Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 2 décembre 2010
- Prokofiev, Concerto pour Violon n°2 en sol mineur, op. 63  
- Chostakovitch, Symphonie n°10 en  mi mineur, op. 93
- Serguey Khachatryan, violon
- Orchestre National de France
- David Afkham, direction


    Je commençais presque à me méfier, en découvrant avant ce concert les attentes de Musica Sola et Opera Cake. Pourtant, il n'y avait pas vraiment de raisons : quand deux bloggeurs fort respectables attendent un jeune interprète comme le messie alors que la presse autorisée n'en souffle mot, c'est que ce ne doit pas être une arnaque, que le dit messie soit plus ou moins à notre goût ou pas. En l'occurrence, ce n'est certainement pas sur des questions de goût et de positions esthétiques que je pourrais ergoter sur David Afkham. Justement, en théorie pure, ce chef de 27 ans originaire de Fribourg a tout pour lui. Son parcours bien sûr, d'abord : après les Hochschule de Fribourg (piano) et Weimar (direction), et divers concours remportés, il a été propulsé aux assistanats du LSO (auprès de Gergiev), tout récemment du Mahler Jugendorchester, et surtout attaché comme un porte-bonheur à Haitink, qu'il suit de Chicago à Londres et d'Amsterdam à Berlin. Il ne se fait apparemment pas prier pour évoquer ce dernier comme un mentor, et cela n'est d'ailleurs pas sans marques visibles dans sa direction, en particulier s'agissant de l'économie de gestes très étudiée de la main gauche. Il se démarque ainsi, dans les apparences en tout cas, de l'image du nouveau prodige de la direction qu'ont incarnés Harding puis Dudamel : revendiquant sobriété et rigueur, Afkham ne cherche nullement ni le spectaculaire, et surtout pas le détail ou le concept qui va fasciner ou agacer. Mis à part un physique d'acteur-tombeur anglais des plus chics, il n'a donc a priori rien d'autre pour plaire que son sérieux et ses solides références, autant dire presque rien dans le classique-business actuel. Pour autant, ce professionnalisme n'a rien de neutre.
    L'entendre diriger ce Prokofiev là était d'emblée instructif : le National le jouait pour la troisième fois en trois saisons, et sur le plan de la prestation orchestrale, cette exécution se situait largement au-dessus des deux précédentes, on ne peut plus ternes voire approximatives sous les baguettes de Yakov Kreizberg et Dmitri Liss. On retrouve ici une vie des textures à peu près digne de la partition de Prokofiev. Cela tient principalement à l'intensité avec laquelle Afkham fait jouer les bois du National, certes toujours en retrait de leur réputation, mais en bonne forme ce soir-là. Intensité ne veut pas dire plus fort, mais précis dans le mètre et l'intonation, sûr de soi. Il y a bien sûr de la marge entre ce résultat-là et un Prokofiev vraiment idiomatique, mais l'esprit est indiscutablement appréciable. De plus, l'attention portée au soliste est remarquable. Katchatryan déstabilise, voire déçoit quelque peu dans le I, en exagérant un peu une vision improvisée, rhapsodique du mouvement : les cordes, en particulier les violoncelles sur le thème répété, mettent de ce fait un certain temps à se caler sur la mise en place stricte voulue par le chef. Il en ressort le schéma presque inversé du monacal métronome de Mullova aux prises avec la conduite à la traine de Kreizberg. Ce premier mouvement ne tient debout, à peu près, que par l'exceptionnelle ductilité de l'archet du soliste, qui semble pouvoir toujours étirer le continuum de ses phrases... même si on ne voit pas toujours où elles mènent.
    Mais par la suite, Katchatryan déploie son formidable talent dans toute sa mesure. A partir du II la liberté de son jeu prend de l'épaisseur, dans le meilleur sens qui soit. Apparemment d'accord avec Afkham pour le jouer un peu plus rapidement que la norme, le prodige arménien fait montre d'une immédiateté expressive admirable : ces longues phrases jouées sans un soufflet expressif ni aucune coquetterie ne sont jamais forcées en intensité. L'amplitude de la respiration semble inversement proportionnelle à l'allant du tempo. L'allegretto semble du coup très, ou trop intégré, mais c'est une réserve mineure, surtout par rapport à l'apport rare que représente un contrechant parfaitement discipliné aux violons. L'allegro marcato est d'une force de cohérence également peu commune, grâce à l'assurance d'intonation jamais forcée de Katchatryan et à la rigueur des ostinatos d'accompagnement. La maîtrise violonistique touche au meilleur ici : impressionnantes harmoniques, facilité déconcertante de la coda, plénitude des doubles cordes... C'est du grand violon, qui ne cherche pas franchement une originalité provocante - à la différence de son premier mouvement - mais convainc, et c'est assez rare, qu'il y a là une consistance du discours. Et il semble que ce soit toujours ce que l'on retient au bout des prestations de ce violoniste, dont l'avenir semble décidément radieux.

Afkham et le National, au terme du concert du 2 décembre. Photo  Opera Cake
    Pour cette Dixième (symphonie liée à l'un des plus grands live de l'orchestre, avec Sanderling), Afkham et le National bénéficient du retour de Nemtanu, chose heureuse pour s'attaquer à ce genre de gageure pour les violons de l'ONF. Si l'on voulait faire très rapide, on pourrait dire que le jeune allemand conquiert l'œuvre, avec les moyens du bord, en s'y prenant exactement de la façon opposée à Daniele Gatti dans la Cinquième la saison dernière (Gatti ne disposait pas de Nemtanu, il est vrai). Ce dernier allait chercher l'intensité en surface du discours, en maximisant les changements de tempos et de dynamiques, en renchérissant au plus violent les intonations de cordes, le tout avec une conviction et un jusqu'au-boutisme qui pouvait impressionner... mais pas vraiment convaincre, l'impression étant qu'il dirigeait une autre musique, une sorte de Mahler russifié. Afkham va clairement à quelque chose de beaucoup plus idiomatique, non pas dans le sens culturel ou dans une improbable recherche de sonorités d'orchestre russe, mais dans la gestion du discours et des moyens techniques de le faire naître. Son attention portée aux fondamentaux est évidente et extrêmement louable : les phrasés sont minimalistes et à long terme, même si ce terme est plus d'une fois rendu hypothétique par le manque de capacités dynamiques. Il force les cordes à une concentration sur l'unité de son et respiration, et donc sur la tension architecturale plutôt que sur l'intensité immédiate : le résultat est parfois étonnant de réussite dans ce Moderato, à partir de 47 par exemple. Ses transitions sont généralement très intelligentes parce qu'imperturbable : c'est net et sans bavures dès la fin du premier climax (13 à 14), sans chute de tension. Afkham n'aura quasiment pas bougé d'un pouce de son tempo de départ, et on se surprend presque de constater à la fin du I que, mais oui, cela a tenu, dans la douleur certes, mais tout de même.
    Afkham obtient aussi le maximum qu'il est raisonnable de demander aux bois du National ici. On ne leur demande pas d'être beau, d'autant que c'est un peu accessoire ici. Mais d'être disciplinés et de jouer fort, sans charme ni lyrisme ajoutés, de façon impitoyable, ce qu'ils font : dans leurs interventions les plus marquantes, cors et bassons se distinguent particulièrement dans cet exercice. On aura pu regretter en revanche, dans de nombreux climax, un manque de caractère sonore et de tranchant chez les trombones. Le scherzo, qui est certes moins problématique, n'en est pas moins extrêmement réussi - et cette fois un peu plus rapide que la norme. Tous les traits d'unissons de bois sont joués sans déperdition motrice ni (trop de) manque dynamique : certes, l'homogénéité sonore n'est pas au rendez-vous et un pupitre prend régulièrement le pas sur l'autre en fonction du registre, mais l'esprit n'en est pas moins bon. L'allegretto poursuit sur cette lancée sévère et bien appliquée, et bénéficie de bons solos de Régis Poulain (basson) et Laurent Decker (cor anglais : il y a un point sur lequel les orchestres de Radio-France n'ont pas à craindre la concurrence internationale, c'est le cor anglais !). Seul le finale m'a un peu moins convaincu en terme de solidité de discours : les violons y baissent un peu le pied et la tenue rythmique de l'avancée est paraît un peu plus problématique : tout le début de la section à partir de 176, par exemple, manque de puissance et de précision aux violons, et le climax de celle-ci pâtit de la caractérisation trop neutre de l'harmonie, petite et grande. Cela se finit donc un peu à l'énergie, au détail près que Afkham, droit dans ses bottes, ne perturbe pas sa saine conception des choses pour autant et ne va pas chercher un second souffle forcé pour conclure. Du coup, très logiquement, la conclusion est légèrement anecdotique...
    Ce n'est pas très grave : ce qu'on a vu, c'est un nouveau venu dont les promesses sont très crédibles. Indiscutablement, Afkham a la tête bien faite et celle-ci contient des idées simples et claires sur son métier, impression qui semble partagée dans les rangs de l'orchestre. Il ne fait rien pour se faciliter le succès parce qu'il sait ce qu'il veut et comment l'obtenir. C'est presque plus net, même si le résultat est moins immédiatement enthousiasmant, que pour Andris Nelsons, son aîné de cinq ans. Je me demande si, pour la nouvelle génération de chefs, l'importance de bons maîtres n'est pas devenue comparable aux situations instrumentales, et si ce ne sont pas les fils spirituels de qui parviendront à se maintenir au niveau des espoirs placés en eux. Le rendez-vous est en tout cas pris pour les prochains concerts d'Afkham, espérons-le avec une formation de prestige.

Théo Bélaud

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