Lachenmann/Bruckner, "easy/uneasy"

 V
- Paris, Salle Pleyel, le 12 novembre 2010
- Lachenmann, Nun, musique pour flûte, trombone, orchestre et voix d'hommes - Bruckner, Symphonie n°3 enmineur (version de 1889)
- Dagmar Becker, flûte
- Frédéric Belli, trombone
- Schola Heidelberg 
- SWR Sinfonieorchester Baden-Baden & Freiburg
- Sylvain Cambreling, direction
H. Lachenmann. Photo Jean Radel


    Dans l'esprit des responsables du Festival d'Automne à Paris, grands adorateurs d'Helmut Lachenmann, je présume que cette soirée devait constituer le point culminant de l'édition 2010 - de toute façon, il ne doit pas y avoir grand monde pour se faire une idée d'un point culminant alternatif, car cela supposerait d'avoir une vision synoptique de la programmation du dit Festival : je reconnais que cette année un dépliant très pédagogique a été conçu, tellement pédagogique que, à défaut de repérer des concerts, on se surprend à s'en servir comme quizz pour passer le temps (style : "connaissez-vous vraiment le Paris culturel, même underground ?"). Fin des divagations. Bon, je dois dire que, du point de vue d'un type moyennement progressiste et très anti-culturel (moi, par exemple), il n'y avait pas de portée comparable entre ce concert et la soirée Kurtág à Garnier. Sur le plan de la découverte, d'abord, il y avait certes la première audition à Paris de Nun, dérivé de l'opéra La Petite Fille aux Allumettes. Personnellement, j'aimerais bien voir un jour Lachenmann jouer du piano. Cet homme est peut-être un peu fou, mais pour cette raison sans doute, il m'avait semblé que son jeu (dans ses propres œuvres) était plus intéressant que ceux de la majorité de ses compatriotes. Il y aura du Lachenmann pianistique aux Bouffes du Nord dans deux semaines, ceci étant, mais pas par lui-même. Pour le concert de Pleyel, l'orchestre devait être à l'honneur, et la mise en regard avec Bruckner, je suppose, était censée souligner la filiation germano-métaphysicienne revendiquée par le compositeur. Filiation du reste étrange : Bruckner métaphysique ? C'est une idée curieuse à mon sens. Mystique dans la dimension naïve, oui : les prétentions métaphysiques procédant si souvent d'une volonté de mysticisme déniaisé, le décorum philosophique de Nun comme d'autres œuvres de Lachenmann semble plutôt contredire cette relation : mais qu'importe.
    Enfin, oui et non. Parce qu'il est envahissant, le décorum ! On peut certes faire l'effort d'ignorer la note d'intention à fort potentiel comique (que Martin Kalteneker a osé traduire en l'état, l'état ressemblant à s'y méprendre à celui de ces dissertations de terminale qu'à une époque je corrigeais, où pour passer d'un concept à un autre une flèche fait l'affaire et où le lien entre deux idées est constitué d'un alinéa introduit par "parce que" suivi d'un verbe à l'infinitif, bon, bref). Mais il est plus difficile d'ignorer son intrusion dans l'écriture même de Nun, où les questions très profondes du style "Was ?" "Wie ?", etc. sont ponctuellement énoncées par les voix solistes, pour que finalement il y soit textuellement (et choralement) répondu par une citation (le programme présente cela comme une thèse, mais enfin restons raisonnable) du philosophe japonais Nishida Kitaro - fondateur de l'école de Kyôto, dont la pensée du néant ne pouvait qu'intéresser un penseur de la non-musique, je le concède bien volontiers - : le moi n'est pas une chose, mais un lieu. Une forte pensée qu'elle est très originale et qu'il y avait un besoin absolument indispensable d'aller la chercher au Japon impérial, et un besoin encore plus criant d'en faire un enjeu philosophique essentiel en 2010 - parce que, c'est bien connu, pour paraphraser un philosophe sérieux, la philosophie n'aurait au fond pas avancé d'un pouce depuis Platon, ce qui montre que Platon devait être sacrément intelligent. Concédons aussi qu'il s'agit là de viser à l'universalité philosophique, et que, comme chacun sait, l'universalité dans la pensée se définit par la synthèse de la raison occidentale et de la spiritualité orientale - ça aussi, ça va chercher loin, coco. Au moins y a-t-il quelque chose à apprendre dans l'histoire : en philosophie comme en piano, on peut très bien se passer des apports allemands et nippons : c'est même étonnant comme, dans les deux cas, ils ont l'air d'entretenir mutuellement leurs vanités. Voici pour la critique philosophique (je suppose que c'était un exercice obligé ici), dont on me pardonnera le niveau un peu fruste, mais en même temps, je me suis adapté au matériau disponible. 

Cambreling et Lachenmann le 12 novembre Photo Opera Cake
    Pour ce qui est de la musique, c'est à la fois simple et compliqué. Rien n'est fondamentalement surprenant dans ce continuum de frottement harmoniques tenus aux cordes, traits fantomatiques des vents dont on peine à distinguer la singularité du trombone et de la flûte solistes, décorations percussives plus ou moins exotiques (les trois petits gongs sont assez distrayants), et surtout utilisation de huit voix d'hommes solistes disposées aux emplacements des quatre premiers pupitres de cordes, qui isolement chantent trois ou quatre notes de temps à autre mais passent l'essentiel de leur temps à chuchoter, siffler, et même se tapoter les joues - je ne voudrais pas me faire passer pour un génie de l'herméneutique, mais je suis prêt à parier que c'est le processus commençant par éprouver la résistance des joues qui conduit naturellement à réaliser que le moi n'est pas une chose mais un lieu - vu que la petite rougeur qui s'ensuit sous la pommette dénote puissamment que mon corps se trouve en ce lieu-même et qu'ainsi l'harmonie spirituelle est réalisée - c'est fou comme c'est plaisant à écrire, ça, et moins fatigant que d'écrire une harmonie, disons, plus matérielle, avec sept ou douze sons, par exemple. Décidément, difficile de rester sur la musique. Il faut dire, la musique a démarré à dix minutes de la fin. Je vous assure : surpris par cette ébauche soudaine de développement motivique à la flûte solo, que le trombone allait bientôt rejoindre, j'ai regardé l'heure : 20h42 ! Considérant qu'on avait dû démarrer vers 20h12, et que les applaudissements furent lancés à 20h52, je suppose que j'ai donc situé le commencement musical de la chose rigoureusement au même endroit qu'un ami qui m'a parlé spontanément d'une demi-heure de rien et de dix dernières minutes "où il commençait à y avoir un discours". Ce qui est très rassurant quant à l'universalité de l'esprit humain, notez bien.
    Plus sérieusement, ce qu'on a entendu là est certes toujours moins ridicule, tant dans la réalisation compositionnelle que vis-à-vis de certaines données extra-musicales, que certaines pages qui y ressemblent et sont composées avec le plus grand sérieux par des musiciens de moins de quarante, voire de moins de trente ans (encore l'autre jour, l'invraisemblable Dithyrambes de Joneleit). Lachenmann, qui est venu saluer ses (passablement nombreux, il faut le reconnaître) admirateurs, fait plutôt une impression sympathique : et après tout, il a été plus ou moins le premier à faire chacune des expériences qu'il a faites, au sein d'une génération où seule comptait, finalement, le degré de nouveauté et d'expérimentation. On ne peut pas vraiment lui reprocher de ne pouvoir en sortir - quoique, une fois encore, quand on écoute sa Wiegenmusik ou ses Kinderspiel pour piano, on se dit qu'il pourrait proposer aujourd'hui de la très bonne musique. Mais Nun est un exact semblable de Kontrakadenz ou de Concertini - et encore, je dirais en moins raffiné et en plus décoratif. Une musique qui, à force de s'auto-interroger sur son refus de la musique comme idiome discursif, vire involontairement à une sorte de proto-musique qui se pose là, comme décor, mais qu'on entend au lieu d'écouter - en ce sens qu'elle semble avoir à être entendue plutôt qu'écoutée, Lachenmann lui-même indiquant qu'elle serait à... "endurer". Soit, sauf que, à mon avis, la meilleure définition de cela s'appelle... l'easy-listening, ce qui est d'ailleurs une forme polie pour dire "musique d'ambiance". C'est peut-être très snob de dire cela, mais je suis désolé, je n'ai rien enduré du tout, et j'ai pourtant écouté tout le temps, sans même trouver cela désagréable : cela ne demande aucun effort, et comme pour toutes les musiques ne demandant aucun effort d'écoute, la gratification est nulle. 

    Du point de vue de l'exécution, rien n'a semblé mettre en difficulté Sylvain Cambreling, grand défenseur de la musique de Lachenmann depuis longtemps et très impliqué dans la conduite de cette partition, ni l'orchestre de la SWR, tranchant, discipliné. Ne subsistera que la qualité de l'orchestre pour Bruckner - orchestre qui semble goûter l'exercice brucknerien sous des baguettes dépaysantes, ou dépaysées, puisqu'il avait joué la Symphonie n°6 avec... Norrington il y a trois ans (c'était loin d'être ridicule, d'ailleurs !). Si l'on devait faire très vite, on pourrait dire que cette exécution était la troisième moins convaincante des quatre récemment données à Paris (après Masur/National et Janowski/Orchestre de Paris, mais tout de même avant le soporifique Chailly/Gewandhaus) : comparaison possible car ces quatre-là ont opté, sans doute au désespoir compréhensible de nombreux brucknérophiles, pour la version abrégée de 1889 et son finale amputé de 150 mesures par rapport à celle, bien plus riche et pourtant cohérente, de 1877. Cambreling paraît globalement en-deçà tant du potentiel de la SWR que de la hauteur de vue de la partition : on peut lui reconnaître le mérite certain de ne pas "faire le brucknerien" en caricaturant un idiome solennel et empesé. L'effectif de cordes s'interdit la surcharge (14-12-10-8-6, je crois), et le geste est en général simple et sans théâtralisation mystique. Le tempo du Mehr langsam, mistorioso est presque exagérément rapide, la marge pour le rubato s'en trouvant assez réduite, ce qui n'est pas très grave, puisque tout va bien durant les premières pages : les violons font montre de cohésion, ce qui sera le cas durant à peu près toute la symphonie, les solos de trompette et de cors sont propres, les interventions des bois unies et intelligibles, quoique tout cela manque de personnalité sonore. 
    Le problème est que Cambreling, s'il propose une mise en place soignée, ne fait pas grand chose pour assurer la continuité et ne met aucune tension dans les transitions. Quand je dis qu'il ne fait pas grand chose, c'est au sens strict : son attention et ses gestes ne paraissent préoccupés qu'à vue de quelques mesures, certes sans que cela ne tourne au décorticage phrase après phrase alla Rattle. Mais ce n'est tout de même guère enthousiasmant. De plus, il manque une dimension d'étagement dans la relation entre les climax du I, ce qui fait un peu trainer le mouvement en longueur, en donnant une impression trompeuse de répétition. Ce qui n'est pas imputable à Cambreling, en revanche, est le déficit de puissance et surtout d'expressivité des altos et surtout des violoncelles, assez atones dans tout le passage  de D à E notamment. Ces pupitres se reprendront partiellement dans un mouvement lent lui aussi très bien équilibré polyphoniquement, mais où l'on n'entend pas une voix parler d'un bout à l'autre : c'est assez beau et inoffensif, et passablement dépourvu de logique, à l'image en quelque sorte de... la première partie du concert. Les deux derniers mouvements seront un peu plus satisfaisants. La caractérisation du trio du scherzo, malgré le peu de personnalité intrinsèque des altos, est assez réussie, et les relations métronomiques dans le mouvement semblent enfin prendre un sens intelligible. Curieusement, le finale m'a paru être le mouvement le plus conduit, en dépit du choix de sa version bancale. La qualité constante des violons, qui sont unis sans jamais forcer leur sonorité, y est pour beaucoup, outre le fait que le second thème est bien traité : le son en lui-même a sa place dans la continuité perçue. Cambreling du reste a le mérite de ne jamais sur-solliciter les cuivres, permettant de goûter la dimension arachnéenne, mendelssohnienne de l'écriture. Malheureusement, la tension chutera aux deux occurrences du troisième thème, où à nouveau les cordes graves se montrent insuffisantes pour soutenir le contrepoint primitif qui donne à ces passages leur excitation. Bruckner aura paru à la fois facile et difficile durant cette 3e, et c'est dans l'un des passages les plus simplement, naïvement écrits que sa difficulté a semblé la plus frappante.
    Un Bruckner finalement assez sage, certes démysticisé mais aussi dépassionné à l'image d'une soirée où l'on n'a pas franchement ressenti la musique comme vivante, la majorité du public intéressé étant conquise d'avance par Lachenmann, et pas forcément très intéressée par Bruckner...

Théo Bélaud
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