, conduisant à des maximisations des oppositions, qu'elles soient métronomiques (dans le I), dynamiques (dans le II), relevant de la stylisation rythmique (dans le III). Dans une musique qui d'entre toutes est peut-être celle qui réclame le plus d'épure et de simplification expressive pour qu'on touche à sa grandeur, ce démiurgisme s'apparente à une gageure. Comme s'il s'agissait de tendre une architecture, de façon beethovénienne, là où l'architecture est produite par une tension continue de l'écriture - ce qui historiquement a dû permettre dans le fa mineur la supériorité des pianistes dotés d'une faculté de décontraction hors-normes, François, Cherkassky et aujourd'hui Boris et Pletnev.  


    La très bonne surprise initiale de cette seconde partie est que, apparemment, plus d'un an de fréquentation régulière de l'œuvre a bonifié le sens de l'unité dont fait preuve Lise dans le premier mouvement. Les contrastes thématiques apparaissent moins volontaristes et appuyés que sur son concert de Dresde (qui date de septembre 2009), et le résultat est de très belle facture, notamment en ce que les deux exposés du matériau élégiaque ont considérablement gagné en fluidité et en naturel expressif. Mais je continue de penser que les développements de ces sections comportent trop de points d'appui :  l'exemple pour moi hautement symbolique est le renforcement dynamique et d'intonation dont elle charge les seuls endroits de ces sections où l'orchestre peut chanter (m. 155-159 & 305-309). A sa décharge, non seulement la quasi totalité des pianistes font pareil, mais à peu près aucun orchestre ne prend sa part à l'ouvrage ici, et il faut bien compenser... ou pas, après tout. J'ai tendance à penser que, sur un malentendu, si le pianiste s'efface de toute tension ajoutée, l'écoute et donc le jeu des cordes ne peuvent que s'altérer positivement, par rapport à un soliste occupant tout l'espace sonore et discursif. A cet endroit du concerto,mais aussi à une bonne douzaine d'autres, c'est bien là le problème.

    J'aurais privilégié, sans doute, ma perception globalement positive du I si je n'avais pas trouvé la suite moins réussie que le concert enregistré - qui grosso modo ne cesse de s'améliorer en avançant. Dans la mesure où Lise a certainement une vision plus aboutie de l'œuvre maintenant qu'il y a un an, il est plus que probable que la fatigue ait joué. Sauf erreur, c'était la première fois qu'elle jouait ce concerto, qui n'est pas le moins dense du monde... après en avoir joué un autre. Peu aidée par le manque d'assurance de ses partenaires - notamment dans la transition vers la partie centrale du II - le concerto devait donc se terminer plus à l'énergie qu'autre chose. Ce qui est rassurant quoique peu surprenant est que LDLS a le piano et les reins suffisamment solides (cela n'a rien de banal) pour assurer la fin de parcours sans aucun accroc factuel ni défaut de présence physique - quoique j'aurais préféré qu'au milieu de la coda (m. 440-449) la grande montée en triolets brisés soit moins propre mais reste battue au triolet... Dans cette même coda, combien aujourd'hui de pianistes osent ou oseraient jouer les gammes précédentes pp comme écrit ? Que je sache, deux, dont un n'est paraît-il pas pianiste (ci-dessous, pour le plaisir) ce qui relativise beaucoup le reproche. J'y reviendrai, mais au moins importe-t-il de signaler que sur son disque, cette coda est très belle. Ce qui fut indéniablement beau en cette fin de soirée était peut-être lié à l'excès d'abattage nécessité par le programme : j'ai entendu sept fois Lise jouer le nocturne en mi mineur, en bis ou dans des émissions diverses, et celle-ci était d'assez loin la plus tenue et touchante. Broum-broum sur les gradins, donc, et finalement, une forme de soulagement plutôt pas désagréable. 

     Tout cela peut sembler sévère: avant ce qui suit, dois-je rappeler que comparativement au dernier 2e de Chopin donné à Paris (Evgueny Kissin), celui de Lise est merveilleux?

   
A première vue, montrer ceci dans ce contexte est très inélégant, n'est-ce pas ? Mais bien considéré, pas du tout : ce qu'on voit et entend ici renvoie à un âge perdu du piano - celui de Rachmaninov, Moiseiwitsch, Hoffmann - et de la musique en général, et en cela ne relève pas des critères normaux de la critique, puisqu'on est face à ce qu'il est commode d'appeler le génie. Le seul problème du génie étant qu'il parasite parfois l'écoute de ce qui n'est que très bon. Cet extrait est donc l'excuse qu'ont mes oreilles, trop gâtées pour ne pas faire la fine bouche.