V V V
- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 26 octobre 2010
- Bach, Cantate Nach dich, Herr, verlanget mich, BWV 150 - Bartók, Concerto pour piano n°3 en mi mineur, Sz. 119 - Brahms, Symphonie n°4 en mi mineur, op. 98
- Peter Jablonski, piano
- Chœur de chambre Les Eléments
- Ensemble Orchestral de Paris
- Louis Langrée, direction
Je commence par poser la question parce qu'elle me laisse interdit. Je n'étais pas coutumier, avant cette saison, des concerts de l'EOP, que je ne connaissais que par le disque. Après une entame de saison laissant penser que les moyens de l'orchestre laissaient quelques espoirs de beaux moments, mais de préférence sans son directeur Joseph Swensen, j'attendais qu'une baguette plus solide, propre à discipliner et structurer, vienne combler cette (timide) attente. Louis Langrée pouvait être celui-là. Chef discret mais régulier, plutôt reconnu pour ses qualités de constructeur de formations, qui plus est qui avait dirigé il y a trois ans une intégrale des symphonies de Brahms. Le programme dans son ensemble de cette soirée avait largement de quoi éveiller ma sympathie, du reste. Cela fait un bail que je souhaite, pour essayer en quelque sorte, entendre à la suite ou à peu près la cantate 150 de Bach et la 4e de Brahms (la seconde empruntant quasi textuellement à la première la marche harmonique de son chœur, en faisant le thème de la passacaille finale). Chose amusante, je n'avais pas écouté le 3e de Bartók depuis son exécution par Mihaela Ursuleana et Daniele Gatti il y a deux ans, exécution qui avait été suivie par celle de la... 4e de Brahms (un bon souvenir, globalement, surtout grâce à une passacaille de feu).
Dans l'absolu, ce concert aura été une catastrophe phénoménale. Dans le relatif, donc eu égard à ce qu'il est raisonnablement permis d'attendre d'un orchestre de rang inférieur à l'ONF, à l'OPRF et à l'OP, il aura été extrêmement décevant. D'où, donc, la question : où mettre la barre ? Car si le niveau instrumental normal de cette formation, alors même qu'elle semble correctement dirigée, c'est cela, la barre est à mettre au seuil à franchir pour passer de l'amateurisme au statut de professionnel. Passons sur la prestation du soliste du soir, Peter Jablonski, qui était navrante. Navrante d'approximation, d'absence parfaite de la distinction la plus élémentaire, d'incapacité totale à approcher, ne serait-ce que dans l'esprit, le niveau d'élévation du testament de Béla Bartók. A quoi bon détailler : cela savonne de partout, rien n'est projeté - ou alors crié -, le choral de l'adagio religioso semble privé de l'éclat de tous ses accords, (et accessoirement les violons jouent faux pour au moins un tiers d'entre eux), préparant si l'on veut à un finale inaudible au sens strict, premier du terme.
Auparavant, il aura fallu se farcir quelque chose ressemblant de loin à une cantate de Bach. Je ne crois pas que Louis Langrée - sobre, trop peut-être, mais en tout cas lisible - soit à mettre en cause : ou du moins, je n'en sais rien. Comment le savoir ? Le niveau du chœur Les Éléments, formation vocale de chambre supposée de référence en France, eh bien ce niveau fait peur ! L'engagement est simplement proche du néant : la justesse, mieux vaut ne pas l'évoquer, surtout quand on en vient aux solistes, et d'autant plus si l'on parle des hommes qui semblent chanter une autre partition. Le jeu des instrumentistes a quelque chose de cocasse (en particulier un violoncelle manifestement très satisfait de manifester de façon envahissante la volubilité du continuo, qui avait l'avantage de produire une sorte de diversion évitant de trop écouter le naufrage alentour). Naufrage surréaliste presque, dans le dernier chœur, où les violons jouent faux, les sopranos chantent faux, et ça ne fait même pas une transposition.
A côté de cette longue, très longue deuxième partie, le Brahms aura presque paru sympathique dans sa joyeuse foutraquerie - du moins quand elle était joyeuse, soit la moitié du temps. Il faut accepter que, non, les violons ne peuvent pas jouer une phrase entière ensemble, ce qui parait logique dans la mesure où certains ont renoncé avant coup à jouer toutes les notes. Le manque de motivation produit parfois des scènes curieuses, comme la coda du I, où seconds violons et altos jouent pour partie d'entre eux les trémolos, pour l'autre partie, oh, non, on peut s'en passer. Les cors présentent un avantage : ils font passer leurs collègues des "grandes" formations parisiens pour ceux de la Philharmonie Tchèque. Une note sur cinq, à la louche, est un pain, et un beau : pour que ce soit plus drôle, il est établi qu'une seule indication existe, le sforzando. La timbalière joue le premier mouvement dans une sorte de mesure parallèle, ce qui ne manque de créer une dimension presque comique (les triolets tous décalés à l'orée de la coda) en ce sens que Bartók était censé être joué en première partie. Je ne veux pas être médisant avec cette jeune femme : la passacaille n'est pas la page la plus évidente du monde aux timbales, et j'aurais juré qu'elle y sombrerait corps et bien, ce qui n'est, finalement, pas du tout arrivé. Dans ce marasme qui pourrait être un poème si j'avais l'envie perverse de le raconter en détail, il y a de quoi être sidéré par le stoïcisme de Langrée, qui mène cette barque percée avec l'assurance tranquille d'un capitaine de vaisseau.
Rien ne le trouble, ni l'absence de dynamiques inférieures au mf, ni les bois entrant en ordre dispersés, ni la fanfare éthylique permanente, ni les violonistes se demandant si cela vaut la peine de chercher les harmoniques dans les variations 10 et 11 du finale. La conduite est cohérente, les tempos justes notamment dans le II, le III aussi tenu que possible, les transitions difficiles de la passacaille ont une certaine tenue logique (var. 11 à 17, 23-24). Une direction irréelle, en quelque sorte. D'habitude, ce qualificatif s'applique à un Salonen, un Boulez, etc. : irréel n'est pas à prendre tout à fait dans le même sens ici. Mais dans celui correspondant à cette situation que vous avez peut-être déjà vécue : dans un e salle des fêtes improbable, des musiciens plus ou moins amateurs conduits par un chef prenant sa tâche tant au sérieux qu'on finit, injustement, par ne plus pouvoir le prendre au sérieux. Je m'interroge : avec un autre chef, cela aurait-il été pire ? Sans doute. Et sans chef ? C'est là que j'ai un doute.
Théo Bélaud
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