Buniatishvili, sortie sport au grand air

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- Paris, Auditorium du Musée d'Orsay, le 16 novembre 2010


- Schumann, Fantaisie en ut majeur, op. 17 - Liszt, Mephisto-Walzerz n°1, S. 514 - Stravinsky, Trois Mouvements de Petrouchka


- Khatia Buniatishvili, piano

Et de cinq, en à peine plus de deux ans. : cinq concerts pour moi de "Bubu" (marque déposée, analogie aussi flatteuse qu'imaginable, à prononcer "Boubou," comme pour Pierre B). Khatia Buniatishvili, comme une petite poignée d'autres jeunes pianistes de notre temps, a été pour moi sitôt rencontrée, sitôt adoptée. En fait, elle était adoptée avant même que je l'entende vraiment : en juillet 2009, avant de partir à La Roque, je parcourais sans grande illusion les traces vidéo et audio des jeunes que j'allais écouter là-bas pour la première fois. Je me souviens très bien, après avoir visionné ses prestations du Concours Rubinstein, avoir déclaré : "chouette, une petite sauvage géorgienne - au moins une avec qui on ne s'ennuiera pas". La suite a non seulement confirmé cette espérance, mais surtout démontré que cette pianiste de vingt-trois ans possède probablement les dons les plus faramineux de sa génération : si je vois plus ou moins une petite dizaine de pianistes dont on peut espérer de très grandes choses dans les décennies à venir, je n'en vois que deux dont le socle sur lequel va se faire leur progression est d'une telle qualité : Dinara Klinton et elle. On en a vu d'autres exploser en plein vol sur ce genre de bases : il y a peu de chances que cela lui arrive, elle qui depuis sept ans reste sous l'aile du grand Oleg Maisenberg.
Forcément, ce récital-là devait trancher avec les trois que j'ai écoutés à Paris et Saint-Denis la saison passée, pour lesquels Buniatishvili était associée au meilleur des Renaud Capuçon (Fauré, Bartok, Brahms, Franck). Relativement canalisée ici - en bonne élève d'un formidable chambriste -, elle donnait en partie à voir la facette de son jeu que j'espère la voir développer dans sa palette de soliste : la dimension classique qu'on retrouve, au travers de prisme divers, chez tous les (futurs) grands. Elle peut être plus ou moins densifiée ou truculente, cette dimension, mais offre toujours cette force simple qui soumet l'écoute à un discours intelligible, qui entretient une relation d'évidence avec la grandeur. Chez Buniatishvili, la dimension classique est d'une part encore en germe, d'autre part clairement du côté de la truculence, du brillant, à l'exemple de la jeune Argerich. Il y a chez elle une fusion protéiforme de cet aspect clarificateur et de sa personnalité intrinsèquement explosive. C’est dans cet équilibre mouvant et, il faut dire, assez spécial, que réside à mon sens le plus grand prix de Buniatishvili, plutôt que dans une trop vague notion « d’engagement » ou de fougue.

Il y a en tout cas, cela ne se discute pas, une appétence assez unique, une quête passionnée d'un piano total et d'une conduite harmonique, par l'écoute pure pourrait-on dire. Le premier mouvement de la Fantaisie de Schumann se prête merveilleusement à cela, bien sûr, et ce n'est pas pour autant que la jeune Géorgienne se sert de toutes les facilités, ficelles de discours auxquelles nous sommes plus ou moins habitués. Un commentaire général sur sa gestion de la forme ici, qui est passionnante à écouter se déployer : Buniatishvili semble pratiquer une inversion du schéma spirituel courant dans le I - passion - introspection - passion - résignation dans la coda. Son entame instaure bien davantage un climat de désolation, encore bouillonnante et révoltée certes, mais où la question de l'espoir ne subsiste déjà plus guère. Après tout, ce n'est pour le moins pas contradictoire avec la relation curieuse que Schumann entretient dans cet exposé avec la tonalité de départ, où les clefs expressives sont bien plus les septièmes et sensibles qui ne veulent jamais se résoudre - ni tout court, ni se résoudre à quelque chose. Et ce mouvement ne devait-il pas s'intituler Ruines ? Cette approche hyper-dramatique est très bien servie par un piano symphonique et surtout sombre, orageux au possible, arqué sur des basses phénoménales - de façon générale, le poids du bras de Buniatishvili est incroyable, et cela l'immunise 99% du temps contre tout prosaïsme sonore, mieux, lui garantit la distinction. L'oreille, exceptionnelle, fait le reste pour ce qui est de la conduite - tous les redoutables unissons sont d'une richesse magnifique. Le Im Legendenton, peut-être la section la plus rarement tenue de l'œuvre, est admirable... d'idiosyncrasies. Comme rarement, l'interprétation semble ici, mais dans le meilleur sens du terme, convoquer un glorieux précédent, à savoir Benno Moiseiwitsch : pour le discours aristocratiquement fantasque (on est à l'extrémité opposée de la sombre méditation d'un Fiorentino), mais surtout pour la caractérisation de nombreux traits, comme le motif descendant staccato de la main gauche dans l'exposé de la légende (ci-dessus), évoquant de façon saisissante Rachmaninov. Et encore plus, le soudain et inquiétant éveil annonçant le retour du brasier - ci-dessous.
Au bout de ce retournement de perspectives, logiquement, la citation d'An die ferne Geliebte prend une tournure étonnamment simplifiée, une résignation peut-être, mais presque un pas vers la lumière : une acceptation. Troublant, mais certainement pas inapproprié, en tout cas au vu de ce qui précédait. Comme toujours, j'ai regretté que le II ne commence pas moins fort : c'est d'autant plus dommage que Buniatishvili dispose de toute la marge dynamique - disons plutôt, même, la réserve inépuisable de puissance - pour franchir chaque palier de l'exposé comme il se doit, et elle le fait d'ailleurs avec un sens imparable de la structure et de l'articulation. Cette petite frustration passée, la dimension orchestrale ne peut qu'emporter l'adhésion dans la mesure où elle est le contraire du vacarme, un moyen tout à fait abouti, malgré quelques approximations à l'approche de la réexposition (c'est curieux comme ce passage semble souvent troubler la mémoire des pianistes), de produire un chant continu et non une simple accumulation de motifs rythmiques. La coda, elle, donne des frissons de bonheur. Quant au finale, il est exemplaire dans l'abandon de toutes les intentions, dans la confiance absolue placée dans la forme écrite, qu'avec une telle qualité de piano il n'est pas besoin de reconstruire. Les énonciations du fameux thème pointé sont splendides d'intuition. Seule petite réserve, les deux climax, s'ils sont admirablement construits sur la puissance expressive de la main gauche, culminent de façon légèrement anecdotique et rapide. Ce n'est pas le cas de la conclusion, assez étonnamment sobre dans l'accelerando, et choisissant de chanter sur les premières croches de chaque groupe plutôt que sur les quatrièmes, option à mon sens la plus noble (mis à part dans la dernière mesure, Schumann laisse le choix ici).

A Orsay le 16 novembre. Photo lpc
La Mephisto est un peu moins satisfaisante, malgré une entame assez sensationnelle - la puissance est à peine croyable, et simultanément le chant de chaque gamme chromatique est un émerveillement. Mais les deux épisodes suivant l'exposé posent quelques problèmes de continuité, notamment le poco allegretto : le piu mosso est plus réussi, entièrement tenu sur un vrai pianissimo, et amène une conclusion semblable à l'exposition, dont les vagues de plus en plus sauvages ne posent jamais la question de la vulgarité, ce qui est en soi admirable, mais tiennent cependant un peu de la surenchère. Cette exécution m'aurait sans doute davantage séduit si je n'avais pas déjà entendu Berezovsky jouer la Mephisto, avec autant de facilité, mais deux plus de détachement, dix fois plus de subtilité dynamique et cent fois plus de dimension simplificatrice, classicisée. Boris est pervers, il parvient à ne plus faire aimer assez ce qui est pourtant... sans doute plus idiomatique, au moins pour partie.
Impossible en revanche de redire quoi que ce soit, en terme d'idiome comme de piano, sur Petrouchka. C'est un ouragan total, qui, contrairement à la Mephisto s'offre en plus le luxe d'une propreté presque absolue, une sorte de réminiscence de Gilels dans l'esprit, nettoyée au montage. Les trois mouvements sont du reste joués quasiment attaca. Les glissandos sont attaqués, quant à eux, sans jamais en accentuer le démarrage, car Buniatishvili démontre de façon plus impressionnante encore ici à quel point elle possède la science de transmettre du poids davantage que quantité d'hommes. La souplesse des trémolos de la Semaine Grasse est fascinante, autant que l'est le rebond perpétuel des accords octaviés, alors même que les dynamiques sont gigantesques. Une vision parfaitement univoque, loin de prétendre réaliser la synthèse des possibilités expressives de l'œuvre, mais dont le degré d'aboutissement a peut de chances d'être approchée par grand monde aujourd'hui. Tout simplement parce que, au delà des incroyables facilités, quasiment personne, toutes générations confondues et à ce niveau de qualité, ne semble aussi capable de tout déverrouiller à ce point. J'aurais déjà plus ou moins dit cela après ses débuts à La Roque, mais ce midi à Orsay, j'ai découvert la Buniatishvili avec options sport, et cela décoiffe. Ce ne peut être, loin s'en faut, sa seule marge de progression. Au-delà des menus défauts de réalisation et de tenue discursive du II, il semble que sa Fantaisie de Schumann se soit de beaucoup creusée et bonifiée depuis le Concours Rubinstein, ce qui laisse à penser que l'évolution se fait d'abord dans le sens d'une maturation expressive, et pas seulement dans celui d'une folie toujours plus débridée. Je n'ose imaginer à quel point ce pourra être grand dans dix ans.

Théo Bélaud
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