Effectivement, en trois temps

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 20 janvier 2011

- Tchaikovsky, extrait du Lac des Cygnes, op. 20 : Sortie des invités, valse de l'acte II, valse de l'acte I ; extrait d'Eugène Oneguin, op. 24 : valse de l'acte II ; extrait de La Belle au Bois Dormant, op. 66 : valse de l'acte I ; extrait de Casse-Noisette, op. 71 : Valse des fleurs (acte III) ; premier mouvement de la Symphonie n°4 en fa mineur, op. 36 ; troisième mouvement de la Symphonie n°5 en mi mineur, op. 64 ; second mouvement de la Symphonie n°6 en si mineur, op. 74

- Orchestre National de France
- Kurt Masur, direction




    Faut-il, sans complaisance à l'égard du très grand monsieur qu'est Kurt Masur, se féliciter ou se lamenter devant un tel programme ? Les deux, sans doute. Qu'un chef que personne ne va aller suspecter de superficialité ni de trivialité propose un programme entièrement dédié aux valses de Tchaikovsky est sûrement de nature à en éclairer quelques uns sur le sérieux de cette affaire : d'autant moins que l'on sait depuis longtemps la sincérité de l'amour que porte Masur à cette musique. D'un autre côté, la présentation en elle-même, faisant la part belle aux tubes et dont la deuxième partie suggérait fortement l'anecdotique, pouvait aussi faire croire à une soirée de divertissement - avec force sortie annuelle des grand'mères en visons pour remplir presque à ras-bord le TCE. Pourtant, on ne pouvait nullement contester, ni a priori ni a posteriori, le sérieux avec lequel Masur a considéré l'enjeu. Et si l'on surestime parfois la capacité (ou la motivation) de l'orchestre à le suivre corps et âmes, on a plutôt tendance à sous-estimer l'authenticité du Tchaikovsky de Masur qui, hérité de trente ans de loyaux services au bloc de l'Est, n'a rien à voir avec le romantisme frelaté et standardisé, bourré d'effets et de phrasés stupides, qui fait plus ou moins autorité maintenant (il suffit de voir le succès critique du ridiculissime Casse-Noisette de Rattle). S'il n'est toujours brillant, avec Masur au moins Tchaikovsky reste toujours digne et tourné vers sa profondeur naturelle - son stoïcisme, pour faire court. C'est après tout Masur aussi qui, il y a deux ans, exhibait avec un rare panache la symphonie Manfred, conduisant l'espace d'une soirée le National à un niveau sans commune mesure avec son quotidien. 

    Et à l'entame de ce concert, l'exploit tchaikovskien est presque renouvelé pour la troisième année consécutive (très beau Roméo et Juliette l'an passé). L'enchaînement initial du Lac des Cygnes frise ce que le National peut proposer de meilleur : Nemtanu est aux commandes et commande bien, l'énoncé du thème de la valse de l'acte II étant tout à fait exemplaire - simplification maximale de l'intonation, intensité maximale du son dans le respect des dynamiques. Masur, qui prend son temps de façon assez justifiée à mon sens, veille idéalement à la stabilité des plans, et si les cors ne sont pas d'une classe folle, l'équilibre général est assez tenu pour ne pas gâcher la belle concentration des cordes. Ce n'est pas Petersbourg, mais c'est suffisant ici pour que le frisson opère - c'est-à-dire pour qu'à chaque crescendo de timbales on puisse croire un peu que l'on entend la musique la plus importante du monde. C'est une grande joie d'entendre notre orchestre national jouer avec autant de sérieux cette musique extraordinaire, qui reste cantonné à son statut ridicule de "gentille musique classique à succès", qu'on devrait avoir un peu honte d'aimer - alors d'admirer ! Mais un jour viendra où l'on reconnaîtra que sans le génie orchestrale de Tchaikovsky, il n'y aurait jamais eu les ballets de Stravinsky. 
    J'aurais volontiers poursuivi cet éloge au prétexte du programme présenté, mais les protagonistes n'en ont malheureusement pas donné l'occasion. Une fois passée la valse de l'acte II d'Oneguin, encore assez réussie, on a vu la belle mécanique orchestrale mise en place se gripper petit à petit, pour finir la première partie à un niveau presque déjà incomparable avec celui de l'entame - une Valse des fleurs lourdaude et assez foutraque. L'improbable seconde partie ne sera hélas que la continuation de ce lent délitement, donnant la singulière impression d'une progressive perte d'adhésion des musiciens au dessein de leur chef. On se prend à regarder tel ou tel violoniste du rang et à penser que celui-ci ou celle-là ne doit pas croire une seconde qu'il joue de la musique sérieuse, ou alors ne crois pas du tout ce que ce soit de cette manière qu'il faut la jouer - ce qui revient sensiblement au même. Et si quelques archets ne jouent pas le jeu de la concentration ciblée sur l'essentiel, l'ensemble s'effondre. La volonté de Masur de bouger au minimum dans le premier mouvement de la 4e Symphonie s'en trouve presque saboté par une formation qui, pourtant, est capable en se surpassant de réussir ce genre de performance collective ultra-disciplinée, magnifiant l'interventionnisme minimal du chef. A un seul moment, certes non négligeable (m. 241-291), l'obéissance à la conception de Masur a semblé prendre un peu corps pour générer une tension cruellement absente du reste du mouvement (et en particulier de l'exposé du thème de la sonate aux cordes). Les valses des 5e et 6e symphonies ne sont guère plus glorieuses, malgré, dans celle de la Pathétique, le grain naturellement noble et chantant des violoncelles. Mais ici comme dans les dernières valses de la première partie, quelle confondante absente d'intensité dans la petite harmonie ! 
    Les cordes du National sauveront - en partie - l'honneur dans la valse de la Sérénade pour Cordes initialement prévue au programme et finalement donnée en rappel, mais il était bien tard, et l'espoir d'entendre une heure et demi de feu sacré tchaikovskien s'était depuis longtemps évanoui. Dommage, car le chef et surtout son idée méritaient mieux.
Théo Bélaud
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