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- Paris, Salle Pleyel, le 20 octobre 2010
- Mahler, Symphonie n°9 en ré majeur
- Orchestre du Festival de Lucerne
- Claudio Abbado, direction
Abbado et le LFO © Ann Arbor |
Il y a trois catégories de choses dont il me paraît possible de parler au sujet de ce concert. La distinction des deux dernières étant, du reste, un peu inhabituelle. Mais si la première (le contexte, avant, pendant et après) n'appelle que peu de descriptions et de commentaires, et la seconde (l'orchestre) déjà davantage, je parlerai surtout de la troisième (l'interprétation), puisque c'est apparemment le terrain laissé en friche par les divers commentateurs (enfin, ceux qui publient leurs impressions) : ce terrain où l'on essaye de répondre à la question que je pose en incipit, ce qui n'est pas illégitime étant donné le nombre de personnes qui auraient bien aimé être à ce concert et qui, par conséquent, la posent exactement en ces termes.
La première, donc, c'est tout ce qui est arrivé et qui était prévu depuis longtemps. C'est une liste de courses, et personne n'y a rien oublié. 1. Ce concert restera mythique. 2. Il y a eu plus d'une minute de silence après l'extinction de la dernière note. 3. Pleyel s'est levée comme un seul homme ou presque pour ovationner Abbado. 4. Les critiques n'ont pas trop parlé du concert, mais des trois éléments précédents, beaucoup. Donc, tout a fonctionné comme prévu et, à certains égards, tant mieux. Personne, ou presque, n'avait envie que cette soirée soit un échec : même si le consensus extraordinaire qui entoure partout Claudio Abbado depuis six ou sept ans est, quand on regarde et écoute attentivement, plus nuancé qu'il n'y paraît.
Quelques remarques toutefois sur tous ces faits contextuels, pour éviter d'y revenir ensuite de manière désagréable : certes tout s'est passé comme prévu, mais avec quel degré d'artifice ! Il faut considérer que le caractère hors-normes de cette soirée ("de gala", paraît-il, mais c'était juste pour impressionner le chaland, personne n'a sorti son smoking) avait commencé au mois de mai dernier : le matin de l'ouverture de la vente des places à l'unité, il ne restait, y compris pour ceux qui avaient patienté la nuit entière devant les portes... plus de places, en-dehors des premières séries (190 euros), qui ne se sont vendues qu'au compte-gouttes ensuite. Autant dire qu'en-dehors des abonnés les plus fortunés, la majorité de la salle était emplie par les représentants des différents financeurs de l'événement et de la salle, par des personnalités de toutes natures (on croise bien sûr ministres, pédégés du CAC, et même stars de cinéma), et par dieu sait qui ayant pu court-circuiter les voies normales de réservation. La preuve étant que même moi j'ai dû le faire, en acquérant (au prix fort) une des places mises de côté pour un sponsor. Le plus drôle, c'est qu'il restait des places vides : une bonne dizaine à l'orchestre, trois ou quatre sur chaque balcon. Quoiqu'il en soit, il ne fallait pas s'attendre, dans ces conditions, à trouver le meilleur auditoire de l'année. On a certes vu pire, mais pour des concerts de ce niveau, beaucoup mieux aussi. C'est en cela que le rituel silencieux qui accompagne toutes les 9e de Mahler d'Abbado depuis le concert berlinois de 1999 m'a paru ce soir-là non seulement artificiel, mais presque déplacé. Tant de gens n'avaient qu'une envie, filer au cocktail ! Et l'ont manifesté passablement bruyamment jusqu'à ce qu'un bienfaiteur les libère d'un "brrravo" salutaire - bel acte manqué de notre impayable Marie-Aude R. dans Le Monde : "une délivrance", ben oui, exactement ! Tu parles d'un recueillement.
Le second sujet qu'il convient d'aborder, c'est l'Orchestre du Festival de Lucerne. Tout simplement parce qu'on ne l'a jamais entendu ailleurs qu'au Lac des Quatre Cantons, et que cette tournée ne se contentait pas d'être exceptionnelle dans l'histoire de cette formation : en fait de tournée, il y a eu deux concerts, celui de Paris, et un à Madrid deux jours plus tôt. A vrai dire, personne n'a jamais eu beaucoup de doute quant à sa légitimité de phalange d'élite. Il n'y a rien dans sa cohésion qui ne puisse se comparer (je n'ai pas dit surpasser) aux dix ou cinq meilleurs orchestres du monde. La qualité individuelle des pupitres, faut-il la mentionner ? En fait, oui, car ce n'est sans doute pas le Lucerne rêvé qu'on a entendu à Pleyel : pas de Pahud ni d'Albrecht Mayer, et cela s'est ressenti. Quelques approximations à la flûte, y compris dans le grand solo du I, et un timbre de hautbois loin des plus ensorcelants du circuit. Mais tout le reste de l'harmonie, petite et grande, est transcendant, avec une mention particulière pour la stupéfiante trompette solo de Reinhold Friedrich. Ce constat est indépendant du manque de caractère ressenti en de nombreux endroits aux cuivres (notamment aux trombones, systématiquement luxueux et chaleureux), à coup sûr lié à l'esthétique abbadienne.
Il est du reste raisonnable de penser que la mythologie d'un orchestre transcendant à l'orchestre comme institution n'est pas surfaite : je n'ai jamais vu des musiciens d'orchestre non seulement jouer comme si leur vie en dépendait, mais le faire tous exactement de la même façon à chaque instant. Le cas des pupitres de violoncelle (à seize, en plus, avec Hagen mais sans Gutman) est tout spécialement impressionnant : en permanence, on observe rigoureusement les mêmes attaques du premier au dernier pupitre, avec la même phénoménale vigueur, pour un résultat sonore dont l'impact est à la hauteur de l'incroyable spectacle visuel, mais sans jamais la moindre lourdeur ni le plus petit manque de lisibilité. Cette mise en fusion de dizaines de feux sacrés, sans doute, dépasse en intensité et égale en discipline les toutes meilleures formations constituées. Le cas des violons (surtout des premiers, emmenés par Kolja Blacher) est un peu à part : par choix esthétique ou non, cette façon de fonctionner ressemble davantage à la cohésion dans l'indiscipline qui caractérise les Wiener (pourtant plus guère représentés dans le LFO) qu'au culte du parallélisme des archets qu'on trouve à la Radio Bavaroise ou Petersbourg. Cohésion par l'intensité du son, plutôt que beauté sonore par la cohésion. L'atout majeur reste peut-être l'indépendance totale des premiers et seconds violons, qui ne jouent pas en vis-à-vis mais se comportent vraiment comme un seul homme dans son quatuor à cordes : les seconds étant fréquemment plus superbes encore que les premiers, peut-être parce qu'ils sont emmenés de concert par le futur grand konzertmeister (Raphael Christ, qui est passé du GMJO à l'Orchestre Mozart d'Abbado) et le légendaire Hanns-Joachim Westphal (vous, savez, celui qui a débuté avec Furt).
Reste la question que certains ont osé poser d'une petite voix : ce son d'orchestre ne manque-t-il pas de personnalité - et les audacieux de suggérer leurs phalanges favorites, celles déjà mentionnées ou Berlin, Dresde, Amsterdam, Boston - ? Eh bien, oui et non. Mon point de vue est que, sans même jouer davantage ensemble, le Lucerne pourrait très bien faire partie des orchestres d'élite qu'on reconnaît tout de suite. D'ailleurs, on le reconnaîtrait sans doute déjà en aveugle. Mais si j'emploie le conditionnel, c'est que je me pose une question un peu incorrecte : survivra-t-il à l'ère Abbado a contrario de son prédécesseur, mort à petit feu après la disparition de Furtwängler ? Si c'est pour le confier à Harding comme l'a été le Mahler Chamber... Car après tout, je ne minimise pas du tout le mérite d'Abbado dans cette aventure (résurrectionnelle à trois égards en même temps, il fallait le faire) entamée en 2003 : ce n'est pas vrai, pas crédible, que cet orchestre s'est fait orchestre tout seul. Il joue un peu tout seul, c'est vrai, et de cela toutes les très grandes formations sont capables : encore a-t-il fallu l'élever au statut de formation, et pour ce faire il fallait cette science de l'alchimie des écoutes mutuelles, qu'Abbado affine et polit depuis un quart de siècle qu'il monte et fait progresser des orchestres d'étudiants... Mais en attendant, nul doute que le LFO peut, au concert, imprimer une marque propre, sous des baguettes plus soucieuses du tranchant des sculpture et des caractérisations que celle du milanais.
Car il faut bien en venir à ce qu'a proposé dans ce concert ce chef lui-même hors-normes, qui doit être le premier musicien de l'histoire a avoir été fait sancto subito non pas après sa mort, mais après sa résurrection. Commençons par le plus général. Qu'est-ce qui a changé par rapport aux deux derniers témoignages enregistrés (disque Berlin 1999, DVD GMJO à Rome 2004) ? Tout et rien à la fois. C'est-à-dire qu'Abbado continue de suivre sa pente naturelle, qui consiste à laisser les choses glisser sur une pente de plus en plus naturelle. Et il est permis de penser que cela devient, ou est déjà devenu un peu trop glissant. Dans le concert romain, le gain en fluidité discursive était significatif, mais se doublait de façon assez bluffante de nets progrès dans la clarté d'articulation et dans l'énergie motorique. Moins brut de décoffrage qu'avec Berlin, certainement moins sauvage et puissant par instants aussi, mais sans doute plus abouti encore, à mon sens. C'était peut-être la synthèse parfaite, celle au-delà de laquelle on devait commencer à perdre quelque chose.
Dans l'andante comodo, Abbado n'est plus maintenant dans la fluidité, mais dans une sorte d'impalpable sonore et spirituel, qui est certes loin d'être un contre-sens. Mais jusqu'où ai-je envie d'entendre cela ? Ce qui me plaisait dans le renouvellement de l'approche malherienne d'Abbado ces dernières années, en particulier dans la 9e, c'était l'impression qu'il reprenait le flambeau d'une lignée de direction marginalisée par les "spécialistes" - soit hyper-spectaculaires et/ou solennels, soit ultra-analytiques et sophistiqués, mais dans les deux cas plaçant l'enjeu interprétatif au niveau de la micro-caractérisation. Abbado renouait avec le geste global et cursif de Walter (surtout celui de 38), Abravanel, Mitropoulos, Neumann, sauf qu'il le proposait de surcroît avec un orchestre plus parfait que toute la concurrence mainstreams des quarante dernières années : la grande ligne, tracée en fulgurances, au fuseau, mais avec tout le luxe contemporain. D'où le sentiment justifié d'un Mahler complètement neuf, réinventé, inouï au sens strict - inouï est le mot qui est le plus revenu après les concerts de Lucerne, et qui revenait le plus encore après la soirée parisienne.
Or, je trouve que ce qu'on entend maintenant est un peu moins inouï, tout en l'étant peut-être pour un concert. J'ai eu l'impression, durant le premier mouvement surtout, d'entendre un enregistrement, passé en SACD et sur un matériel d'écoute à 80 000 euros, extrêmement bien léché (je parle de la texture générale, tant pis pour les petites scories), dosé, sous-pesé cent fois dans le studio. Un produit d'une beauté stylisée étonnante, qui se pose là sans prétendre raconter quoi que ce soit : rétrospectivement, cela m'a un peu fait penser au curieux enregistrement de Dohnanyi (que je ne déteste pas, du reste). Voilà le débordement du cadre abbadien : on était passé du discours archi-détaillé et structuré à un cours plus direct et intense, mais maintenant nous voilà basculés dans encore autre chose, qui n'est plus cours ni discours mais une sorte de pictura musicale, à contempler et qui ne se meut et s'altère que par la perception que l'auditeur a de son immobilité.
Les données générales de cette économie (dans les deux sens) de direction n'ont pas tellement changé : cela part nettement plus vite que la norme et se maintient à ce tempo de base, tout en souplesse mais sans jamais de ralentissement ni d'accélération vraiment prononcés. Ce qui a changé, c'est plutôt la nature du lyrisme qui en ressort : les inconditionnels y ont entendu une lumière encore plus extraordinaire, par sa rareté et sa splendeur automnale - pour parler en critique littéraire - que ce qu'on avait déjà entendu par Abbado. Je veux bien dire qu'à nombre d'endroits, le degré de densité du raffinement à la mesure carrée frisait l'invraisemblable. Et il y a sans doute des passages de l'andante comodo où ce que font ces musiciens est ce qu'il convient le mieux de faire : la première réexposition (m. 142-163), par exemple, est magnifiée par ce beau irréel dans sa distanciation. C'est cela qui est écrit par Mahler ici : une beauté comme hallucinée, vue par un regard désenchantée, dont le désenchantement même est froidement aristocratique.
Mais si je prends ce passage, c'est parce que pris dans son ensemble il est hautement représentatif de ce que produit cette esthétique si minéralement à distance que l'on en vient presque à demander davantage de premier degré. La suite est l'un des plus décisifs instants du I, qu'on attend toujours avec une pointe d'excitation qui exige son exutoire de la part des interprètes : la brève élégie de hautbois suivie par le double appel de trompettes et le contre-chant des bois, molto espressivo, reprenant une merveilleuse mélodie déjà entendue aux violons dans le premier exposé. Ce qui est représentatif ici, c'est cette façon de jouer la transparence à un point qui lisse, pour moi à l'excès, la théâtralité naturelle de la musique - je ne parle pas de théâtralité ajoutée, mais bien de ce caractère de distinction opératique dont ce passage est exemplaire : il ne suffit pas de tout faire entendre, comme le fait Abbado... il faut des antagonismes de caractère entre les trompettes et les bois, un entrechoc, de la contradiction, de la difficulté... Eh bien, ici comme à d'autres endroits décisifs (évidemment : la montée, ou plutôt descente vers les enfers du dernier climax, et les fanfares d'ombres qui suivent les trombones - tout cela joué comme de sous-entendu), ce théâtre malherien me manque, et l'émotion qu'il véhicule avec, ce qui n'était pas le cas à l'écoute de Berlin et du GMJO. On est bien passé de l'autre côté de la synthèse parfaite et indiscutable qui y prévalait, où il faut cette fois reprendre ses esprits critiques et accepter de prendre position face à ce qui est un choix d'interprétation tout à fait discutable, même défendu avec un niveau de réalisation aussi irréel. En fait d'entrechoc, on a une stupéfiante intégration sonore, figée dans sa transparence. En fait de contradiction et de difficulté, il y a une acceptation de tout et une aisance à passer chaque cap, chaque événement - celui que j'ai pris en exemple et tant d'autres. Admirable et déroutant.
C'est donc une étrange alternance qui se met en place : la possibilité que sur deux ou trois pages, Abbado et son orchestre parviennent à éblouir puis à décevoir, à faire frissonner puis à se demander pourquoi l'on est resté de marbre à un endroit où l'on aime à se retrouver en miettes. C'est sans doute là où la distance - la froideur spirituelle plutôt que la chaleur animale, comme disait Schoenberg - mise par Mahler avec l'immédiateté lyrique est la plus grande que les choses les plus impressionnantes sont entendues. Les trois ou quatre dernières pages de l'andante comodo sont de cette catégorie, à coup sûr. Pas le laendler, qui était pourtant le quasi-sommet des deux derniers enregistrement (surtout le berlinois). Les pupitres ont beau se couvrir de gloire en permanence (notamment Raymond Curfs, timbalier toujours excellentissime de la Radio Bavaroise), la construction des relations métronomiques étant certes toujours aussi lumineuse, le sarcasme et la course à l'abîme faisant le lien avec le III, voilà qui s'est un peu perdu. C'est même plus net que dans le I : tout est trop beau, trop élégant. C'est à la limite de l'inexplicable : avec ces 18 altos et ces 16 violoncelles jouant tous divinement et avec un sensationnel engagement physique, comment en vient-on à ressentir un manque de force rythmique, ou alors de caractérisation de cette force ?
Le Rondo-burleske, heureusement, a brutalement modifié mon écoute jusque-là circonspecte. Cela a été simple, net et sans bavure : cette exécution était bel et bien inouïe, notamment en ce sens qu'elle surpassait de manière spectaculaire ce que l'on y connaissait d'Abbado jusqu'ici. La puissance d'ensemble, bien sûr, est colossale, prenante dès les trois premières mesures. La respiration est toujours aussi aisée que dans ce qui avait précédé, mais cette fois les aspérités sont là, juste ce qu'il faut et qui avait manqué auparavant. L'évidence de la conduite fait le reste, enfin presque le reste, car là il faut se mettre à genoux devant les prestations individuelles et collectives de chaque composante de l'orchestre. Il y a Curfs Raymonds, encore, des cors qui claquent enfin, les solos hallucinants de Rheinhold Friedrich, Sabine Meyer (clarinette) et Wolfram Christ (alto) dans la section centrale (vraiment sublime), et les phénoménales dernières pages qu'on n'a probablement jamais entendues à ce point de perfection de la lisibilité, alors même que la sauvagerie, le vertige, le lâché-prise sont enfin là. Ce qui est enfin là, surtout, c'est ce que promettait ce concert et qui n'a été offert qu'avec parcimonie par Abbado : la sensation de vivre la révélation d'une dimension autre de la musique vécue en vrai, une dimension qu'on sait ne pouvoir approcher qu'au mieux une fois par an, ou moins.
Quel dommage de n'en avoir profité que par éclairs. L'adagio non plus, pour moi, n'a pas tenu toutes ses promesses, sinon dans l'intermède funèbre convoquant le Chant de la Terre, et, sans surprise mais tout de même, dans l'air raréfié des ultimes pages. Mais si la densité des cordes est plus qu'impressionnante, tout comme la facilité avec laquelle les violons gèrent la respiration des grandes lignes, et qu'une continuité de chant certaine est à l'œuvre, cela m'apparaît encore trop propre sur soi, trop confortable. Les cors, à l'image de l'extrait du concert de Lucerne en août dernier, n'apportent pas au son comme au discours cette rugosité stoïque qui fait le prix des plus grandes réussites dans ce finale - Klemperer, Maderna, Gielen, et Abbado lui-même. En contrepartie, ces mêmes cors offrent des instants d'une grâce expressive à peine concevable tant cela défie la physique de l'instrument... comme au sortir du climax de l'avant-dernier coup de cymbales (quasi a piacere et anticipant le dernier ! - mais pourquoi pas, au fond), sur la lumineuse reprise du thème, jouée avec une folle classe sonore ( dernier extrait illustré, et à partir de 1'50 sur la vidéo). Mais voilà, au fond, tout aura été lumineux dans cette interprétation, même avec l'extinction des feux décrétée par Abbado à partir du basculement à 6/4... La 9e de Mahler peut-elle aller de la lumière à la lumière, même si chaque nuance de ce faisceau évoque l'adieu, la teinte vespérale qui fait se demander si ce n'est pas cela, la mort - mais chez Strauss - ? Peut-elle se tenir entière dans un message de sérénité, de vision depuis l'au-delà ?
Je ne dis pas que ce n'est pas magnifique. Je dis encore moins que ce n'est pas unique dans le niveau de réalisation. Je ne pense pas que c'est insincère ou que c'est fabriqué - certains le croient, pourtant. Je pense que c'est, contrairement à ce que proposait Abbado il y a quelques années, une vision particulière, partielle et partiale de la partition, et qu'il faut la prendre comme telle. Ce n'est pas un bon éloge à lui faire que de mimer de croire à une interprétation définitive parce qu'elle serait l'aboutissement de onze - ou de trente - année de creusement de l'œuvre.
Je respecte totalement ceux qui ont vécu le concert, ou du moins le Mahler d'une vie ce 20 octobre. Je respecte aussi ceux qui ont préféré ces dernières années Haitink/Vienne, Masur/National (mais oui ,il y en a , et des anti-Masur en plus !) ou Nott/Opéra de Paris - celui-là j'y étais, et c'était en effet superbe, d'une clarté boulezienne et presque aussi ciselé dans la réalisation qu'Abbado. Et puis, d'autres resteront plus marqués, pour ce qui est d'Abbado, l'un par une première de Brahms avec les Berliner en 1993, l'autre par sa précédente venue à Paris avec le GMJO, en 2004 (Schoenberg/Mahler au Châtelet, moi aussi d'ailleurs j'avais été plus ému par ce concert). Bref... Je préfère parler et me souvenir d'un superbe concert discutable que me décevoir moi-même en constatant que le concert aura été moins mythique après avoir eu lieu qu'avant. S'il y a une chose que la sincérité de la démarche d'Abbado ne mérite pas, c'est l'avalanche de clichés réchauffés dont on l'enjolive, pour en faire, finalement, quelque chose de plus complaisant et prétentieux que ce qu'elle est - quoi ? - une épure, une figure de style à méditer.
Le 20 octobre à Pleyel. Photo Opera Cake |
Le second sujet qu'il convient d'aborder, c'est l'Orchestre du Festival de Lucerne. Tout simplement parce qu'on ne l'a jamais entendu ailleurs qu'au Lac des Quatre Cantons, et que cette tournée ne se contentait pas d'être exceptionnelle dans l'histoire de cette formation : en fait de tournée, il y a eu deux concerts, celui de Paris, et un à Madrid deux jours plus tôt. A vrai dire, personne n'a jamais eu beaucoup de doute quant à sa légitimité de phalange d'élite. Il n'y a rien dans sa cohésion qui ne puisse se comparer (je n'ai pas dit surpasser) aux dix ou cinq meilleurs orchestres du monde. La qualité individuelle des pupitres, faut-il la mentionner ? En fait, oui, car ce n'est sans doute pas le Lucerne rêvé qu'on a entendu à Pleyel : pas de Pahud ni d'Albrecht Mayer, et cela s'est ressenti. Quelques approximations à la flûte, y compris dans le grand solo du I, et un timbre de hautbois loin des plus ensorcelants du circuit. Mais tout le reste de l'harmonie, petite et grande, est transcendant, avec une mention particulière pour la stupéfiante trompette solo de Reinhold Friedrich. Ce constat est indépendant du manque de caractère ressenti en de nombreux endroits aux cuivres (notamment aux trombones, systématiquement luxueux et chaleureux), à coup sûr lié à l'esthétique abbadienne.
Il est du reste raisonnable de penser que la mythologie d'un orchestre transcendant à l'orchestre comme institution n'est pas surfaite : je n'ai jamais vu des musiciens d'orchestre non seulement jouer comme si leur vie en dépendait, mais le faire tous exactement de la même façon à chaque instant. Le cas des pupitres de violoncelle (à seize, en plus, avec Hagen mais sans Gutman) est tout spécialement impressionnant : en permanence, on observe rigoureusement les mêmes attaques du premier au dernier pupitre, avec la même phénoménale vigueur, pour un résultat sonore dont l'impact est à la hauteur de l'incroyable spectacle visuel, mais sans jamais la moindre lourdeur ni le plus petit manque de lisibilité. Cette mise en fusion de dizaines de feux sacrés, sans doute, dépasse en intensité et égale en discipline les toutes meilleures formations constituées. Le cas des violons (surtout des premiers, emmenés par Kolja Blacher) est un peu à part : par choix esthétique ou non, cette façon de fonctionner ressemble davantage à la cohésion dans l'indiscipline qui caractérise les Wiener (pourtant plus guère représentés dans le LFO) qu'au culte du parallélisme des archets qu'on trouve à la Radio Bavaroise ou Petersbourg. Cohésion par l'intensité du son, plutôt que beauté sonore par la cohésion. L'atout majeur reste peut-être l'indépendance totale des premiers et seconds violons, qui ne jouent pas en vis-à-vis mais se comportent vraiment comme un seul homme dans son quatuor à cordes : les seconds étant fréquemment plus superbes encore que les premiers, peut-être parce qu'ils sont emmenés de concert par le futur grand konzertmeister (Raphael Christ, qui est passé du GMJO à l'Orchestre Mozart d'Abbado) et le légendaire Hanns-Joachim Westphal (vous, savez, celui qui a débuté avec Furt).
R. Friedrich |
Car il faut bien en venir à ce qu'a proposé dans ce concert ce chef lui-même hors-normes, qui doit être le premier musicien de l'histoire a avoir été fait sancto subito non pas après sa mort, mais après sa résurrection. Commençons par le plus général. Qu'est-ce qui a changé par rapport aux deux derniers témoignages enregistrés (disque Berlin 1999, DVD GMJO à Rome 2004) ? Tout et rien à la fois. C'est-à-dire qu'Abbado continue de suivre sa pente naturelle, qui consiste à laisser les choses glisser sur une pente de plus en plus naturelle. Et il est permis de penser que cela devient, ou est déjà devenu un peu trop glissant. Dans le concert romain, le gain en fluidité discursive était significatif, mais se doublait de façon assez bluffante de nets progrès dans la clarté d'articulation et dans l'énergie motorique. Moins brut de décoffrage qu'avec Berlin, certainement moins sauvage et puissant par instants aussi, mais sans doute plus abouti encore, à mon sens. C'était peut-être la synthèse parfaite, celle au-delà de laquelle on devait commencer à perdre quelque chose.
M. 154-159 |
Or, je trouve que ce qu'on entend maintenant est un peu moins inouï, tout en l'étant peut-être pour un concert. J'ai eu l'impression, durant le premier mouvement surtout, d'entendre un enregistrement, passé en SACD et sur un matériel d'écoute à 80 000 euros, extrêmement bien léché (je parle de la texture générale, tant pis pour les petites scories), dosé, sous-pesé cent fois dans le studio. Un produit d'une beauté stylisée étonnante, qui se pose là sans prétendre raconter quoi que ce soit : rétrospectivement, cela m'a un peu fait penser au curieux enregistrement de Dohnanyi (que je ne déteste pas, du reste). Voilà le débordement du cadre abbadien : on était passé du discours archi-détaillé et structuré à un cours plus direct et intense, mais maintenant nous voilà basculés dans encore autre chose, qui n'est plus cours ni discours mais une sorte de pictura musicale, à contempler et qui ne se meut et s'altère que par la perception que l'auditeur a de son immobilité.
Les données générales de cette économie (dans les deux sens) de direction n'ont pas tellement changé : cela part nettement plus vite que la norme et se maintient à ce tempo de base, tout en souplesse mais sans jamais de ralentissement ni d'accélération vraiment prononcés. Ce qui a changé, c'est plutôt la nature du lyrisme qui en ressort : les inconditionnels y ont entendu une lumière encore plus extraordinaire, par sa rareté et sa splendeur automnale - pour parler en critique littéraire - que ce qu'on avait déjà entendu par Abbado. Je veux bien dire qu'à nombre d'endroits, le degré de densité du raffinement à la mesure carrée frisait l'invraisemblable. Et il y a sans doute des passages de l'andante comodo où ce que font ces musiciens est ce qu'il convient le mieux de faire : la première réexposition (m. 142-163), par exemple, est magnifiée par ce beau irréel dans sa distanciation. C'est cela qui est écrit par Mahler ici : une beauté comme hallucinée, vue par un regard désenchantée, dont le désenchantement même est froidement aristocratique.
M. 168-174 |
Vertige : avant-dernière page du rondo |
R. Curfs |
Quel dommage de n'en avoir profité que par éclairs. L'adagio non plus, pour moi, n'a pas tenu toutes ses promesses, sinon dans l'intermède funèbre convoquant le Chant de la Terre, et, sans surprise mais tout de même, dans l'air raréfié des ultimes pages. Mais si la densité des cordes est plus qu'impressionnante, tout comme la facilité avec laquelle les violons gèrent la respiration des grandes lignes, et qu'une continuité de chant certaine est à l'œuvre, cela m'apparaît encore trop propre sur soi, trop confortable. Les cors, à l'image de l'extrait du concert de Lucerne en août dernier, n'apportent pas au son comme au discours cette rugosité stoïque qui fait le prix des plus grandes réussites dans ce finale - Klemperer, Maderna, Gielen, et Abbado lui-même. En contrepartie, ces mêmes cors offrent des instants d'une grâce expressive à peine concevable tant cela défie la physique de l'instrument... comme au sortir du climax de l'avant-dernier coup de cymbales (quasi a piacere et anticipant le dernier ! - mais pourquoi pas, au fond), sur la lumineuse reprise du thème, jouée avec une folle classe sonore ( dernier extrait illustré, et à partir de 1'50 sur la vidéo). Mais voilà, au fond, tout aura été lumineux dans cette interprétation, même avec l'extinction des feux décrétée par Abbado à partir du basculement à 6/4... La 9e de Mahler peut-elle aller de la lumière à la lumière, même si chaque nuance de ce faisceau évoque l'adieu, la teinte vespérale qui fait se demander si ce n'est pas cela, la mort - mais chez Strauss - ? Peut-elle se tenir entière dans un message de sérénité, de vision depuis l'au-delà ?
Je ne dis pas que ce n'est pas magnifique. Je dis encore moins que ce n'est pas unique dans le niveau de réalisation. Je ne pense pas que c'est insincère ou que c'est fabriqué - certains le croient, pourtant. Je pense que c'est, contrairement à ce que proposait Abbado il y a quelques années, une vision particulière, partielle et partiale de la partition, et qu'il faut la prendre comme telle. Ce n'est pas un bon éloge à lui faire que de mimer de croire à une interprétation définitive parce qu'elle serait l'aboutissement de onze - ou de trente - année de creusement de l'œuvre.
Je respecte totalement ceux qui ont vécu le concert, ou du moins le Mahler d'une vie ce 20 octobre. Je respecte aussi ceux qui ont préféré ces dernières années Haitink/Vienne, Masur/National (mais oui ,il y en a , et des anti-Masur en plus !) ou Nott/Opéra de Paris - celui-là j'y étais, et c'était en effet superbe, d'une clarté boulezienne et presque aussi ciselé dans la réalisation qu'Abbado. Et puis, d'autres resteront plus marqués, pour ce qui est d'Abbado, l'un par une première de Brahms avec les Berliner en 1993, l'autre par sa précédente venue à Paris avec le GMJO, en 2004 (Schoenberg/Mahler au Châtelet, moi aussi d'ailleurs j'avais été plus ému par ce concert). Bref... Je préfère parler et me souvenir d'un superbe concert discutable que me décevoir moi-même en constatant que le concert aura été moins mythique après avoir eu lieu qu'avant. S'il y a une chose que la sincérité de la démarche d'Abbado ne mérite pas, c'est l'avalanche de clichés réchauffés dont on l'enjolive, pour en faire, finalement, quelque chose de plus complaisant et prétentieux que ce qu'elle est - quoi ? - une épure, une figure de style à méditer.
Théo Bélaud
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