Deux sans trois pour l'Orchestre de Paris

V V
- Paris, Salle Pleyel, le 6 octobre 2010

- Debussy, Petite Suite, orch. Büsser - Ravel, Concerto pour la Main Gauche enmajeur - Tchaikovsky, Symphonie n°4 en fa mineur, op. 36

- Jean-Frédéric Neuburger, piano
- Orchestre de Paris
- Kazuki Yamada, direction


    Il y a plein d'excellents concerts à Paris, en ce moment : alors, je serai assez bref, n'ayant pas envie de  prendre, pour parler de celui-ci, sur le temps nécessaire pour louer les bonnes choses. C'est simple, les deux premiers programmes de l'OP (Sibelius par Järvi, Beethoven par Dohnanyi) avaient été excellents, dignes des espoirs de renouveau fondés en l'orchestre tant pour son nouveau directeur que pour le bel élan de programmation de sa saison. Deux sans trois, donc, ceci faisant d'ailleurs abstraction des concertos, puisque celui de Dvorak donné avec Martin Helmchen avait déjà été un flop total. Rebelote ici, et on se console en rappelant que dans la catégorie soliste, le meilleur reste à venir dans la saison de l'OP avec les venues de Berezovsky, Mørk, Mullova, Andsnes, etc. L'ennui, c'est que rien n'est venu cette fois compenser.
    Il aurait, peut-être, pu en être autrement. Mais le malheureux Mikko Frank, apparemment toujours aux prises avec son dos chroniquement souffrant, a décommandé pour la cinquième fois consécutive, je crois, son invitation. Le public parisien n'a pas de chance : la dernière fois qu'il s'est produit dans la capitale, sauf erreur, doit remonter à 2007 avec le National. Alors que cet été encore, il a pu honorer, brillamment paraît-il, son engagement à Orange dans Tosca avec le Philhar. Parmi ses remplaçants au pied levé, on avait depuis deux ans compté Salonen (pour un concert littéralement historique du Philhar) et Rozhdestvensky. Deux sans trois aussi pour ce qui est de la surprise prestigieuse, puisque c'est le tout dernier vainqueur du Concours de Besançon, Kazuki Yamada, qui est cette fois sollicité. Inconnu du grand public, il n'a toutefois pas été couronné par le Besançon à l'âge où l'on commence ses études (comme Lionel Bringuier). Âgé de trente ans, il a déjà dirigé l'OP en remplacement de Plasson (en tournée), est apparu à la tête du Symphonique de Prague, du BBC Symphony et du RSO Berlin, et a récemment été adoubé par le grand Seiji Ozawa, qui lui a confié plusieurs concerts avec son Saito Kinen Orchestra. Il sera à compter de cette année le principal chef invité de l'OSR de Genève, parait-il avec l'approbation de l'excellent Marek Janowski. Beau CV.

    De fait, dans la Petite Suite, il ne montre aucun tic ou défaut rédhibitoires, et sa sobriété épouse l'absence de prétention de la partition avec une économie de moyens plutôt convaincante. Yamada n'est, au moins, pas un gesticulateur, ni trop un faiseur de ronds. Sa gestion des entrées, des silences ou des fins d'accords est nette, lisible, professionnelle, et on n'attend rien de moins de la part d'un lauréat de concours. Tout cela est bien impersonnel et sans saveur, mais on sait que la suite sera révélatrice. Un programme d'école, qui pourrait très bien figurer parmi les figures imposées d'une compétition, justement. Le Main Gauche est connu pour sa grande difficulté en matière de lisibilité des lignes et de dosage des plans, pour ne rien dire des problèmes, sans doute insolubles comme me le disait un jour un pianiste, d'équilibre avec le piano. On ne peut pas dire que Yamada y brille, même si j'ai entendu pire dans l'introduction : mais si le début n'est pas flou, la façon de préparer l'entrée des premiers violons manque pour le moins de continuité et l'entrée vient se superposer de façon assez abrupte.
Florian Cauquil
    Le reste sera en grande partie fonction de la prestation décevante de Jean-Frédéric Neuburger. Sans me passionner pour lui, en l'ayant jusque là écouté deux fois en concert (dont le récital avec la Hammerklavier au Louvre), je le pensais tout de même plus solide que l'immense majorité de ses compatriotes, en tout cas du même âge. Il l'est, en fait, tant que sa technique bizarre (évidemment très digitale, mais de façon assez sophistiquée) parvient à s'adapter au répertoire : et il y a clairement une très grande partie du répertoire que, contrairement à quasiment tous les jeunes pianistes français, il est capable de jouer de façon à peu près claire et sans que rien ne tombe à côté. Qu'il soit généralement ennuyeux est autre chose, mais on doit lui reconnaître cette capacité peu commune à tout assurer. Le problème, c'est que ce concerto ne lui offre à peu près aucune occasion de faire valoir cet argument, dans la mesure où rien ne s'offre à la seule agilité des doigts. Son entrée est cruelle et empêche en quelques secondes de croire qu'il va réussir à donner le change : la première descente est prosaïque de sonorité, ce qui était relativement prévisible, mais est en plus très approximative d'articulation et de déplacement.
    Ce sera le cas à quantité d'endroits, et quand assurer les notes n'est pas trop problématique, c'est l'absence à peu près totale de rebond et de souplesse qui est fâcheuse (toute la section de 32 à 37, dont j'avais un excellent souvenir dans l'oreille grâce à Masycheva l'an passé). Son exposé manque terriblement de noblesse : le thème est percussif, les la-ré basses ne sonnent pas - et il n'y a aucune meilleure place que le milieu de bergerie droite du premier balcon pour entendre sonner les basses d'un piano. Le spicatto est absent. L'exactitude rythmique laisse à désirer, et j'aurais tendance à exonérer le jeune chef japonais d'une partie de ses responsabilités dans le décalage constant des pizz et du piano dans la section susmentionnée. Que sauver ? La cadence, peut-être, parce que la grandeur de la musique résiste et que l'agilité strictement digitale de Neuburger y a un peu matière à se montrer : mais que cela manque de fluidité harmonique et d'élégance, de liquidité, quand on repense à ce que faisait Berezovsky ici. Et je passerais sur tout cela de façon moins sévère si n'avait été en bis un second prélude de Gershwin d'une affligeante trivialité - et cette musique n'a absolument rien de trivial, que ce soit clair.

   Malgré les progrès en cours, la capacité de l'OP, de ses cordes au premier chef, à jouer une symphonie de Tchaikovsky relève encore largement de l'improbable. et je me demande d'ailleurs comment Järvi va s'y prendre pour réussir à donner le change dans Rachmaninov bientôt - s'il y arrive, ma foi... il sera vraiment très grand. Aucun miracle ici, malgré une certaine bonne volonté dans le premier mouvement, et l'absence de parasites circulaires de type Chung/Gilbert de la part de Yamada. Les intonations évitent de tomber dans un trop grand aléatoire, l'ennui étant qu'il n'y a pas d'intonation du tout (l'entame du moderato con anima, flasque), ou par défaut (typique, l'incohérence de celles des violons et des cors à l'entame de la section illustrée ci-contre, section dans laquelle la musique semblait couper et redémarrer au moins cinq fois). La tragique pastorale manque évidemment de classe aux bois, mais surtout de mystère aux cordes. Etc, etc. Mais le plus grave n'est pas là, et le talent de Yamada est ici directement en question : à  l'image de la monstrueuse erreur de casting new-yorkaise déjà citée, son incapacité à réaliser la moindre transition est pour le moins troublante.

     Tout se passe à partir du second mouvement comme si l'orchestre jetait l'éponge et renonçait à faire autre chose qu'assurer l'abattage sonore requis, car dans ce mouvement la conduite est littéralement absente, et les malheureux violons totalement livrés à eux-mêmes, semblant souvent perdre de vue le bout de la phrase, comme dans le difficile passage ci-dessous, carrément tragique, mais involontairement. L'arrivée du second épisode - qui plus est lancé sans aucune cohésion rythmique des bois - ne semble avoir aucun sens, et toute la répétition finale, encore moins, distillant un ennui épouvantable. Les deux derniers mouvements sont plus honorables, malgré certains effets de ralentissement se voulant caractéristiquement populaires dans le finale, et ne parvenant qu'à faire lever les yeux au plafond : mais la messe était dite depuis un bon moment.
     Ce qui est fâcheux, c'est que depuis un an, le niveau des 4e de Tchaikovsky parisiennes est en train de finir de tomber de l'excellence aux bas-fonds : dans l'ordre, Jurowski, Gergiev (décevant), Chung, et à présent ceci...

    Reste une chose sympathique à signaler, et il est rare qu'on ressente la nécessité de le faire, surtout dans un contexte aussi désespérant : la prestation du jeune timbalier remplaçant de temps en temps le titulaire de l'orchestre. Celui-ci avait déjà très favorablement impressionné en surnageant seul lors d'un concert-naufrage mémorable (la 9e de Mahler d'Eschenbach il y a deux ans), et fait montre ici des mêmes qualités : compréhension claire des enjeux, extrême précision, très grand engagement et capacité à varier justement la sonorité selon le caractère de l'intervention (il fut bien le seul à accomplir quelque chose de juste dans le mouvement lent...). Pas très étonnant : outre l'Orchestre du CNSM, Florian Cauquil, c'est son nom, évolue au Mahler Jügend Orchester, au European Youth Chamber, à l'Académie d'été de Lucerne, et à ce qu'on m'a dit a fait une apparition remarquée lors du concert des 85 ans de Boulez l'an passé (que j'avais hélas manqué). On le retrouvera sans doute un jour au fond d'une des très grandes phalanges mondiales.
Théo Bélaud
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