Dohnányi, l'intemporel efficace

V / ∏ 
- Paris, Salle Pleyel, les 29 (programme complet) et 30 septembre (Beethoven) 2010
- Widman, Con Brio, ouverture de concert - Dvorak, Concerto pour piano en sol mineur, op. 33 - Beethoven, Symphonie n°3 en mi bémol majeur, op. 55
- Martin Helmchen, piano
- Orchestre de Paris
- Christoph von Dohnányi, direction
© Andreas Garrels


    Suite de l'embellie pour l'Orchestre de Paris cru 2010, après la rentrée réussie de Paavo Järvi. Il n'y a guère de secret là-dedans : même sous le mandat Eschenbach, l'OP parvenait de temps à autre à sortir des prestations très honorables, pas forcément sous les baguettes les plus huppées, mais en tout cas sous des directions connues pour amener discipline, concentration et autant de distinction que possible à des formations manquant de tout cela à la fois - à l'exemple du nouveau directeur. Je pense à Marek Janowski (belle 3e de Bruckner il y a deux ans), Jukka-Pekka Saraste (superbe 4e de Nielsen il y a six mois), et bien sûr Salonen. Avec Dohnányi, on sait qu'on est du bon côté de l'aiguillon des grands noms, le côté qui convient pour bâtir un édifice solide là où les fondations manquent. 
    J'ai malheureusement raté la dernière sortie parisienne de ce chef que j'ai toujours beaucoup apprécié. Elle était parait-il excellente (une 5e de Tchaikovsky à la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Paris, en juin dernier). Plus tôt dans l'année, son intégrale Brahms avec le Philharmonia, au TCE, n'avait brillé que pour la moitié du parcours, mais rien que pour une magnifique 3e (la plus difficile, pourtant !), splendeur intimiste et modèle de continuité formelle, on savait que le maître était toujours à l'œuvre. Avant cela, Dohnányi avait dirigé Strauss, Schumann et Bruckner à Paris, mais pas Beethoven depuis la 9e de nouvel an en 2006, que j'ai malheureusement manquée. Pendant longtemps, son cycle enregistré avec Cleveland a été un de mes favoris, et certaines symphonies, en particulier la 7e et justement l'Eroica, me semblent toujours être des visions essentielles. Si pour la 3e on s'en tient à ce qui a transparu de cette vision à Pleyel, elle demeure non seulement d'une efficacité redoutable, mais semble encore plus belle, si tant est qu'un imaginaire qui se fait aussi discret que possible peut être beau - c'est le cas, à mon sens. 

    Dohnányi est un de ces chefs, rares parmi ceux en activité, avec qui la forme n'est pas qu'une condition à maîtriser pour parvenir à exprimer quelque chose : ce peut être une beauté en soi, et pas au sens de la complaisance intellectualiste. Mais bien d'une beauté touchante, parce que l'équilibre, l'évidence clarificatrice dans le discours, tout cela sont des choses qui peuvent faire frissonner quand elles sont poussées à un certain point, et encore plus quand ce point est atteint dans l'une des quatre ou cinq œuvres les plus extraordinaires formellement de toute l'histoire de la musique. Deux attributs essentiels peuvent expliquer pourquoi Dohnányi parvient ainsi à rendre émouvante l'architecture sans transiger sur son inaltérable sobriété (ou comment exhiber l'architecture sans en grossir les contours). 1. Le rythme. 2. Le travail sur les aspects fondamentaux de la discipline orchestrale.

    Le premier aspect pourrait bien inspirer un certain nombres de chefs septua ou, comme Dohnányi, octogénaires, qui n'ont de cesse que de ralentir leurs battues, parfois par la disparition d'une réelle battue. Lui non seulement conserve un sens de la force rythmique appréciable, mais en plus dirige plus vite qu'avant (si l'on compare du moins ces concerts avec son enregistrement de l'Héroïque). Cela vaut pour tous les mouvements, sauf peut-être le troisième, qui n'en est pas moins encore plus alerte que la moyenne. Il faut saluer le soin assez rare porté à poser dès les premiers pizz du finale le tempo de base du mouvement, alors que la plupart des chefs tendent à animer celui-ci au fur et à mesure de l'enrichissement du thème, ce qui est finalement souvent artificiel et revient à une logique "de plus en plus fort, donc de plus en plus vite". L'absence de segmentation de la marche funèbre, avec un tempo globalement identique - souvent battu, ou plutôt levé, à la blanche - pour chaque épisode, me parait également bienvenue, et ne compromet nullement la dimension décantationnelle. Il est plus intense, pour moi, d'entendre la réexposition , avec ses syncopes angoissées de violons sous le hautbois, au même tempo que l'exposé initial de la marche et non plus vite, par exemple : ce qui suppose de démarrer plus vite que la norme, à garder du drame en réserve, si l'on peut dire. Voilà typiquement un exemple de beauté formelle directement émouvante.

    Le second aspect est tout aussi important, et ne le serait pas tant si l'on parlait d'un orchestre de standing international. L'un des deux ou trois traits  qui distinguent sempiternellement ces derniers des formations parisiennes (sauf, peut-être, le Philhar dirigé par Boulez ou Salonen) , c'est le degré de distinction et de discipline corrélées des cordes - on pourrait réduire aux violons. Et par conséquent, un trait distinctif de la marque des meilleurs chefs invités est leur capacité à améliorer sensiblement l'ordinaire à cet égard. Dans le cas de CvD, on tient l'exemple parfait. Dans le passage caractéristique ci-dessus, qui avec d'autres est toute l'âme de l'Héroïque, le résultat est particulièrement louable aux deux occurrences. Le tempo du I étant alerte, l'homogénéité sonore des violons dans les dynamiques réduites faisant l'objet d'une attention constante, et la sûreté rythmique habituelle du chef s'appliquant, l'esprit essentiel de la musique se déploie ici avec toute la tension nécessaire. Les mêmes observations s'appliquent à la si délicate transition  du dernier développement (ci-dessous) où, outre le sens de  l'avancée et la cohésion violonistique, la qualité d'écoute et l'équilibre sont admirables. Voilà donc deux passages où, sans esbroufe, sans faux démiurgisme, et sans concession à aucune mode, le seul sens du grand style opère, sachant tirer le meilleur des moyens à disposition. 

    J'ai déjà dit l'essentiel quant à la marche, toute de continuité au plus simple du texte, mais non dépourvue de caractérisations, il faut le souligner : l'unité de traitement du leitmotiv initial des contrebasses, toujours clair et audible à tous les pupitres, soutient avec la tension requise les lignes lyriques. La fugue, certes, manque d'incarnation sonore aux cordes : c'est la limite de ce travail centré sur les fondamentaux qualitatifs et non sur le dépassement de soi par les musiciens. Tant pis, on n'attendait pas mieux de toute façon. Pour les raisons évoquées plus haut, c'est surtout l'au-delà de la fugue qui est supérieurement tenu, car à défaut de trouver un lyrisme "grand son" aux violons, CdV n'oublie jamais de tenir, avec la plus grande économie de moyens, l'intensité lyrique de lignes aussi délicates, par exemple, que celle ci contre, à l'orée de la conclusion. 

    Parvenir à ce degré de cohésion aux cordes dans le III est plus compliqué, mais l'OP s'en tire encore avec les honneurs, et avec un bel effort sur les dynamiques - sans trivialité, s'entend. On saluera la prestation d'ensemble des cors, solo compris (premier mouvement et solo de la fugue de la marche réussis), jusque dans la fameuse fanfare. Le finale sera un peu plus délicat pour ce pupitre, notamment le mercredi, à cause de fâcheuses approximations autour du choral annonciateur de la grande coda. On aurait aimé, peut-être (affaire de goût), les entendre plus glorieux dans la péroraison suivante (à cause de la marque de l'enregistrement de Dohnányi, qu'il est permis de trouver à cet endroit précis un soupçon hollywoodien)... Reste un point, le seul, structurellement gênant dans ces exécutions : la petite harmonie. Passons sur la malheureux incident du jeudi, le hautbois solo vivant le cauchemar type du hautbois solo, son instrument s'enrayant à l'attaque de la réexposition de la marche - cette place doit être maudite à Pleyel, la dernière fois que cela s'est produit relevant aussi du gag : l'entame du 2e mouvement de la 4e de Sibelius par Salonen et le L.A. Philharmonic... Mais malgré des bonnes volontés évidentes, visibles (le hautbois solo en question, mais aussi des flûtes volontaires mais ne parvenant jamais à transpercer), les approximations et manques de caractère sont trop nombreux. En particulier dans le finale : je pense à la mini cadence de flûte précédant le premier climax, timide et, imprécise, ou encore à tout le passage ci-dessus introduisant la péroraison des cors dans la coda : flûte sans lyrisme, clarinettes inaudibles, (elles l'étaient malheureusement souvent dans le premier mouvement aussi) ce qui est ici toujours frustrant. 
    Sur le plan factuel, il s'agit vraiment de la seule réserve majeure, qui cependant ne tempère quasiment pas mon enthousiasme quant à cette sensation de lien direct de l'audition au génie architecturale de la partition que Dohnányi parvient à créer. Ce n'est tout de même pas banal que j'aille écouter deux soirs de suite une prestation de l'Orchestre de Paris - il est vrai que le National faisant relâche ce jeudi, je n'avais rien de mieux à faire que d'écouter une belle Héroïque. Si je donne la préséance dans mon bilan au ravissement quant au discours que crée cette direction, c'est que je n'avais pas ressenti au concert cette dimension de puissance titanesque de la forme dans l'Héroïque depuis cinq ans (avec un autre chef à la sobriété proverbiale, Haitink, avec le LSO à Pleyel : Haitink qui, heureuse coïncidence, redonnera l'œuvre cet hiver, toujours à Pleyel). Il y en avait eu depuis de plus ou moins ratées à Paris (par ordre décroissant dans le ratage, Prêtre/Dresde, Muti/Philahrmonia, Krivine/Ch. Philharmonique, Masur/National) et une excellente (Järvi/D.K. Bremen), mais qui triomphait là où l'OP ne le pouvait, - engagement, liberté et assurance, insolence même, de tous les pupitres - et là où Dohnányi ne se distingue nullement - jeux vertigineux sur les plans sonores, ivresse rythmique, et bien sûr exploitation maximale de l'effectif chambriste. 

    Le concert du jeudi, en outre, n'était pas sans plus-value dans l'engagement collectif, dans les mouvements extrêmes, avec de petits ajustements dans le finale - toute la coda un peu plus lente, peut-être pour soulager les bois à la peine, ce qui a presque fonctionné. Je ne suis toutefois pas retourné écouter la première partie, soporifique. Une œuvrette virtuose totalement dénuée de susbtance musicale, signée Jorg Widmann et se targuant d'être un hommage à Beethoven parce que, en gros, le rythme y est drôlement important et que le timbalier joue beaucoup de notes (le timbalier s'est bien défendu...). Et un concerto pour piano de Dvorak mettant Martin Helmchen au martyre : c'est la quatrième fois que je vais écouter ce pianiste, d'ordinaire bien peu marquant mais toujours honnête et relativement audible pianistiquement, notamment en musique de chambre, mais c'était la fois de trop. Sans Dohnányi, ce concerto aurait sombré dans le prosaïsme et l'à-peu-près le plus total, n'était, déjà, sa faculté de tirer des cordes quelque chose ressemblant presque à de la classe... Longue vie à ce jeune homme de 81 ans, qui a encore beaucoup à montrer, ou rappeler.

Théo Bélaud

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