- Paris, Auditorium du Louvre, le 1er décembre 2010
- Bach : Sonate pour violon seul n°1 en sol mineur, BWV 1001 ; Partita pour violon seul n°3 en mi majeur, BWV 1006 ; Partita pour violon seul n°2 en ré mineur, BWV1004
- Viktoria Mullova, violon
Nous en sommes, semble-t-il, à une sorte de climax de ce qui serait la seconde carrière de Mullova. Après celle de la prodige couronnée par Kogan en personne et enregistrant de légendaires Sibelius avec Ozawa et Brahms avec Abbado, celle de l'improbable égérie d'un monde baroque en mal de nouvelles icônes,s'attirant la reconnaissance et surtout les services de Dantone, Gardiner, Carmignola et récemment Bezuidenhout. Parce qu'elle est le premier violoniste de cette stature d'interprète généraliste à oser s'emparer d'un archet baroque ? En grande partie, sans doute : mais si elle a mis la presque totalité de ces musiciens et mélomanes-là à ses pieds, c'est certainement pour quelque chose de plus qu'une prime à l'exploration ou à l'originalité. Autant que je m'en souvienne, les soirs que j'écoutais Mullova, dans Stravinsky, Prokofiev, Beethoven, Schubert ou Ravel, elle jouait avec un archet normal et probablement sur son Stradivarius : c'est le Guadagnini qui est ici de sortie (je ne fais pas le malin, entendons-nous bien, étant parfaitement incapable de distinguer l'un de l'autre à l'œil nu à dix mètres : je fais juste confiance à la notice du Louvre...). On est d'emblée frappé par la radicalité de la remise en cause d'écoute que provoque cet archet capricieux, instable, plus léger et dont l'avarice en crin rend tout plus austère et concentré à la fois. Il faut alors accepter, ce qui peut prendre plus ou moins de temps, une forme d'insécurité et d'inconfort, même si elle est moins prononcée que chez les baroqueux de métier.
Je reconnais bien volontiers que, dans mon cas, cela prend ou du moins a pris un peu trop de temps. Je le regrette après coup, mais c'est ainsi. J'aurais bien aimé goûter davantage la sonate en sol mineur, en particulier la fugue dont j'ai gardé dans l'oreille la puissante et poignante interprétation de Julia Fischer - au TCE l'an dernier, un heureux accident de corde ayant même permis de l'entendre presque deux fois. Malheureusement, pour je pense un mélange de bonnes et de moins bonnes raisons, je n'ai pu retrouver ce frisson avec Mullova ici. Par-delà l'austérité sonore, c'est peut-être plus encore à un esprit radicalement protestant qu'il faut s'habituer. Or, je dois admettre que, si j'ai une représentation, y compris fondée sur l'expérience de concert, assez claire de ce que cela suppose de concentration pour le piano, le clavecin ou la musique sacrée de Bach, au violon cela a constitué une rencontre inédite pour moi. De quoi est-il question ? D'une absence presque agressive (compte-tenu de ce à quoi les standards, de Menuhin à Suk et Kagan, et de Milstein à Szering, et Tetzlaff de Grumiaux à Hahn et Fischer, nous ont habitués) de concessions au lyrisme et à la construction par le lyrisme. On pourrait dire que Mullova ne sonatise pas la sonate, en ce sens qu'elle ne la pense pas comme un geste expressif semblable à la sonate classique et romantique - contrairement aux standards en question. La dialectique des affects en paraît absente : on est bien davantage dans une forme très particulière de progression note à note, qui semble dire il en est ainsi en exhibant la partition dans sa nudité. Rétrospectivement, l'expérience est d'autant plus intéressante quand, comme moi, on ne possède comme partition des sonates et partitas que le fac-similé de l'autographe : c'est-à-dire sans commentaire éditorial, sans dynamiques, avec parfois des articulations sous-entendues, presque rien, à part les notes.
Ceci étant constaté, il n'est pas certain que la fugue en sol mineur ait, ce soir-là, accompli toutes les potentialités de cette approche : sans doute Mullova est-elle capable de faire sentir plus immédiatement de l'enjeu et et de la nécessité ici, mais il est aussi possible qu'une audition ne soit pas suffisante pour s'accoutumer à un contrepoint forcément en parti sous-entendu, du fait des valeurs de notes laissées parfois pour moitié à la seule résonance (et le Louvre possédant une bonne acoustique de concert, précisément, ne peut pas être simultanément une église). C'est clairement pour moi une limite intrinsèque, indépassable, du Bach nouveau de Mullova : une dimension de continuité harmonique du discours est bridée par la contrainte technique, sauf justement à ne l'écouter que dans des églises ! La sicilienne dénotait plus clairement le manque de certitudes du jour : Mullova jouant une seconde phrase paraissant sans aucun rapport avec la première, ce n'est pour le moins pas courant ! Les choses ont paru bien meilleures dans la partita en mi, où ce jeu d'une absolue sévérité semblait soudainement trouver davantage son objet. Étonnant ? Oui si l'on considère que les habitudes d'écoute nous donnent une représentation lumineuse et presque ludique de cette partita, en particulier de son prélude et de sa gavotte. Non, si l'on accepte de repartir de zéro, de se refaire une virginité de l'oreille. Dès lors, le prélude acquiert une gravité par le caractère imperturbable, rythmiquement et dynamiquement, de la polyphonie. Sans doute peut-on percevoir cela comme scolaire, mais d'une certain façon, c'est là qu'intervient Bach : joué ainsi dans sa nudité, on peut réaliser qu'au contraire une certaine façon d'aligner les notes avec un degré suffisant de concentration peut déployer un chant insoupçonné - c'est encore plus frappant dans la bourrée.
La partita en ré mineur confirme cette impression, d'autant que cette manière y est radicalisée.(avec une intonation encore plus sévère et raréfiée que dans cette vidéo, qui donne cependant une assez bonne idée). Il n'y a pas vraiment de sens, en tout cas moins que d'ordinaire, à rentrer dans le détail interprétatif : alors qu'il aurait été par exemple passionnant de détailler les gradations architecturales des chaconnes de Fischer ou de Katchatryan récemment. Ici la grande arche laisse place à quelque chose de moins organique dans le liant (ou le non-liant) entre les variations, et pourtant, peut-être, de plus organique pour l'auditeur, car forçant l'écoute à presque subir chaque variation, ou plutôt chaque note. Formellement, on peut y voir un contre-sens, mais spirituellement, une fois que l'on a joué le jeu et que tout est consommé ou consumé, c'est autre chose. C'est typiquement un cas édifiant de concert qui change la perception d'un travail, alors même que l'on croit connaître l'artiste par le concert autant que le disque : il est très clair que je n'écouterai plus le récent enregistrement des sonates et partitas de Mullova de la même manière, confortable et certainement pas assez attentive, ou plutôt soumise.
C'est en ce sens que, même pour l'un des plus grands virtuoses, au sens le plus noble, de l'instrument, cette aventure dans le violon baroque est une voie des plus étroites - bien que l'enthousiasme critique soit, et c'est heureux, au rendez-vous. -, car la difficulté d'adaptation n'est peut-être pas aussi grande que celle imposée au public. Est-ce une voie royale ? non, car même des auditeurs bien disposés peuvent rester, de façon compréhensible, au seuil de cette tabula rasa. Car c'en est une : au final, ce Bach là ne ressemble pas vraiment à ceux de Kuijken ou Podger. Il est davantage dépourvu de concessions à la joliesse et au lyrisme superposé ! Peut-être parce que le premier enjeu est d'abord de tendre vers une propreté d'exécution encore jamais atteinte dans ces conditions matérielles ? C'est possible, et c'est ce qui rend le chemin aussi difficile que gratifiant : comme si Mullova s'était en fait contrainte d'elle-même à partir des seules notes mises bout à bout, en se rendant simplement le travail dix fois plus difficile. Et ce qu'on entend, c'est cette difficulté, certes, qu'on est obligés de vivre avec elle, mais ensuite la gratification d'un travail bien fait, la gratification de l'artisan qui ne s'est pas embarrassé de représentations ou de concepts. Dans cet ordre. Et c'est bien ainsi, car la vie ressemble, ou devrait ressembler à cela.
Je reconnais bien volontiers que, dans mon cas, cela prend ou du moins a pris un peu trop de temps. Je le regrette après coup, mais c'est ainsi. J'aurais bien aimé goûter davantage la sonate en sol mineur, en particulier la fugue dont j'ai gardé dans l'oreille la puissante et poignante interprétation de Julia Fischer - au TCE l'an dernier, un heureux accident de corde ayant même permis de l'entendre presque deux fois. Malheureusement, pour je pense un mélange de bonnes et de moins bonnes raisons, je n'ai pu retrouver ce frisson avec Mullova ici. Par-delà l'austérité sonore, c'est peut-être plus encore à un esprit radicalement protestant qu'il faut s'habituer. Or, je dois admettre que, si j'ai une représentation, y compris fondée sur l'expérience de concert, assez claire de ce que cela suppose de concentration pour le piano, le clavecin ou la musique sacrée de Bach, au violon cela a constitué une rencontre inédite pour moi. De quoi est-il question ? D'une absence presque agressive (compte-tenu de ce à quoi les standards, de Menuhin à Suk et Kagan, et de Milstein à Szering, et Tetzlaff de Grumiaux à Hahn et Fischer, nous ont habitués) de concessions au lyrisme et à la construction par le lyrisme. On pourrait dire que Mullova ne sonatise pas la sonate, en ce sens qu'elle ne la pense pas comme un geste expressif semblable à la sonate classique et romantique - contrairement aux standards en question. La dialectique des affects en paraît absente : on est bien davantage dans une forme très particulière de progression note à note, qui semble dire il en est ainsi en exhibant la partition dans sa nudité. Rétrospectivement, l'expérience est d'autant plus intéressante quand, comme moi, on ne possède comme partition des sonates et partitas que le fac-similé de l'autographe : c'est-à-dire sans commentaire éditorial, sans dynamiques, avec parfois des articulations sous-entendues, presque rien, à part les notes.
Ceci étant constaté, il n'est pas certain que la fugue en sol mineur ait, ce soir-là, accompli toutes les potentialités de cette approche : sans doute Mullova est-elle capable de faire sentir plus immédiatement de l'enjeu et et de la nécessité ici, mais il est aussi possible qu'une audition ne soit pas suffisante pour s'accoutumer à un contrepoint forcément en parti sous-entendu, du fait des valeurs de notes laissées parfois pour moitié à la seule résonance (et le Louvre possédant une bonne acoustique de concert, précisément, ne peut pas être simultanément une église). C'est clairement pour moi une limite intrinsèque, indépassable, du Bach nouveau de Mullova : une dimension de continuité harmonique du discours est bridée par la contrainte technique, sauf justement à ne l'écouter que dans des églises ! La sicilienne dénotait plus clairement le manque de certitudes du jour : Mullova jouant une seconde phrase paraissant sans aucun rapport avec la première, ce n'est pour le moins pas courant ! Les choses ont paru bien meilleures dans la partita en mi, où ce jeu d'une absolue sévérité semblait soudainement trouver davantage son objet. Étonnant ? Oui si l'on considère que les habitudes d'écoute nous donnent une représentation lumineuse et presque ludique de cette partita, en particulier de son prélude et de sa gavotte. Non, si l'on accepte de repartir de zéro, de se refaire une virginité de l'oreille. Dès lors, le prélude acquiert une gravité par le caractère imperturbable, rythmiquement et dynamiquement, de la polyphonie. Sans doute peut-on percevoir cela comme scolaire, mais d'une certain façon, c'est là qu'intervient Bach : joué ainsi dans sa nudité, on peut réaliser qu'au contraire une certaine façon d'aligner les notes avec un degré suffisant de concentration peut déployer un chant insoupçonné - c'est encore plus frappant dans la bourrée.
La partita en ré mineur confirme cette impression, d'autant que cette manière y est radicalisée.(avec une intonation encore plus sévère et raréfiée que dans cette vidéo, qui donne cependant une assez bonne idée). Il n'y a pas vraiment de sens, en tout cas moins que d'ordinaire, à rentrer dans le détail interprétatif : alors qu'il aurait été par exemple passionnant de détailler les gradations architecturales des chaconnes de Fischer ou de Katchatryan récemment. Ici la grande arche laisse place à quelque chose de moins organique dans le liant (ou le non-liant) entre les variations, et pourtant, peut-être, de plus organique pour l'auditeur, car forçant l'écoute à presque subir chaque variation, ou plutôt chaque note. Formellement, on peut y voir un contre-sens, mais spirituellement, une fois que l'on a joué le jeu et que tout est consommé ou consumé, c'est autre chose. C'est typiquement un cas édifiant de concert qui change la perception d'un travail, alors même que l'on croit connaître l'artiste par le concert autant que le disque : il est très clair que je n'écouterai plus le récent enregistrement des sonates et partitas de Mullova de la même manière, confortable et certainement pas assez attentive, ou plutôt soumise.
C'est en ce sens que, même pour l'un des plus grands virtuoses, au sens le plus noble, de l'instrument, cette aventure dans le violon baroque est une voie des plus étroites - bien que l'enthousiasme critique soit, et c'est heureux, au rendez-vous. -, car la difficulté d'adaptation n'est peut-être pas aussi grande que celle imposée au public. Est-ce une voie royale ? non, car même des auditeurs bien disposés peuvent rester, de façon compréhensible, au seuil de cette tabula rasa. Car c'en est une : au final, ce Bach là ne ressemble pas vraiment à ceux de Kuijken ou Podger. Il est davantage dépourvu de concessions à la joliesse et au lyrisme superposé ! Peut-être parce que le premier enjeu est d'abord de tendre vers une propreté d'exécution encore jamais atteinte dans ces conditions matérielles ? C'est possible, et c'est ce qui rend le chemin aussi difficile que gratifiant : comme si Mullova s'était en fait contrainte d'elle-même à partir des seules notes mises bout à bout, en se rendant simplement le travail dix fois plus difficile. Et ce qu'on entend, c'est cette difficulté, certes, qu'on est obligés de vivre avec elle, mais ensuite la gratification d'un travail bien fait, la gratification de l'artisan qui ne s'est pas embarrassé de représentations ou de concepts. Dans cet ordre. Et c'est bien ainsi, car la vie ressemble, ou devrait ressembler à cela.
Théo Bélaud
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