Festival du Touquet : Alexander Sinchuk et Hannes Minnaar


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- Le Touquet, Palais de l'Europe, le 27 août 2010. 
- Schumann, Carnaval, op. 9 - Rachmaninov, Sonate n°2 en si bémol mineur, op. 36
- Alexander Sinchuk, piano.
- De Falla, suite de El Amor Brujo - Chopin, Impromptu n°1 en la bémol majeur, op. 29, Impromptu n°2 en fa dièse majeur, op. 36, Impromptu n°3 en sol bémol majeur, op. 51, Fantaisie-Impromptu en ut dièse mineur, op. posth. 66 - Szymanowski, Variations sur un thème original en si mineur, op. 3.
- Hannes Minaar, piano.

Le Festival Piano-folies du Touquet, vieux de seulement un an, nourrit de toute évidence de grandes ambitions, avec une absence de complexes qui ne manque pas de faire parfois sourire - le degré de bienveillance du sourire dépendant de celui de votre désabusement, ou de votre connaissance de la spectaculaire beaufitude  de la station "Paris-plââge". Votre serviteur, ayant passé les dix-sept premières années de sa vie dans ses alentours, et même au fond de ses bars, en parle en familier. Quoiqu'il en soit, le petit poucet pas-de-calaisien se prend maintenant assez au sérieux pour faire de la concurrence directe à l'ogre provençal, en organisant une Nuit du piano (mais oui, en ch'ti dans le texte), suivant rigoureusement le même principe qu'à La Roque. Un thème, des programmes d'une partie d'une heure, oui mais avec un pianiste en plus (ça fait quatre) et un entracte en moins (donc un seul). Cela commence donc une demi-heure plus tôt (20h30) et se finit une heure plus tard (vers 1h30 du matin). Personnellement, j'adore.

    De là à penser que la louable initiative va s'institutionnaliser, il y a loin, à considérer le nombre d'auditeurs partis dîner tant qu'il était encore temps, ou plus probablement se coucher. Au Touquet, il y a des jeunes fêtards en voitures tunées dont les basses survitaminées ne sont pas conçues pour le piano ; il y a de vieux propriétaires de villas qu'il convient de coucher avec le soleil (du moins en été) ; et une  mince population locale pour bonne part dédiée à faire tourner la boutique, et qui n'a ni grande appétence pour la musique ni en général le portefeuille adapté à une grille tarifaire presque décalquée sur celle de La Roque. Surtout, même à supposer que les meilleurs pianistes invités restent fidèles, on voit mal comment ce festival pourrait acquérir un standing international et ainsi attirer le public non autochtone sans lequel il ne pourra survivre, dès lors qu'il ne se dote pas d'un outil acoustique (et éventuellement romantico-touristique) comparable à la conque et au parc de Florans.  La proportion de public "festivalier" n'est pour l'heure que de 25%, moitié moins qu'à La Roque, une paille sans doute très proche du taux de franciliens que la ville génère mécaniquement dans n'importe quelle manifestation estivale. Les concerts principaux se déroulent, pour l'heure, dans une sorte de halle de congrès, réduite à un parterre placé évidemment beaucoup plus bas que la scène, et qui bien qu'étant contenu par un bâtiment plus vaste n'est même pas complètement clos sur les côtés. Bref, il y a du travail. Seule source d'optimisme : la prétention touquettoise n'a d'égale que sa capacité financière, ce qui autorise naturellement les fantasmes les plus farfelus. Et j'apprends justement dans la Voix du Nord d'hier qu'un "grand auditorium" serait en projet...

    La nuit touquettoise du piano, donc, proposait d'entendre quatre frais lauréats de concours internationaux. Je parlerai dans la note suivante des deux d'entre eux pour lesquels j'avais fait le déplacement (Dinara Klinton et Maria Masycheva), pour m'en tenir d'abord aux deux autres, dont je n'attendais rien de particulier. Hannes Minaar, Néerlandais de 26 ans qui jouait en troisième position, m'avait même fait une première impression assez négative à l'écoute d'enregistrements de son Reine-Elisabeth. Impression partiellement rectifiée par le concert. Sa suite de l'Amour Sorcier, sans éblouir, ne correspond à la sensation de "joue-petit", scolaire et digitale, glanée à l'écoute de son Beethoven, par exemple. J'en viens à me dire que, après tout, le palmarès du dernier Reine-Elisabeth n'était pas dénué d'une crédibilité devenue rare dans les concours internationaux : Elisso Virsaladze, Peter Rösel et Peter Frankl dans le jury, tous les chinois et japonais éliminés avant la finale (seul deux honorables Coréens représentant leur continent au dernier round), finale qui avait mis aux prises Kozhukin, Bozhanov,  et donc, Hannes Minnaar (troisième prix).

H. Minnaar, le 27 août © Victor Mahieu
    Ceci étant, mieux valait ne pas s'emballer : ces pièces, en-dehors de la danse rituelle devenue presque plus célèbre que l'original, deviennent assez anecdotique au piano, dans la mesure où en-dehors de la dimension de danse - peu flattée par les transcriptions - leur intérêt réside surtout dans leur finesse d'orchestration. Et précisément, écouter la timide danse rituelle de Minnaar moins de quinze jours après celle de Ciccolini refroidissait plus que n'enflammait l'atmosphère. Assez convaincu que ce pianiste n'allait pas faire long feu dans Chopin (parce que c'est Chopin), je suis contraint de refaire amende honorable : non seulement le piano de Minnaar reste audible, mais la conduite ne se perd pas dans les trois premiers impromptus, y compris l'opus 51, ce qui est assurément à saluer. Ce n'est certes pas un frisson qui parcourt l'échine comme il se doit dans les grandes gammes du climax de l'opus 36, mais ce piano est loin d'être ridicule dans cette page où font forcément naufrage les moins bien armés - et où rayonnent les très grands.
    Je finis donc par frôler l'enthousiasme avant d'être douché par une Fantaisie-Impromptu nettement moins tenue (section centrale ne parvenant pas à éviter de faire des ronds...), et plus prosaïque dans les emportements. Dommage. Reste que ce néerlandais peut être un chopinien plus crédible que Blechacz : la comparaison directe avec le polonais, ce dernier ayant aussi joué l'opus 3 de Szymanowski en 2009 au TCE, penche nettement en faveur de Minnaar, qui à défaut de maintenir une tension dans chaque variation parvient au moins à varier les climats et les dynamiques sans compromettre la lisibilité harmonique, y compris dans le déferlement final.
    Je le réécouterai sans excès d'illusions, mais avec curiosité. Les bases de son jeu ne semblent pas malsaines, sa capacité de tenue de discours perfectible mais pas rédhibitoire : s'il parvient à se défaire d'une forme d'engagement très scolaire, qui sait...

A. Sinchuk, le 27 août © Victor Mahieu
    Alexander Sinchuk a, lui aussi, quelque chose de scolaire en son jeu mais de nature plus sympathique, pour moi en tout cas. C'est clairement du piano russe de tradition, solidement formé et repérable rapidement à la tenue équilibrée, l'économie gestuelle et la solidarité de la main au bras. Pourquoi alors l'entame de son Carnaval (qui ouvrait la soirée-marathon) sonne-t-elle dur ?  De toute évidence, parce que la chair (les kilos) qui manquent au jeune homme manquent aussi à sa densité harmonique. Et manifestement, c'est aussi frustrant pour son auditeur que pour lui : j'ai comme la sensation qu'il aimerait bien mieux sonner, et que cela le libérerait. Bien sûr, des naufrages de la conduite dans cette œuvre sont davantage la norme que l'exception, et Sinchuk ne fait pas naufrage. Mais si toutes les notes sont assurées sans brutaliser la respiration ni "musicaliser" artificiellement, le discours semble vite aléatoire, et très incertain d'Eusebius à Papillons.
    Puis les choses s'arrangent un peu à partir d'A.S.C.H..., l'appréhension palpable du jeu laissant un peu de place à l'assouplissement et à une expression plus libérée, Sinchuk semblant porté par l'élévation inhérente à la partition en son centre. Cela peut paraître plus aisé de réussir Chopin que des pièces plus énigmatiques, mais je ne crois pas que ce soit vrai, car pour réussir Chopin (celui du Carnaval comme le vrai d'ailleurs), il ne faut pas avoir peur ! Cette désinhibition salutaire , laissant s'exprimer un piano tout de même pas si trivial, se prolonge jusqu'à la valse allemande, où l'incertitude rythmique reprend le dessus. Sinchuk aura du mal à se remettre une seconde fois à son meilleur (mais que faire de l'aveu?), et l'exécution se termine hélas à l'énergie, forcément approximative.

    Sinchuk voulait sans doute offrir un Schumann de grande lignée, mais si l'esprit y était assez, les moyens semblaient faire défaut. On peut trouver surprenant, sur la base de ce constat, que le même pianiste réussisse une 2e Sonate de Rachmaninov (version originale) fort convaincante. Privilège de l'atavisme, eh oui, cela existe : celui-là comme bien d'autres a beaucoup moins de questions et de doutes face à Rachmaninov que face à n'importe quel germain.  Aucun problème majeur de continuité, beaucoup moins de duretés que précédemment. Bien sûr, cela ne chante pas de partout, du moins pas tout le temps, mais pour un mouvement lent remarquablement mené et porté par une vraie intensité vocale, on lui pardonne beaucoup et lui souhaite une bonne route. En fait, ce pianiste a énormément de points communs avec le plus connu Ilya Rashkovskiy, que j'ai entendu plusieurs fois donner du meilleur comme du pire, le meilleur ayant été une... 2e de Rachmaninov, lors du dernier Concours Animato. Comme Rashkovskiy, il ne lui manquerait pas grand chose : une bonne dose de confiance en soi, et manger gras...

Théo Bélaud
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