Samedi des Rameau

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- Paris, Salle Pleyel, le 15 janvier 2011

Rameau, suites orchestrales de Naïs , pastorale héroïque ; Les Indes Galantes, opéra-ballet ; Zoroastre, tragédie lyrique ; Les Boréades, tragédie lyrique

 - Le Concert des Nations
- Manfredo Kraemer, concertino
- Jordi Savall, direction

Par Philippe Houbert


     Pour ma première chronique sur ce blog, me voici face à une tâche à la fois très aisée et très ardue. Aisée car parler des prestations de Jordi Savall, c’est quasiment se condamner à ne pas se montrer méchant. Ardue, car comment voulez-vous décrire l’indescriptible, le naturel avec lequel le grand catalan aborde et exécute les partitions auxquelles il s’attache ? Trêve de précautions oratoires ! Lançons-nous ! 
     Les conditions météorologiques du mois de décembre m’ayant privé du plaisir d’entendre le concert d’Hesperion XXI et de la Capella Real de Catalunya consacré aux musiques du Don Quichotte, j’attendais avec grand plaisir Jordi Savall arborant sa casquette baroque avec l’ensemble formé pour ce répertoire : le Concert des Nations. En fait, pas tout à fait le simple Concert des Nations déjà bien connu mais un orchestre un peu plus étoffé, les pièces rajoutées pour l’occasion étant issues de la première académie de formation créée autour du Concert des Nations par les grandes institutions musicales catalanes. Cette première session s’est déroulée en décembre 2010 et janvier 2011 à Barcelone et Metz et le concert parisien venait couronner ce travail. Les amoureux du football barcelonais ne manqueront pas de parler de Masia musicale, la Masia étant le centre de formation par lequel sont passés huit champions du monde et le dernier Ballon d’or. L’ironie veut d’ailleurs que l’orchestre tel qu’il s’est présenté salle Pleyel comportait deux hautboïstes nommés Piqué et Domenech et un corniste, Thomas Müller ! 
    Choisir Rameau comme premier travail pour un ensemble accueillant des musiciens en formation n’est pas neutre. Le premier génial orchestrateur de l’histoire de la musique ne pouvait qu’offrir une belle plateforme de travail pour ces musiciens : son, articulation, ornementation, formes musicales… Rameau est évidemment idéal pour faire passer un certain nombre d’idées sur les bases du répertoire baroque. Au programme, quatre suites orchestrales tirées d’œuvres lyriques du dijonnais : pastorale héroïque pour Naïs, opéra-ballet pour Les Indes Galantes et  tragédie lyrique pour Zoroastre  et Les Boréades. Occasion de montrer la formidable évolution du style ramiste, notamment concernant les Ouvertures. De celle encore « à la française » et dont le modèle était hérité de Lully, pour « les Indes galantes » (1735), avec sa première partie grave et solennelle suivie d’une seconde vive et fuguée, à celle de Naïs (1748), où Rameau donne un mini poème symphonique avant l’heure, dépeignant la lutte des Titans contre les Olympiens ; puis, l’année suivante, celle pour « Zoroastre », à la forme encore nouvelle, le compositeur voulant bâtir un vrai programme lié à l’action de la tragédie (première section au mouvement oppressant, évoquant la tyrannie d’Abramane et la détresse de peuple de Bactriane, une deuxième, lumineuse symbolisant les espoirs du philosophe Zoroastre de voir la chute du tyran, puis un finale traduisant la victoire de la lumière sur les ténèbres) ; pour arriver, en 1764 (rappelons que Les Boréades sont la dernière œuvre de Rameau, que ce dernier mourut durant les répétitions, que l’oeuvre ne fut finalement pas créée de suite mais seulement... en 1983) à une ouverture « à l’italienne » en trois mouvements séparés et à l’orchestration virtuose faisant large place aux cors et clarinettes.
M. Kraemer
    Tout ceci fut parfaitement illustré par Savall, avec un naturel déconcertant qu’on trouve de moins en moins dans le monde de la musique classique. Le Concert des Nations fut en tous points remarquables, tout au long du concert, mais particulièrement durant ces quatre ouvertures. Enumérer ici les autres moments-phare de ce concert serait fastidieux, tant chaque pièce fut un petit bijou en elle-même. Dans Naïs, il faut ressortir du lot, la ravissante sarabande, les deux tambourins et l’Entrée des lutteurs avec sa splendide chaconne. Dans Les Indes Galantes, l’ouverture fut prise a un rythme assez modéré, bien loin des démonstrations de virtuosité hors de propos imposées par certains chefs. L’air vif, les menuets pour les Guerriers et les Amazones, le sublime air pour les amants qui suivent Bellone et la chaconne furent des modèles absolus d’articulation, de dramaturgie chorégraphique sans la moindre ostentation. 
    La suite de « Zoroastre » mit en valeur l’émouvante Loure, les passepieds rapides et l’air grave, avec ses descentes de cordes vertigineuses. Quant à la suite des Boréades, je me refuse à sélectionner et je garde tout. Si, quand même, cette sublime entrée de Polymnie, pièce que John Eliot Gardiner tient pour la pièce instrumentale la plus émouvante de tout le répertoire baroque, prise dans un tempo parfait, loin des lenteurs narcissiques minkowskiennes et d’une autre tenue orchestrale que ce que Gardiner (CD) et Christie (DVD) ont pu nous donner jadis. Trois bis dont un transformant une contredanse en marche de Radetzky du Nouvel an viennois, Savall sachant manier son public.
    Suis-je trop élogieux ? Non, je ne crois pas. Jordi Savall mène beaucoup d’activités mais je défie quiconque de l’avoir pris un jour en flagrant délit d’avoir traité un concert par-dessus la jambe, par manque de temps, de répétition, d’investissement dans l’œuvre exécutée. Le fanatique de Rameau que je suis le supplie de considérer sérieusement la possibilité de monter un jour une des grandes œuvres lyriques. Les Boréades, par exemple, méritent bien ça ! 

Philippe Houbert