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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 24 janvier 2011
- Chopin, Ballade n°1 en sol mineur, op. 23 ; Ballade n°2 en fa majeur, op. 38 ; Ballade n°3 en la bémol majeur, op. 47 ; Ballade n°4 en fa mineur, op. 52 - Liszt, extrait de la Deuxième Année de Pélerinage (VII), Après une lecture du Dante, Sonata quasi une fantasia - Schumann, Etudes Symphoniques, op. 13
- Lise de la Salle, piano
Pour son premier récital aux Champs-Elysées, notre Lise nationale, qui n'est sans doute pas encore près d'être prophète en son pays, a réussi à donner un récital plus hors-cadres et hors-normes encore que prévu, y compris dans la volatilité du niveau de celui-ci - la volatilité n'ayant heureusement pas conduit au krach, ici. On ne peut pas vraiment parler de surprise, quant à l'ensemble : en l'espèce, l'inégalité de réussite des deux parties du concert était, à mon sens, plus que prévisible. Ce qui l'était moins, c'est ce passage par à peu près tous les états de la réussite et de l'échec, au sein même des parties et parfois au sein même des œuvres. En six concerts de Lise je n'avais encore jamais fait cette expérience de fluctuations extrêmes, qui aura eu un mérite certain, celui de prouver une bonne fois pour toute contre l'avis de quantité de médecins étourdis que je ne suis pas cardiaque. Et pourtant, contre mon attente, contre la pression de ces débuts élyséens, tout avait commencé de la meilleure des façons, par la meilleure 1ère Ballade que j'ai entendue par Lise, concerts (deux fois), disque et radios compris. Deux observations communes aux quatre ballades s'impose d'ailleurs : elles ont je pense toutes été jouées plus vite qu'au Châtelet il y a un an, et en tout cas plus vite qu'au disque - cette impression étant un peu moins nette pour la 2e. Et elles ont toutes été prises avec beaucoup plus de risque aussi, à un degré volontiers excessifs, façon comme une autre de prendre la mesure de l'enjeu.
Ce qui est propre à la 1ère, c'est le gain en fluidité discursive à l'échelle de l'ensemble de l'œuvre. Page par page, il y aura eu des accrocs plus inhabituels dans les déplacements, produisant des suppléments d'arêtes parfois gênantes dans la coda, mais rien de rédhibitoire. En revanche, à peu près tout ce qui précède est séduisant dans la refonte des proportions et des relations métronomiques, en particulier le développement menant au thème majeur et l'énoncé du thème majeur lui-même : à ce moment on se dit qu'elle a enfin trouvé cette immédiateté de ton des grands chopiniens qui la fuyait jusque là. Elle jouait déjà plutôt bien cette ballade avant, et cette fois le résultat est presque pleinement conforme à ce qu'on attendrait d'une LDLS idéale dans Chopin.
Mais l'espoir ne tient pas longtemps, et ses ballades centrales, qui ne m'ont jamais convaincu, ne suivent pas cette pente d'heureuse simplification. C'est plutôt même le contraire, l'énoncé initial de la ballade en fa majeur paraissant encore plus compliqué qu'avant : tout se résume au fond à cette problématique de complication avec le Chopin de Lise, car le piano n'est pas le problème - il devrait être la solution, d'ailleurs. On le pressens tout à fait dans le goût qu'elle montre toujours à faire sonner avec le plus de richesse possible les sections presto, notamment la fin de la seconde et sa progression vers les doubles trilles ; en revanche, les deux dernières pages, qui sont sans doute une des choses les plus épouvantables composées par Chopin, fuient vraiment trop en avant et passent elles aussi à côté de la dimension de grâce et de facilité qui est la seule à y permettre la profondeur. Je ne peux pas en faire un reproche, n'étant même pas sûr qu'il y ait plus de trois pianistes au monde capables d'y parvenir.
En revanche, j'ai vraiment été déçu par la 3e Ballade, car celle-ci, la moins réussie au disque et au Châtelet déjà, m'avait paru bien meilleure quand elle l'avait redonnée (avec la 1ère) à Epernay en avril dernier. Mais Lise retombe ici dans ses pires travers chopiniens : complexifications vaine de la ligne, dans les deux premières pages, puis relances permanentes du discours, à coup de renforcements dynamiques pénibles, à partir de l'irruption du second thème, et le deuxième énoncé de celui-ci caricature de surcroît le premier, d'ailleurs au mépris absolu de l'alignement de decrescendos. Je ne suis d'ordinaire que très peu regardants sur les indications dynamiques de Chopin, surtout quand il s'agit de toutes les revoir à la baisse : mais ici le problème est inverse, et surtout ces decrescendos-là disent très bien ce qu'ils veulent dire, à savoir que chaque groupe de croches est un sous-entendu et non une affirmation, et que les indications dynamiques sont ici des signaux de respiration et non d'intensité. Quant à la coda, elle souffre à nouveau de cette crispation de jeu - donc de cette perte de domination harmonique - dont Lise est pourtant peu coutumière.
La 4e est infiniment meilleure mais ne m'a pas convaincu autant qu'au Châtelet, faute de conserver de bout en bout sa minéralité et son austérité - c'est la seule ballade où la lenteur qu'elle adopte en général me paraît être une solution de repli convaincante, et elle l'a un peu abandonnée cette fois-ci. C'est dommage, car ici Lise a, dans la conception, trouvé une parade viable au manque d'immédiateté, de classicisme au fond, de son jeu chopinien. Les qualité pianistiques qui le permettent sans heureusement toujours présentes : grande beauté de timbre sur les notes portées (son haut-médium est toujours aussi riche et sensuel), souplesse d'articulation de la main gauche, noblesse expressive et maîtrise des gammes lançant la dernière section, bref un peu tout ce qui persiste inexplicablement à manquer à sa 3e. C'est je crois à partir de la transition des m. 80-99 que le tempo a commencé à s'assouplir, comme il aurait été plus souhaitable qu'il le soit dans les deux ballades précédentes : la tension se perd alors un peu, sans que ce ne soit dramatique, mais non sans frustrer. La coda manque autant de distinction que les précédentes, hélas (la dernière page de la 1ère Ballade mise à part ).
La séquence chopinienne de LDLS va-t-elle se poursuivre et, on peut encore l'espérer, se bonifier, ou va-t-elle se clore cette saison ? Je ne le sais pas, mais j'incline à penser que ce ne sont pas ces ballades qui vont contribuer à épanouir et révéler le talent de Lise. Un raccourci facile consiste à mettre cela sur le bon dos du manque de maturité. Ce n'est pas faux, si l'on ajoute que ce n'est pas proportionnel à la portée symbolique ou la charge de sens des œuvres. Avec ces ballades, je ne pense pas que Lise ait visé trop haut, mais je pense qu'elle a mal visé. Son don le plus formidable est celui du discours, de la construction, et elle manie ici une matière qui refuse d'être empilée pas à pas, qui n'accepte que la diachronie immédiate. D'autres sommets au moins aussi intimidants me paraissent plus désirables pour et par elle : que ce soit dans Mozart, qu'elle joue magnifiquement, que ce soit les grandes sonates de Beethoven, celles de Brahms, ou alors Bach, bref : là où la force de sa tête n'aura pas à se battre contre une musique décidément intolérante à la conquête, qui refuse invariablement d'être rebâtie, réinventée, qui ne désire que d'apparaître comme pur mouvement harmonique.
J'attendais plus de son Liszt, parce qu'elle a toujours très bien joué Liszt, et que les grandes formes lui réussissent en général, et n'ai presque pas été déçu. La marge existe, certes, mais au moins la Dante permet-elle (ce n'est pas une découverte) un arbitrage entre grâce classiciste et démiurgisme romantique. Inutile de préciser de quel côté penche la balance, mais ce qui est intéressant est qu'ici la prise de risques phénoménales assumée par Lise paye beaucoup plus que dans à peu près toutes les ballades réunies. Bien sûr, c'est parfois trop, trop vite, trop fort, mais cette fois, ce n'est pas très grave, car le surinvestissement fait enfin corps avec la forme, et d'assez belle manière. Il s'agit d'une Dante plutôt rapide mais assez bien équilibrée en générale, et si cela tient debout, c'est essentiellement grâce à une force de caractérisation toujours à la limite du "truc", du à la manière de (Horowitz, souvent), mais qui passe et peut même toucher, car la sincérité y est palpable. Les deux premiers arpèges de la bémol et de si mineur sont d'une saisissante mais noble emphase, toutes les descentes d'octaves brisées à la fin du premier exposé d'un satanisme réjouissant. La joie à faire sonner le piano des façons les plus extrêmes fait plaisir à voir et entendre, même s'il est permis de se demander si tout cela aussi ne gagnera pas à être rendu à l'identique mais avec une distance, une forme de malignité plus aboutie : par exemple dans la section de trémolos (m. 189-198), pour mettre une urgence de second degré dans la main gauche, du sarcasme, et éviter ensuite de se ruer vers la réexposition. De manière générale, si le maniement instrumental séduit par une ardeur justifiée par les moyens, l'oreille pourrait faire plus ici : inventivité, interventionnisme et harmonie pure ont ici la possibilité de cohabiter. Mais étant donné la manière dont son merveilleux Saint François a évolué, ou plus récemment dont elle a joué les études de concert, il y a beaucoup d'optimisme à former de cette exécution.
Ses Etudes Symphoniques, je l'ai dit plusieurs fois ici, sont un des vrais chocs pianistiques que j'ai eu dans ma vie de concerts, pas parce que je découvrais ce que la pianiste était capable de faire, mais parce que j'entendais enfin cette œuvre chère comme peu d'autres telle que j'avais envie de l'entendre, et même presque mieux que je rêvais de l'entendre, du fait de l'aboutissement peut-être bien inouï de ce que LDLS fait des cinq variations posthumes. Par rapport aux moutures que j'ai écoutées (le récital d'Epernay et une bande de concert de Copenhague également admirable), celle-ci ne dépareille pas mais présente quelques faiblesses pour l'essentiel réparties sur les extrémités du cycle. Le thème est un peu plus survolé, et donc trop proche de ce que l'on a malheureusement l'habitude d'y entendre ; l'étude XI a le souffle légèrement court, notamment parce que la voix intermédiaire ne chante pas avec autant d'intensité qu'elle pourrait le faire, et le finale a lui le souffle vraiment coupé et n'avance hélas qu'à l'énergie, alors que Lise y est tout à fait capable d'y déployer le chant d'amour qui manque chez presque tous les autres. Conséquence d'un programme d'une densité physique exagérée, et LDLS n'a toujours pas acquis le métier nécessaire pour ajuster la forme de son engagement à l'étiolement de sa lucidité. S'ajoutent à cela une fragilité épisodique de la conduite harmonique dans l'étude IX, et quelques perte de contrôle du timbre, comme dans la deuxième section de l'étude VII. Ultime réserve, l'étude IV, batailleuse à l'excès et qui manque du pas implacable nécessaire.
Le reste est à peu près conforme aux attentes (énormes) que j'avais fondées, et montre presque le meilleure visage de Lise, celui où sa tête et la spontanéité de son oreille tirent dans le même sens et extraient le tout meilleur de ses facultés pianistiques. Il y a toujours ces détails dont le relief les fait entendre comme capitaux, comme cet admirable traitement des triolets doubles de main gauche dans la première étude, triolets généralement tout bonnement inaudibles. C'est un détail représentatif de l'imaginaire formidable qui se déploie dans ces Etudes, à la fois loin et proche de la litanie des représentations triviales d'un Schumann fantasque, amoureux, imprévisible, à fleur de peau, instable, bla, bla, bla, bla : ce qui en est gardé ici est l'essentiel, c'est-à-dire la dimension fantastique, effrayante, surnaturelle. Le déséquilibre est celui des confrontation extrêmes des états, pas celui des caractérisations internes, la stricte rectitude étant, réserves ci-dessus mis à part, la principale qui fait tenir l'édifice - a priori incohérent dès que l'on appose les posthumes.
Les plus grandes réussites, de ce point de vue, sont les mêmes qu'aux deux concerts que j'avais déjà entendus : l'étude V, parfaitement équilibrée sur la durée, et qui évite la fâcheuse répétition de l'accord de main gauche sur le premier temps de la reprise (c'est plus qu'une anecdote, car cette faute de texte grossière est, inexplicablement, très répandue) ; l'étude II, formidablement poignante, à peu près autant que peu l'être d'une des plus poignantes pages composées par Schumann - et cette irrésistible décomposition en arpège de la dernière appogiature de main gauche !. Et le clou du spectacle (trop) attendu en ce qui me concerne, l'enchâssement de l'étude X à la cinquième posthume, avec cette extraordinaire juxtaposition (ci-illustrée) en fondu-enchaîné de l'accord de mi majeur au ré bémol majeur (suggéré par Schumann dans le principal autographe). Mais le moment le plus fort de cette mouture (donc du concert), pour moi, aura été la seconde posthume (jouée comme les autres hormis la cinquième entre deux études, donc entre les III et IV) : là, vraiment, durant deux minutes, entendait-on la meilleure Lise possible, celle qui tire des larmes, parce que son sens de la conduite est ce qu'il est, et parce qu'ici son piano approche celui des plus grands.
Ses bis auront été plus réussis et originaux que d'habitude. Je suis fondamentalement rétif à l'écoute de la transcription de la mort d'Isolde, qui est la seule de Liszt que je n'aime pas, et que je pense à peu près injouable sauf à enlever toutes les dynamiques, éventuellement. Naturellement, cela n'a pas été le cas ici, et pour une exécution théâtrale et narrative en diable, on peut certes difficilement faire mieux. Le nocturne posthume en ut dièse mineur de Chopin semble mieux convenir à Lise que le mi mineur, et semble l'accompagner vers le Chopin simple qui lui résiste : tant mieux, et en plus, elle joue la fascinante version primitive (à peu près jamais donnée) de ce nocturne, avec sa section centrale toute en croche et la superposition de 3/4 et 4/4 qui avait à bon droit effrayé le brave éditeur de l'époque. Et enfin, une Danse de Puck ! Je n'imaginais pas du tout Lise jouer Debussy, mais ma foi, pour une première, c'est plus qu'encourageant.
Théo Bélaud
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