Le gentil vacarme de l'académisme


- Paris, Salle Pleyel, le 6 novembre 2010

- Mantovani, Postludium - Joneleit, Dithyrambes - Schoenberg, Cinq Pièces pour Orchestre, op, 16 - Staud, Contrebande (On Comparative Meteorology II) - Schoenberg, Variations pour Orchestre, op. 31

- Ensemble Modern Orchstra
- Peter Eötvös, direction
     Cette soirée devait être dirigée par Pierre Boulez, qui se remet en ce moment d'une opération à l'œil à Chicago. Cette défection a d'autant plus déçu que le concert  constituait une sorte de gros cadeau pour l'année de ses 85 ans, puisque les trois créations mondiales au programme lui sont dédiées. L'occasion en tout cas, pour les jeunes  (mais déjà plus ou moins confirmés et reconnus) compositeurs élus de disposer du luxe moderne toutes options en matière de moyens orchestraux. L'excellent Ensemble Modern a donc revêtu ses habits de grande formation symphonique, pour laquelle il ajoute un "Orchestra" à son nom, cette variable reposant essentiellement sur des éléments rapportés au noyau de cette formation d'une trentaine de musiciens permanents. Compte-tenu de l'annulation d'un irremplaçable, nos compositeurs n'ont pas eu à se plaindre de la solution de remplacement, qui était de toute façon à peu près la seule possible : Peter Eötvös. Eötvös qui avait cependant soufflé toutes les températures lors de ses dernières prestations parisiennes  : concert Schoenberg avec Hilary Hahn et le Philhar en janvier 2009, Lachemann-Brahms avec Pollini et le LSO en juin dernier (compte-rendu de Carlos Tinoco avec lequel je suis en plein accord). De beaux concerts, marquants avant tout pour les prestations de leurs solistes, et où la direction manquait en plusieurs occasions de mordant et de sens de l'avancée, surtout dans Schoenberg. En revanche, je l'avais aussi vu faire excellente impression à la tête de Klangforum Wien, dans le monumental demi-concert Stockhausen du cycle de Pollini en mars 2009
    Sa prestation de ce soir, pour sa partie "répertoire", rappelle malheureusement davantage, ce qui est d'ailleurs logique, ses dernière interprétations schoenbergiennes (le concerto pour violon et Pelleas). Passons sur l'opus 31, œuvre d'une difficulté d'exécution phénoménale, ce qui n'intimide certes pas l'EMO, mais qui exige surtout une capacité hors du commun dans la direction à imposer une force logique d'avancée propre à éclairer l'exceptionnelle complexité du traitement de la forme variations. Or, une fois que l'on a entendu Boulez incendier l'opus 31 - avec un Philhar transformé en Philharmonique de Berlin, en février 2009 -, l'herbe a bien du mal à y repousser dans nos oreilles (je suis loin d'être le seul dans ce cas). Barenboim s'y était bien essayé avec sa rutilante Statskapelle Berlin l'an passé, et les honneurs avec lesquels il s'en tirait faisaient encore davantage prendre la mesure de la grandeur de l'accomplissement boulézien ici. Eötvös reste en deçà de cette exécution de l'honnête homme, car si sa mise en place est correcte et que la virtuosité individuelle de ses musiciens n'est jamais en cause, la flamme ne s'allume jamais dans la pulsation et l'énergie des transitions, et c'est du coup la virtuosité collective perçue qui paraît absente. La 9e variation est symptomatique et à l'image des autres, démarrant très bien grâce à l'excellence des pupitres à nu et des interventions solistes, puis semblant tomber à plat au fur et à mesure des crescendos. Le finale, extrêmement décevant, ajoute sans doute à la perception subjective de ces insuffisances de conduite générale, car on n'y a entendu aucune logique, en particulier de lien entre le dernier climax, l'adagio précédant la coda et la coda elle-même, qui semble tomber comme un cheveux sur la soupe, et qui plus est manque de force - là où Boulez préparait dans une tension irrespirable une dernière page qui était un tremblement de terre. Bref, c'est de la bel ouvrage, dont on se contentait peut-être il y a vingt ans mais plus maintenant que l'on attend là une dimension expressive et vécue aussi forte que dans les symphonies post-romantiques.

    Dans l'opus 16, le bilan me semble plus nuancé. Eötvös profite de la configuration du concert pour donner la version originale de 1909, pour grand orchestre post-romantique. Est-ce une tentation induite par l'effectif à disposition ? Le chef tombe là aussi dans un travers d'inertie, certes relative, mais cependant gênante dans la troisième pièce qui s'enlise dans un tempo exagérément alangui, sans que pour autant l'on ne jouisse du raffinement particulier des dynamiques (du pppp au mp) demandé par Schoenberg. Se voulant apparemment très picturale et sensuelle, cette approche ne parvient qu'à être contemplative, d'une façon qui force peut-être la concentration mais me paraît passer à côté d'une dimension de féérie de la partition. Cette vision décantée et étale de l'opus 16 apporte davantage de satisfactions dans les deux premières pièces. Le tranchant des bois et un beau travail sur la clarté des plans rend la première parfaitement lisible, et l'impact sonore est certain. La seconde ne souffre pas de la passivité éteinte de la troisième, alors que l'indication (Mässig Viertel) est pourtant la même. Hélas, les deux dernières pièces souffriront du même manque de tension et de force rythmique que les variations, malgré l'assurance indiscutable de l'orchestre, à laquelle on ne peut certes affirmer qu'Eötvös soit étranger.


Bruno Mantovani avec Boulez
    Fallait-il jouer deux œuvres centrales de la production de Schoenberg au côté de ces créations ? Si l'on considère que ces dernières gagnaient dans ce contexte à être perçues comme plus dynamiques, spectaculaires, ludiques surtout, en accordant au rythme une place plus prééminente, alors oui, certainement. Encore que si Boulez avait dirigé les variations, placées en conclusion de concert, il n'est pas sûr que cette impression serait demeurée... Mais le sentiment dont je faisais part à chaud, au sortir du concert, était a contrario que si Joneleit, Staud et Mantovani avaient voisiné plutôt avec Stravinsky (celui du Sacre) et Varèse (disons Amériques), l'impression aurait été considérablement modifiée. Car le point commun des œuvres qui ont été créées ce soir-là à Pleyel est double : elles surjouent au possible, soit par intermittence soit de façon structurante, l'impact physique de leur audition tant sur le plan de l'ivresse rythmique que de la démesure dynamique - le malentendu étant peut-être dû à la nécessité éminemment cultureuse de choisir une thématique d'ensemble au concert, en l'espèce "l'expressionnisme", comprendre en fait "le vachement expressif". Sauf qu'un orchestre, dès lors qu'aucune amplification n'est mise en œuvre (et dieu merci, nous y avons échappé), même d'une centaine d'instrumentistes avec en moyenne quatre percussionnistes actifs, reste un orchestre, et que la surenchère doit bien finir un jour par être une redondance. Nous en sommes là, et je ne crois pas que cela date de 2010. En dédicaçant leurs partitions à Boulez, nos trois jeunes loups ont dû considérer comme une obligation d'exiger des musiciens et du chef une virtuosité extrême, prouvant au moins pour partie sinon leur talent, du moins leur savoir-faire. Je ne crache pas sur cette représentation du métier de compositeur aujourd'hui : le savoir-faire du compositeur est une idée noble, qui part de celle, fondamentale, que pour que le génie de quelques-uns s'émancipe il faut qu'il repose sur un terreau de petits maîtres  garants de l'esprit, de la croyance ou de l'adhésion collective à un projet esthétique les dépassant.
    L'ennui, c'est que plus grand monde ne croit à cela, et qu'encore moins de monde se reconnait dans cette vision collective de la création artistique en général. Ce qui compte, c'est l'expression de l'individu, ce qui est, au passage, une interprétation très fruste et philo pour les nuls du mythe du romantisme allemand. Justement, deux de nos compositeurs se présentent, à leurs manières, comme des romantiques allemands en puissance de ce début de XXIe siècle, comme Stockhausen et Lachenmann ont été ceux du second XXe. En entendra bien sûr là la force de l'affirmation d'une volonté à vocation universelle, une certaine mise en scène du tourment de l'individu  cherchant ce qu'il y a de profond en lui face au monde comme extériorité, sauf que cette aspiration est devenue la chose la plus commune et galvaudée, pour tout dire triviale, de la modernité, et que finalement, aujourd'hui, Madame Michu autant que le jeune cadre dynamique pressé sont des espèces de romantiques allemands. C'est ainsi, cet idéal n'en est plus un, c'est le quotidien de notre société. Il y a des émissions de télé-réalité qui ont été inventées pour se réaliser, des métiers qui ont été créés de toutes pièces pour aider les gens à se réaliser. Vous ne voyez pas le rapport avec la musique ? Moi si. Les voix qui resteront, à mon avis, du second XXe siècle, sont celles qui auront traçé un sillon réellement personnel, indépendant de la culture de ce néo-romantisme de la radicalité et ainsi de la culture tout court. Je parlais de Kurtag l'autre jour, il y a bien sûr Ligeti, mais aussi Carter ou Maderna : des voix de la recherche d'une intimité possible dans un monde de voyeurisme, d'une possibilité d'émouvoir en retrouvant avec les langages d'aujourd'hui une capacité à suggérer, évoquer, effleurer, là où les radicaux sans style échouent en manifestant à l'outrance leur revendication à être graves, noirs, profonds - comme pour dire que la musique avant eux était naïve, gentillette et décorative. La condition pour contourner cette dictature d'une musique sérieuse qui solipsise sur le fait d'être marginalement sérieuse dans un monde envahi par la musique de divertissement, c'est d'avoir du style, comme les compositeurs pré-cités.
   
Johannes Maria Staud
Nos jeunes ont-ils du style, là est la question, car on doute peu qu'ils sachent manier leurs outils et leurs savoirs. Le cas sur lequel on peut s'arrêter est le troisième (et le plus jeune) compositeur joué lors de ce concert, Johannes Maria Staud. Âgé de 36 ans, enfant terrible de la scène autrichienne, en passe de se rendre plus incontournable qu'Olga Neuwirth, Staud donne certes des titres anglais un peu grotesques à ses œuvres, et abuse de la référence à Bruno Schultz pour donner à sa partition une épaisseur historique et littéraire, voire politique, dont elle pourrait se passer (ce qui est, d'une certaine façon, un compliment). Mais au moins y a-t-il un peu d'une démarche de Mahler ou Krenek moderne dans cette façon d'exhiber, juxtaposer et décomposer des thèmes ou du moins des accents de musique populaire juive. Cela fonctionne d'autant mieux, notamment dans les sections extrêmes de sa pièce d'un gros quart d'heure, que l'orchestration est dense mais plutôt plus subtile que celles précédemment entendues dans le concert (Schoenberg mis à part...). Les textures parviennent à être aérées et pas seulement dans les transitions, et les interventions solistes les plus tranchantes ne relèvent pas du gadget : il y a de l'élégance dans cette musique, un je ne sais quoi de chic qui n'est pas complaisant. Je ne peux que déplorer la section superflue de déferlement contrapuntique de percussions, tout aussi impersonnelle et vainement bruyante que celles proposées par Mantovani et Joneleit. On comprend certes très bien que cette œuvre se veut descriptive (de divers états météorologique, parce que dans la musique contemporaine, l'auditeur est considéré comme sourd mais avide de lecture, donc on lui explique tout dans les titres et/ou les notes d'intention). Mais Staud a sûrement assez de science de l'orchestre et d'imagination pour éviter ce genre de facilités : et au moins cette pièce proposait-elle, fort logiquement, nettement plus de climats et d'idées différentes que les deux autres. Frustrant, mais il faudra suivre l'évolution de ce compositeur.
     A l'opposé, les Dithyrambes de Jens Joneleit (né en 1968) ne donnent guère envie de réentendre ce compositeur, qui assume du reste lui-même avoir écrit cette partition sans plan. C'est la nouvelle étape d'une pulsion auto-destructrice de la musique : on a d'abord jugé utile de remplacer la forme par la (les) structure(s), et maintenant il doit être de bon ton de raconter que la structure, c'est réac. On a donc une œuvre très moderne, à peu près autant que le serait dans la galaxie politique la création d'un parti Mao-spontex. Après trois ou quatre minutes ressemblant à une ébauche de matériau motivique, tout est bazardé par-dessus bord pour laisser place à un tunnel interminable de continuum bruitiste où tous les clichés de la non-musique sont passés en revus, à grands coups d'effets de chuchotements et de décorum percussif. On aurait pu en rester à l'anecdotique pur sans la conclusion parfaitement ridicule qui faisait sortir du tunnel en question : une espèce de scansion fragmentaire d'unissons se frottant à tout l'orchestre, semblant s'affirmer comme le scherzo de la 9e de Beethoven de nos jours, et qui dans un autre contexte aurait pu être entendue comme le point de départ d'une œuvre intéressante, sauf qu'elle sert à conclure pompeusement et avec une forme de démagogie discursive une partition où le discours, précisément, est proche du néant.

    D'une certaine façon, il est évident que le Postludium (à son opéra Akhmatova qui n'a pas encore été créé, comme quoi la com', ça donne des idées originales) de Bruno Mantovani est la plus réussie des trois pièces présentées. Évident en ce sens que c'est celle dont se dégage la plus grande cohérence, celle qui apparaît comme la plus concise alors que les durées étaient à peu près les mêmes, celle où l'usage de l'orchestre apparaît globalement le plus accompli et maîtrisé, celle où la virtuosité collective procure la gratification d'écoute la plus immédiate. D'autant que sur le plan de l'exécution, Eötvös et l'EMO s'y montrent extrêmement impressionnants de précision et de (réserve de) puissance. Postludium se présente à peu près comme un scherzo avec intermezzo féérique (ce n'est pas dans les notes d'intentions, c'est moi qui ramène des catégories classiques ce qui est une forme de compliment dans mon esprit). L'œuvre s'ouvre par une spectaculaire bacchanale, où cuivres et percussions s'en donnent à coeur joie dans un exercice d'hyper-virtuosité qui, à défaut de revêtir la moindre originalité, est supérieurement bien écrit. L'ennui étant qu'elle est un peu longue pour ce qu'elle raconte. Mais c'est non sans continuité que Mantovani fait redescendre ensuite la sauce, et l'épisode aux accents presque pastoraux qui suit est une belle réussite, car la tension rythmique y reste présente alors que les percussions se taisent, pour laisser entendre des solos virtuoses mais surtout chaleureux et expressifs, notamment aux clarinettes. Le matériau est ici d'un intérêt certain, la réalisation à la hauteur, un esprit hédoniste y souffle, et la forme d'ensemble ressemble... presque à une vraie forme, aussi basique soit-elle. C'est très bien, agréable, mais pas franchement marquant : dans le discours, on ne voit pas trop ce qui pourrait marquer durablement l'oreille et accessoirement la cervelle. 
    On a ici l'exemple même de la partition internationale et passe-partout, qui ne dérange personne : elle répond aux critères de complexité et de très grande difficulté d'exécution qui forment le premier volet d'un certain académisme actuel. Elle fait énormément de bruit, ce qui répond au second critère. Relative particularité : elle est certainement audible et plaisante pour un public peu habitué de la création actuelle, ce qui constitue finalement la signature de Mantovani depuis, au moins, le succès de Streets. Une fois que l'on a constaté tout cela, on reste perplexe : un compositeur en tous points parti d'un académisme, voire de l'académisme (et commence même à l'incarner, pusqu'il vient de prendre la tête du CNSM),  qui se distingue, brille et obtient du succès, tant mieux. Mais cela fait-il un style, et donc une capacité à parler aux âmes ? Non, et malgré toutes ces qualités, cette musique reste celle d'une standardisation mondialisée qui, finalement, ne parle pas à grand monde, même quand elle se rend ainsi excitante et ludique. Elle résume au fond le concert, sérieux et enthousiaste à la fois, toujours aux lisières d'une transcendance fuyante.
Théo Bélaud
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