Amsterdam, capitale du luxe

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- Paris, Salle Pleyel, le lundi 14 février 2011

- Rossini, L'Italienne à Alger, ouverture - Mozart, Concerto pour piano n°24 en ut mineur, KV. 491 - Beethoven, Symphonie n°7 en la majeur, op. 92

- Leif Ove Andsnes, piano
- Koninklijk Concertgebouworkest Amsterdam
- Mariss Jansons, direction



    Depuis le jour de mai où Pleyel a mis en vente ses billets 201-2011, ce concert faisait partie des trois ou quatre que bien des mélomanes s'étaient fait une joie considérable d'écouter, et en conséquence avaient patienté la soirée, la nuit et la moitié de la matinée pour obtenir leurs sésames bon marché. Le plateau annoncé était bien celui-ci, mais Rossini était absent et la 7e de Bruckner prévue au lieu de celle de Beethoven, ce qui n'a pas manqué d'en décevoir plus d'un - y compris, sans doute, pour de bonnes, raisons, Jansons ayant beaucoup plus à prouver dans Beethoven que dans le post-romantisme en général. En revanche, d'après le souvenir de sa très belle Linz donnée en 2008 avec la Radio Bavaroise, on pouvait s'attendre à ce que son mariage avec Andsnes sur l'un des Everest mozartien tutoie les sommets. Et c'est donc, pour moi, surtout par rapport à cette attente qu'il est légitime de parler de déception. Tous les moyens étaient pourtant réunis pour donner un grand KV. 491. Bien sûr, il y a, immanquablement au rendez-vous, la rutilance assez inégalable de l'orchestre, démontrée par la mise en bouche rossinienne presque exagérément classieuse - non que la distinction puisse être superflue dans Rossini ! Mais le plaisir n'est total que quand celle-ci présente une dimension naturelle, une forme de décontraction supérieure, alors qu'ici le souci de profiter au maximum des qualités exceptionnelles de la petite harmonie a quelque chose de velléitaire. Regardez comme nous jouons divinement ! Mais oui, c'est vrai, nous avons remarqué, et d'ailleurs le savions déjà ! Il y a quelque chose de superfétatoire : si vous avez le choix entre quelques très grands palaces aux mêmes prestations, vous attendez-vous à ce que l'on vous persuade d'en choisir un au motif qu'il est... luxueux ? Même l'énorme carillon suspendu semble le dire... - ce n'est d'ailleurs pas demandé dans la partition, mais il faut reconnaître que c'est très plaisant : une grosse cloche montée sur mât, décorée d'or et de pourpre, et recouverte de clochettes s'entrechoquant à sa surface. Je ne vois pas de qualificatif homologué spécifiquement dédié à cet instrument (qu'on adorerait avoir chez soi quand les voisins écoutent du rap, par exemple), mais après tout  présenter une pièce unique est précisément la définition du luxe.
    Dans Mozart, ce perfectionnisme typiquement amstellodamois présente un autre problème, qui rappelle assez fortement le récent Beethoven du Chamber Orchestra of Europe proposé par Haitink : la respiration et la fluidité de circulation des lignes laisse pantois d'un bout à l'autre. Ce n'est plus de l'orchestre, cela ressemble à ces aquariums de restaurants où gros poissons solitaires et petits poissons en divers bancs se rejoignent, se superposent, se traversent miraculeusement sans se choquer, le tout dans un mouvement imperturbable et continu. Il est ressort du Mozart, incontestablement, et du Mozart tel que moins d'orchestres que les doigts d'une main pourraient le réaliser à l'identique. Mais en ressort-il l'écrin du drame du KV. 491 ? Non, et c'est le moins que l'on puisse dire. Pourtant il y a du corps, de la densité malgré l'équilibre caractéristiquement haut des cordes et du son d'orchestre général, et des dynamiques. Mais le discours ? Il y a je crois un critère, ou un symptôme du moins qui trompe rarement dans l'ut mineur : c'est le tutti en mi bémol (le seul en mode majeur du concerto) au milieu du premier mouvement, qui ne peut guère être joué que de deux façons, avec amabilité ou comme résolution aggravée du drame. Faut-il préciser de quel côté le Concertgebouw a penché ici ? 
    A l'évidence, Jansons et Andsnes ne se combattent pas ici, et partagent cette vision assez étale et toujours obstinément élégante. Est-ce parce que c'est Mozart ? Auquel cas nous aurions là un symptôme plus inquiétant, celui d'une époque qui de plus en plus  (et l'évolution des répertoires dominants en témoigne) ne prend au sérieux la tension musicale que dans la musique d'après, disons, 1860. Je serais prêt à parier gros que, au cours de cette tournée où le 24e alterne avec le 2e de Brahms, ce dernier reçoit un traitement autrement plus sombre, accidenté et tendu. Reste de quoi sauver l'exécution de la totale anecdote, et c'est presque entièrement au pianiste norvégien qu'on le doit. Lui non plus ne souligne rien, ne propose aucune combativité ni arête : mais ce n'est pas la même chose, parce qu'il s'agit du piano, et que le lissage n'est ici en rien contradictoire avec la tension ni avec la gravité. Une des démonstrations les plus frappante est l'exposé du Larghetto, admirable de densité et de clarté conjointes : le Larghetto qui est d'ailleurs le moins attaquable des mouvements, compte-tenu du festival de luxe qui se tient dans le petite harmonie. En revanche, dans le I, Andsnes joue tout aussi bien mais sans que l'on sente beaucoup plus d'enjeux que chez l'orchestre : seul éclair de noirceur, une rare cadence (je ne suis pas sûr de moi mais il me semble que c'était celle de Brahms), rude et âpre, évidemment jouée sans trivialité - le chromatisme de l'orchestre à sa sortie a paru, lui, bien anodin... 
    Certes, on imagine cette noblesse tranquille de diction plus à propos encore dans le KV. 595. Mais en attendant, il y a ce qui permet cette noblesse-là, qui pour le coup est tout sauf anecdotique. On le savait déjà aussi, oui, mais que ce pianiste joue bien de son instrument ! Or, je pourrais faire la fine bouche si nous en avions ne serait-ce que cinq autres de ce niveau se produisant régulièrement dans Mozart. Nous ne les avons pas. Nous avons Barenboim, et nous avons Ranki, mais la dernière fois que l'on a invité Ranki a jouer des concertos de Mozart dans une grande salle parisienne, je crois que c'était... ah mais non, j'oubliais, en fait ce n'est jamais arrivé. Donc, je ne peux pas, comme beaucoup l'ont fait, cracher dans cette soupe là, parce qu'elle est bien trop rare. Et si demain Andsnes se lance dans une intégrale publique des concertos, je viendrais applaudir chaque concert, parce que dans l'immédiat, à terme de quelques années, personne n'est susceptible de le faire mieux. C'est regrettable, mais c'est ainsi. Je comprends la frustration de ceux qui attendent depuis beaucoup plus longtemps que moi, depuis quinze ou vingt ans, que cet énorme potentiel parvienne enfin à éclore du très grand pianiste espéré. La valse en la bémol de Chopin donnée en bis résumait parfaitement le problème, et l'espoir avec : il est presque impossible de mieux jouer du piano ici. Dans la petite marge qui existe, pour cette même valse, il y a Berezovsky, plus fin, plus doux et plus intense et évident en même temps. Mais cette marge est-elle dans le piano ou dans la tête ?

Mariss Jansons dirige le Concertgebouw à Amsterdam
    Ensuite tout ne fut que luxe, calme et volupté. J'ai envie de m'arrêter ici. Il ne s'est à peu près rien passé durant cette 7e presque splendide (presque seulement, car les cordes n'ont pas été absolument irréprochables de cohésion ici, notamment dans un premier mouvement souvent en perte de carrure rythmique, et d'ailleurs aussi de timbales). Certains moments faisaient sortir de la torpeur cinq étoiles pour faire se dire "tiens, ce n'est pas mal, ça" : l'entrée de l'ostinato des seconds violons, et sa tenue ensuite. Les petites sophistications de Jansons dans le finale (répétitions de la scansion deux fois moins fort que les premières fois, et réponse deux fois plus fort : surenchère de raffinement pour masquer le manque d'intuition, de ressenti, de nécessité ?). Ou tout simplement le dernier accord du premier mouvement, d'une précision et d'une splendeur sonore faramineuses (la même chose aurait été bienvenue dès l'entame...), où l'on retrouvait l'espace d'une seconde le Jansons des meilleurs soirs, quand il dirige la Radio Bavaroise et que celle-ci réagit comme un seul homme, au dixième de seconde, à chacun de ses gestes. Est-ce Beethoven, est-ce Amsterdam, ou les deux qui posent ici problème ? Les musiciens ne me paraissent pas hors de cause, en tout cas, car l'écart de réactivité avec les Munichois est tout de même assez frappant : en fait, du côté des cordes en tout cas, je n'ai même pas vu le degré d'engagement un peu artificiel du Chamber Orchestra of Europe dans l'Héroïque un mois plus tôt. Cela a joué avec sérieux, cohérence, maîtrise, et n'avait aucune importance, tout comme l'ouverture des Noces en rappel ne pouvaient donner un seul instant l'illusion qu'une folle journée pouvait suivre derrière. Elle ressemblait beaucoup à celle de l'Italienne à Alger : regardez comme nous jouons bien. Eh bien soit, mais si ma sainte trinité orchestrale a défilé en tout juste un mois à Paris (Petersbourg au TCE, la Philharmonie Tchèque à Pleyel), il y en a clairement une composante qui s'est montrée très loin de ses promesses.

Théo Bélaud
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