Où l'on retrouve Federico Colli (il va très bien, merci)

 ∏ ∏


- Paris, Salle Cortot, le 25 janvier 2011

- Brahms, extraits des Quatre Pièces, op. 119 : n°1, Intermezzo en si mineur, n°4, Rhapsodie en mi bémol majeur (a) ; Sonate n°2 en fa dièse mineur, op. 2 (b) ; Sonate pour piano et violoncelle n°2 en fa majeur, op. 99 (c)

- Alberto Casadei, violoncelle (c)
- Daria Kameneva, piano (a, b)
- Federico Colli, piano, (c)



    Retrouvailles avec les Mardis d'Animato, que j'avais laissés en plan la saison dernière, découragé par l'inflation asiatique comme échaudé par le verdict du concours de 2009 - il semble que l'édition de décembre dernier n'ait guère été plus brillante. Mais Animato est une drogue douce vers laquelle on revient toujours, parce que l'entrée est libre, parce que la Salle Cortot est un endroit délicieux à l'acoustique quasi idéale, parce que les prestations oratoires de Marian Rybicki sont irrésistibles, et surtout parce qu'il y a forcément, chaque saison, au moins quelques pianistes que l'on a envie de réentendre, ou dont le parcours attire l'attention a priori. Ce mardi-là cumulait les deux appels : une étudiante de 23 ans du Conservatoire Tchaikovsky, et le retour à Paris de Federico Colli, qui est avec Daniil Tsvetskov, Mariangela Vacatello et Slava Kiselev l'un des pianistes que j'avais le plus apprécié aux Mardis 2008-2009, concours compris (donc parmi une trentaine d'autres jeunes).
    Daria Kameneva fait une impression mitigée mais éveillant une bonne dose de sympathie. Elle présente un pan parcellaire des attributs de l'élève modèle moscovite, à l'exclusion de l'autre pan : c'est-à-dire que sur le plan de l'attitude (dans la position, le rapport à l'instrument, le rapport presque passif à la conduite musicale), qui est des plus saines, elle offre tout ce que l'on peut attendre d'un produit de l'élite de la formation russe. En revanche, elle ne présente pas vraiment ce qui, chez la plupart de ses condisciples, apparaît bon gré mal gré comme une des conséquences de ce socle caractéristique : la solidité confiante en elle-même. C'est donc une curieuse cohabitation de décontraction et de fragilité, de qualité de l'assise technique et d'imprécision qui habitent son jeu. La cohésion du discours s'en ressent clairement, d'autant plus fortement qu'il s'agit de Brahms, mais il m'est pourtant impossible de ne pas avoir envie de sauver ce qui peut l'être vis-à-vis de cette façon-là de jouer du piano, et de cette manière de faire de la musique (les deux étant indissociables, bien sûr). Le très difficile intermezzo en si mineur souffre cependant davantage du manque de transcendante pure du piano, d'autant plus que Kameneva se risque ici à un tempo dangereusement lent pour lequel elle ne possède pas la longueur de note suffisante. Sa Rhapsodie est plus intéressante malgré la fragilité des déplacements, car elle ne force jamais sa puissance naturelle (limitée mais bien suffisante surtout à Cortot) et offre à entendre avec clarté le mouvement des marches harmoniques hallucinées de la pièce.
    Les mêmes qualités et les mêmes limites sont exacerbées dans la terrible 2e Sonate, qui n'est au moins réduite ni à une bouille sonore ni à une suite d'épisodes vides de sens. Tout ou presque se passe sur le fil, au bord de la rupture, mais du discours et des phrases affleurent à partir du second mouvement (lui aussi pris avec une retenue risquée, mais payante et  bien traitée) ; l'absence de volontarisme et le lâché-prise payent encore plus dans le scherzo (au trio on ne peut plus sobre, donc noble) et dans le finale, malgré le manque d'aboutissement technique de celui-ci. Au moins ne se demande-t-on pas pourquoi Kameneva joue l'énigmatique coda : elle n'y cherche aucune arrière-psychologie fabriquée et se contente de se laisser tomber au fond du trou, ce qui est assurément la manière la plus significative de procéder. Quel dommage que - travers fréquent et horripilant des Mardis - il lui ait été imposé de supprimer la moitié de l'opus 119 pour de ridicules raisons de minutage : d'autant que les intermezzos centraux lui auraient sans doute bien convenu.

    Federico Colli, qui a maintenant 22 ans, continue à roder dans diverses petite salles son répertoire économe mais qu'il choisit visiblement toujours bien - ce qui comprend les remarquables 24e de Beethoven et 7e de Prokofiev qu'il avait joué il y a deux ans sur la même scène. Mais il a depuis approfondi sa formation avec deux très éminents chambristes, Boris Kultanshky et Konstantin Bogino (le superbe pianiste du Trio Tchaikovsky) et formé en 2008 duo avec un violoncelliste d'un plus âgé, Alberto Casadei. Celui-ci a joué depuis 2005 dans l'Orchestre Mozart fondé par Abbado, en se formant simultanément avec rien moins que Natalia Gutman. A Imola, c'est en fait son duo avec Colli qui évolue sous les précieux conseils de Bogino. Sous réserve que cette gravure de mode italienne joue aussi bien du violoncelle que son parcours le laisse supposer, tout était donc réuni pour triompher au moins honorablement de la terrifiante sonate en fa majeur. Pari pour partie tenu, mais je n'avais pas anticipé un détail : à force de n'écouter de violoncellistes que dans les grandes occasions concertantes autant que chambristes, en d'autres termes à n'écouter que des violoncellistes célèbres, on oublie un aléas que les pianistes n'ont (trop) à subir, qui est la qualité de l'instrument. Je ne sais pas ce qu'est celui de Casadei, mais je n'ai spécialement envie de le découvrir, et il serait souhaitable, pour lui tout du moins, qu'une bienveillant mécène lui offre un violoncelle digne de jouer une sonate de Brahms en concert avec un bon pianiste...
    Il ne s'agit pas tant ici de beauté du son (en l'occurrence...) que de richesse de l'harmonie projetée, donc d'équilibre des voix avec le piano. Ce d'autant plus que Colli, comme il se doit d'ailleurs, projette quant à lui généreusement, de toute évidence peu intimidé par la partition. Plus ou moins à dessein nous fait-on donc entendre une vraie sonate pour piano et violoncelle, comme c'est, après tout, écrit dans le titre. Mais on ne se risquera pas ou bien pu à juger de la prestation de Casadei dans ces conditions, aggravées par les conditions d'écoute : quand on se place de face au balcon de Cortot, avec un recul minime par rapport à la hauteur, cela donne encore moins de cordes et encore plus de piano... Au moins ais-je pu pleinement apprécier la qualité de timbre, de chaleur, de plénitude maîtrisé de celui de Colli, qui s'est peut-être encore bonifié. Je connais, toutes générations confondues, assez peu de pianistes qui tire aussi intelligemment parti d'une morphologie limitatrice - lui qui, me semble-t-il, vénère Sokolov doit se battre chaque jour pour acquérir la science du rebond permanent sans perte de densité : mais à l'évidence, il sait se battre, et le fait dans le bon sens. Pianistiquement, je n'ai entendu aucune faiblesse évidente dans ce Brahms, sinon à l'entame du troisième mouvement où c'est plutôt, je pense, la concentration qui a fait défaut durant ces quelques mesures de flottement rythmique. Pour le reste, les qualités de son et d'articulation alliées à un sens toujours séduisant de la phrase simplement énoncée (le don d'évidence dans le finale, et surtout le second thème du I, si souvent massacré et ici  presque idéal). Quant au violoncelle, il rencontre quelques menues difficultés de justesse dans le I, curieusement moins dans le finale cependant trop velléitaire, et est surtout intéressant dans les mouvements centraux - malgré l'impossibilité manifeste de jouer de beaux pizz sur cet instrument.
    Généreux, les deux jeunes compères offrent deux rappels extrêmement réussis : le mouvement lent de la sonate de Chopin puis surtout la rare et irrésistible Introduction et Polonaise Brillante op. 3, dont on trouve un témoignage ici propre à montrer que Federico Colli a vraiment quelque chose pour le distinguer de la masse des jeunes talents - le simple fait de jouer naturellement des gammes qui chantent, par exemple : pour renverser les choses, combien de pianistes seraient capables de faire écouter avec sérieux et concentration cette pièce uniquement par la qualité de leur jeu ? On a ici, certes, peu de références dans l'oreille, mais après coup, je ne l'ai pas trouvé moins intéressant qu'Argerich, et sa tenue à un strict classicisme ici rend son mérite d'autant plus grand.
    A la prochaine lors, espérons-le, d'une soirée d'un cran de prestige supérieur.


N.B. : la sonate de Brahms est (à peu près) audible sur le site d'Animato.
Théo Bélaud
Contrat Creative Commons
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.