Chambres d'étudiants



- Paris, Cité de la Musique, le 12 janvier 2011


- Stravinsky, Octuor - Poppe, Markt - Stravinsky, Le Sacre du Printemps


- Ensemble Intercontemporain
- Orchestre du Conservatoire de Paris
- Susanna Mälkki, direction




    C'est un Orchestre du Conservatoire de Paris étonnamment jeune qu'on a découvert pour cette grande sortie cru 2011 : je ne me risquerai pas à proposer une moyenne d'âge, mais les habitués de longue date de ce rendez-vous s'accordaient quant à cet étonnement. Ce qui est certain, c'est que le spectacle visuel et décoratif valait le détour : quand nombre d'étudiants de quinze à dix-huit ans composent les rangs d'un orchestre, on s'amuse de regarder des visages et dégaines pour le moins peu ordinaires sur une scène de concert symphonique : du minet Louis Garrelisant  au hard-rocker chevelu en passant par la petite robe noire au port incertainement expérimental et par un improbable clone de Justin Bieber, il y en avait pour tous les goûts. Autres spécificités dépaysantes : l'amassement très supérieur à la moyenne de clopeurs à l'entracte, et l'ambiance de stade de foot pour saluer les pupitres à l'issue de la soirée.
    Avant que les jeunes n'entrent en scène, Susanna Mälkki et l'EIC ouvraient ce bal des déb' avec un Octuor de Stravinsky sérieux, extrêmement bien en place ce qui est le moins que l'on attend de ces musiciens avec ce chef. Sérieux, oui, trop ou pas assez ? La rectitude de l'exécution paraît fort louable, mais semble ici se faire au détriment d'une bonne part de la caractérisation. Peu importe, à la limite, quelle caractérisation (on peut bien ici accentuer la dimension néo-classique ou exhiber les dissonances, et pourquoi pas les deux), mais l'absence de choix est un peu frustrante. Du reste, si la mise en place est irréprochable, la qualité instrumentale n'est pas toujours aussi flatteuse que l'on pouvait l'imaginer pour une prestation de l'EIC. Si les bassons, en particulier, sont excellents d'un bout à l'autre, la flûte souffle parfois excessivement et manque de franchise, et les trompettes ne sont pas d'une justesse exemplaire. La clarinette est parfaite mais neutre. Les variations s'enchaînent avec une logique assez imparable mais qui tient plus de la démonstration appliquée que de la nécessité, le finale ne présente guère d'enjeux. De façon générale, je n'ai presque pas entendu de plaisir, de goût du jeu dans cet Octuor : sans ces dimensions, il est difficile d'en faire autre chose qu'une ouverture anecdotique de concert.

    L'œuvre d'Enno Poppe (né en 1969), composée il y a deux ans et dont Mälkki a assuré la création à Cologne, se présente comme une petite symphonie aux trois mouvements de longueur très inégale (les II et III étant deux fois plus longs que celui qui les précède). De climats différents, ils se proposent de décrire diverses facettes du "marché", terme assimilable selon ce que bon vous semble à l'écoute de la musique. Si l'on fait abstraction de cette idée assez bien rendue si l'on en prend connaissance (ce que j'ai bien sûr fait après l'exécution), l'intérêt des parties est lui aussi inégal. Bien entendu, le niveau de science de l'orchestration est tout à fait gratifiant pour l'oreille, ce qui n'a plus rien de surprenant aujourd'hui. Mais le I s'apparente tout à fait à un idiome académique dont on se lasse en principe très vite, avec ses jeux de circulation virtuose de pizz en contrepoint aux percussions : la bonne nouvelle étant, certes, qu'en moins de deux minutes on ne risque guère de se lasser. Va donc pour cette petite étude maîtrisée. Le II propose un climat un peu plus étale et un enrichissement du matériau tant motivique que de texture, et semble présenter une transition vers l'expression encore beaucoup plus immédiate du III, qui ressasse à l'envie un thème unique en forme de thrène minimale de six notes plaintives, circulant principalement au sein de la petite harmonie, et dont la répétition obstinée ne doit son salut partiel qu'à la variété assez réussie des groupes d'accompagnements le soutenant, allant de l'impressionnisme diffus aux déchaînements percussifs. Un finale ayant le mérite de proposer un dévoilement de sens au projet d'ensemble, et d'oser le discours d'après une idée thématique définie : l'ennui étant que cette soudaine irruption du pathos thématique ressemble plus à une pirouette valant comme telle qu'à une véritable nécessité expressive.  L'œuvre semble bien défendue par les étudiants du CNSM (et quelques-uns du CNR de Paris, également présents pour le Sacre), flanqués seulement d'une petite poignée de membres de l'EIC qui, me semble-t-il, ont fait place entièrement nette à la jeunesse en seconde partie.

    De ce Sacre bien préparé, en place et parfois gratifiant par le plaisir à jouer de certains pupitres, on peut retenir et souligner l'aspect le plus positif (la fiabilité de la direction de Mälkki étant, même avec un orchestre d'étudiants, tout sauf une surprise) : la qualité certaine de la plupart des pupitres d'harmonie, en particulier les cors, hautbois, clarinettes, bassons - et il y a bien peu de réserves à émettre sur les flûtes, sinon certains trilles manquant de poésie et d'homogénéité, notamment au début des Rondes printanières. Tous ces pupitres font montre de cohésion, de précision et d'une vigueur presque suffisante pour l'œuvre, ce qui est plus qu'encourageant pour eux. On notera entre autres l'entame tout à fait convaincante du basson solo, dans l'introduction encore la petite clarinette à son affaire, un bon hautbois dans les Rondes printanières, des cors brillants dans la Glorification de l'Élu ou l'Action rituelle des ancêtres, etc. Sans surprise ici, les timbales de Florian Cauquil (dont j'ai déjà plusieurs fois parlé lors de ses apparitions avec l'Orchestre de Paris) se couvrent de gloire de bout en bout : s'il faut chercher la petite bête pour le plaisir, j'ai quatre mesures de réserves, celles des deux interventions à la fin de l'Evocation des ancêtres, qui manquaient un peu de sauvagerie. Quatre mesures qui auraient pu être meilleures aux timbales, dans le Sacre, ce n'est pas beaucoup. Au même endroit et dans le même ordre d'idée d'ailleurs, si j'ai apprécié la précision d'intonation obtenue des bassons sur le motif des cinq noires, j'ai regretté, à l'image de quelques autres endroits (fin du Cortège du sage), un manque de méchancheté des trompettes et surtout des trombones. Mais rien de rédhibitoire toutefois. On aura enfin pu, au choix, s'amuser ou se désoler du cœur à l'ouvrage un peu exagéré de la grosse caisse, qui introduit la Danse de la terre directement fortissimo et la conclut en écrabouillant plus qu'en doublant le malheureux tuba... Comme il ne faut pas décourager ce bel enthousiasme, on dira que c'est de la faute de l'acoustique, ce qui n'est sûrement pas complètement faux.
    Il y a eu par ailleurs une ligne interprétative digne de ce nom proposée par Mälkki, contribuant largement à maintenir tendu le fil de l'écoute : une vision assez allégée, ne serait-ce que par le nombre modeste de cordes à disposition (j'avais un léger angle mort, mais dirais pas plus de cinquante), et privilégiant généralement la transparence sur l'intensité du lyrisme, sans que les enchaînements ne soient trop anecdotiques. Cette économie de moyens aura cependant atteint ses limites dans les sections les plus contemplatives, à commencer bien sûr par le largo introductif de la seconde partie (avec une très grosse chute de tension entre 86 et 89), et des Cercles mystiques bien neutres. En revanche, une prise de risque un peu plus appuyée dans la direction pouvait emporter l'adhésion par la suite, Mälkki proposant une Danse sacrale assez originale, semblant presque coupée en deux : accumulation jusqu'à la saturation (186), puis, comme pour donner une signification au passage de la battue à la double, un changement d'élan, appuyant la claudication et la sensation de perte, là où l'on s'attend plutôt à une surenchère affirmative. A mettre également au crédit de la directrice de l'EIC, l'excellente négociation de certaines transitions parfois ratées par les meilleures phalanges, comme le passage de l'introduction aux Augures et surtout des Cercles Mystiques à la Danse de la terre, cette dernière étant prise exactement au bon tempo, tenu de manière nette et sans bavure - et ce n'est pas si courant.
    Tout cela aurait donc été bel et bon (davantage, en tout cas), avec un quintette au niveau du reste. Malheureusement, les cordes dans l'ensemble, faute peut-être d'un temps de travail spécifique suffisant, se sont montrées globalement trop incertaines, pas au sens de la précision mais de la cohésion des pupitres et de l'engagement, la quasi-totalité de leurs attaques manquant de caractère : il s'agit bien d'un problème d'intensité, de caractérisation, et pas de volume, leur nombre étant de toute façon insuffisant. Mais cela fait tout de même beaucoup trop de carences pour ne pas rendre tout ce Sacre trop gentillet : tous les trémolos du Jeu du rapt manquent terriblement de tension et d'unité dans la vitesse d'archet, tous les enchaînements arco-pizz de la Glorification sont tout à fait dépourvus de férocité, tout comme le motif joué sul ponticello dans l'Action rituelle, etc, etc. Pour s'en tenir à l'enseignement pratique de cette sortie rituelle, la présence des successeurs des Mosnier, Cantin, Devilleneuve, Voisin, Suchanek ou Guerrier pouvait sembler crédible, celle de ceux des Roussev, Nemtanu, Gaugué ou Toutain nettement moins...

Théo Bélaud
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