- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, les 8 et 10 octobre 2010
- Dusapin, Passion
- Barbara Hannigan, Lei - Georg Nigl, Lui
- Vocal Consort Berlin, gli altri
- Sasha Waltz & Guests
- Ensemble Modern Frankfurt
- Sasha Waltz, chorégraphie
- Sasha Waltz, chorégraphie
- Franck Ollu, direction
Cette critique n'est pas celle d'une création, puisque Passion en est à sa troisième "présentation "(mouture ? production ?) française, et est sans doute déjà connu du public coutumier de la scène actuelle. A peine celle de ce qui en fait sa spécificité - une nouvelle chorégraphie de Sasha Waltz - dont je n'aurais de toute façon rien de bien malin à dire, sinon que comme tout le monde je l'ai trouvée magnifique. On ne trouvera pas non plus ici de considérations relatives à l'argument, le livret et de façon générale la signification spirituelle de l'opéra, ni de commentaires autour de l'idée d'un hommage à Monteverdi.
Sur ces points sur lesquels beaucoup a déjà été dit, j'ai préféré interroger directement le compositeur. Avec son autorisation, je publierai ses réponses à la suite de cet article. Ici, je me contenterai de tourner autour d'un point à mes yeux essentiel, et peu défendu par les auditeurs séduits par l'oeuvre (pourtant nombreux) : la vocation de Passion au concert.
Sur ces points sur lesquels beaucoup a déjà été dit, j'ai préféré interroger directement le compositeur. Avec son autorisation, je publierai ses réponses à la suite de cet article. Ici, je me contenterai de tourner autour d'un point à mes yeux essentiel, et peu défendu par les auditeurs séduits par l'oeuvre (pourtant nombreux) : la vocation de Passion au concert.
C'est une divine surprise pour, je suppose, beaucoup de monde, et je m'inclus volontiers dedans. Pour plein de raisons : commençons par Pascal Dusapin, dont il n'est pas déraisonnable de dire qu'il signe ici l'œuvre d'une révélation, dans tous les sens du terme - lui, sans doute, préférerait que l'on parle d'une initiation réussie, dans l'absolu comme à l'égard de sa propre pensée musicale. Dusapin, et je l'ai moi-même vu à travers ce prisme, a depuis longtemps autant bénéficié que souffert d'une image de bon élève de la création française, couronné de toutes les reconnaissances qu'offrent l'institution, de l'étudiant boursier de la Villa Médicis au professeur au Collège de France. Trop lisse, trop propre sur lui, a-t-on lu souvent ; sans doute pas assez rebelle, dans l'affichage voire dans l'écriture. Pas de déclarations scandaleuses, pas ou si peu de polémiques. Même pas par ricochet, car je ne crois pas qu'il ait fait plus de concessions à la démagogie qu'à l'esthétisme conceptuel. Vu comme cela, après tout, le compositeur est pour moi sympathique, bien que n'étant pas le genre de personnage qu'on a envie de détester, ni par conséquent de défendre becs et ongles.
P. Dusapin / S. Waltz |
Du coup, pas grand monde n'a jamais su dire de quoi était fait le style Dusapin, ce qui conduisait forcément à s'interroger sur son existence même. Impossible à classer selon les descendances des commandeurs français - ni héritier de Dutilleux, ni fils de Boulez - Nono, un peu plus, mais il y a du Nono chez un peu tout le monde ; échappé de la filiation spectrale à laquelle il aurait pu, jeune, se greffer. Son œuvre chambriste a parfois, y compris au disque, été rapprochée de celle de Xenakis : il y en a sûrement eu davantage pour déplorer ce voisinage, parce qu'ils aiment Xenakis - je serais sans doute aujourd'hui de l'avis inverse. Scelsi, dont mon ami Thomas Rigail entend une résonance dans Passion ? Peut-être, mais il doit me manquer une représentation des mystiques de chacun pour l'entendre clairement. Bref, Dusapin a peut-être un tort, qui est celui de sa génération mais que tout le monde ne subit pas de façon équitable : celui d'être hors-traditions, dans un contexte créateur éclaté, pendu aux fulgurances individuelles faute d'élan, de désir esthétique collectif - comment pourrait-il y en avoir un dans un monde an-esthétique, qui a substitué le culturel à l'art, et fait de l'art un dérivatif snob au divertissement ?
Passion a de ce point de vue une qualité rare - pas une seule, du reste. Cet opéra (on reviendra sur le terme) a une gravité qui ne sonne pas factice. Aujourd'hui, la musique se veut profonde avant, grave, pleine de sens. L'écoute est une partie de son appréhension parmi d'autres, qui saisit l'enveloppe d'un projet conceptuel qu'il convient d'avoir compris auparavant. Quand on en vient à l'opéra, c'est souvent pire, et la démarche compositionnelle la plus répandue dans les avant-gardes est souvent une des plus réactionnaires qui soient, à mon sens : elle obéit servilement à l'idéologie de la critique littéraire pour laquelle une pensée créatrice doit s'imposer par la force conjointe du texte et de la musique. Mais comme personne n'a rien à dire sur la musique - parce que personne n'y comprend rien, et que cela convient généralement très bien aux compositeurs - le texte devient seul critère : il devient moteur de la production des notes, et critère central de l'écoute de ces notes. Si le livret est bon, les notes prennent du sens, avec un peu de chance. Si le livret est jugé mauvais par les littérateurs, l'opéra n'est sans doute pas bon, puisqu'on n'a rien eu à se mettre sous la dent pour apprécier la partition.
G. Nigl durant les répétitions du TCE © Laure Vasconi |
B. Hannigan lors les répétitions au TCE © L. Vasconi |
C'est l'enjeu principal que j'ai perçu dans cette production, peut-être parce que, précisément, le cœur qu'y ont mis les interprètes créait tellement d'enjeux qu'on pouvait bien y ajouter celui-ci. C'est aussi pour cela que je commence par ne parler que de celui-ci, et pas, assez logiquement je crois, de l'argument de l'opéra - après tout, c'est déjà sa seconde reprise en France et je suppose que le public intéressé n'en a pas besoin. En revanche, je conteste - amicalement - le point de vue ayant assimilé Passion à une nouvelle forme d'œuvre d'art totale : non que cette idée soit dénuée de sens concernant cette production précise, tellement aboutie dans la soumission de chacune de ses composantes les unes aux autres. Mais cet arbre superbe cache une forêt de perspectives, tant scéniques que pour la salle de concert. Le simple fait qu'une seconde écoute pousse davantage l'attention du côté du son que de l'image en atteste. Et je le dis comme je l'ai ressenti : dimanche, ce sont les premières notes d'une musique familière, et excitante en cela comme le sont les vieilles œuvres familières, que j'ai entendues.
Franck Ollu |
Il y a pourtant une tension véritable dans cette musique, qui est fondamentalement théâtrale et pas mystique : la dissociation narrative y existe même parfois de façon parfaitement explicite, comme dans la sorte de bacchanale du début du second quart, ou, à l'extrémité du dernier quart, l'appel répété de la trompette et du cor bouché (précédant la projection du visage de Lei dans la scénographie), qui, sans que je sache très bien pourquoi, m'a semblé produire une sensation semblable à celle de l'accord amenant le climax de l'interlude du III de Wozzeck. Il y a un jeu de la relation du chanté au parlé dont l'évidence darde parfois de bouleversantes fulgurances - Lei : Poso sentire la tua voce - Parla mi, parla mi Sole. Il y a de vraies caractérisations de la contemplation, plutôt quand elle se fait désolation au début du troisième quart, quand Lei est déjà morte pour Lui. Il s'agit bien d'une musique permettant la représentation d'enjeux de chairs et de sang. Sans entrer dans l'interrogation quant aux relations entre passion chrétienne et païenne (que Dusapin mentionne mais ne tranche pas dans sa note d'intention), on peut au moins envisager l'écoute de cette représentation comme centrée sur le terrien et non le transcendant, et encore plus sur le temporel, le vécu, et non sur l'intemporel et l'espéré. Après tout, les plus grandes passions chrétiennes sont elles-mêmes d'abord affaire de souffrance physique de l'humain, d'abandon plus que de foi.
© L. Vasconi |
Hannigan, Nigl et les danseurs de Shasha Waltz & Guests au TCE. Photo Opera Cake |
Nigl, Dusapin et Hannigan, après la création de Passion à Aix en 2008 |
Au début, Lei, je l'ai imaginée comme une hystérique, soumise à des acmées, autant de petites morts.
N'a-t-on pas déjà entendu cela cent fois, du reste pour un oui ou pour un non (livret "j'ai envie d'aller aux chiottes" > musique : fa#-contre-ut forcené-glissando ? )
Puis j'ai oublié tout cela. Je voulais prendre le parti des femmes - car les hommes ne sont pas à leur avantage dans cette histoire. Alors j'ai pensé aux enfants. Aux enfants qui jouent à mourir, à "faire le mort". J'avais envie de naïveté.
En voilà une bonne idée. Bien des plus belles héroïnes sont souvent naïves, n'est-ce pas ? Donna Anna, Fedrovnya, Marie... Entre les deux représentations de Passion auxquelles j'ai assisté, il y a eu un Otello : mes micro-réserves sur l'admirable Desdemona d'Harteros n'étaient-elles pas dues à l'impossibilité pour une quelconque soprano de se mesurer, en beauté vocale et en présence théâtrale, à Barbara Hannigan ? Ou étais-je trop impatient de réentendre Passion, qui serait déjà, à sa troisième production, un classique de l'opéra ? Le recul d'une semaine a accentué mon envie de le réentendre. Ce qui est très, très rare dans la création. J'ai déjà quelque fois été ravi au sortir de l'audition d'une nouvelle œuvre : mais la semaine suivante, je n'ai presque jamais eu de réel désir de pouvoir retourner l'écouter. Je retournerai l'écouter. En version de concert. Vous verrez.
Théo Bélaud
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