Royal Davis

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- Londres, Royal Opera House, Covent Garden, le mercredi 9 février 2011 
- Mozart, Die Zauberflöte, KV. 620
- Lothar Odinius, Tamino ; Kate Royal, Pamina ; Christopher Maltman, Papageno ; Franz-Josef Selig, Sarastro ; Jessica Pratt, la Reine de la Nuit ; Allasdair Elliot, Monostatos ; Anne Evin, Papagena
- Orchestra and Chorus of the Royal Opera House
- Colin Davis, direction
    Le grand paradoxe, encore aujourd'hui, avec Sir Colin, c'est que l'on continue bien souvent à le décrire comme un merveilleux accompagnateur et chef de fosse, en n'accordant à ses témoignages symphoniques (Berlioz mis à part) que des succès d'estime. Pourtant, au vu des deux prestations auxquelles j'ai eu le bonheur d'assister cette année, je pourrais presque parler à chaque fois de Davis et les autres. Lors de son concert avec le LSO à Pleyel cet automne, le niveau avait baissé d'un cran (il est vrai de façon inattendue) avec l'entrée en scène de Znaider pour le concerto de Brahms, après une formidable Écossaise. Pour cette Flûte, il est vrai handicapée par le forfait, ce jour-là, de Joseph Kaiser, Davis a encore paru être le maître architecte, et parfois le rayon de pleine lumière d'une soirée qui aurait été sinon assez anecdotique, voire terne. On peine à croire, perché au-dessus de la fosse, à contempler cette battue éternellement souple, allègre, joueuse et formidablement lucide, que celui qui dirige ce Mozart est le même qui remplaçait Klemperer dans Don Giovanni puis Beecham dans cette même Flûte, à Glyndebourne... il y a plus d'un demi-siècle. Mais c'est pourtant vrai ; en revanche, un peu plus prosaïquement, le plateau vocal qui avait réuni lors de la production originale de David McVicar (2003-2004, documentée en DVD par Opus Arte) ici reprise a nettement perdu de son lustre. Il y avait alors rien moins que Simon Keenlyside, Dorothea Röschmann et Diana Damrau, et sa majesté Franz Josef Selig qui fort heureusement est lui resté fidèle au poste. A l'époque, les principales réserves quant à ce cast avaient porté sur le Tamino assez placide voire anonyme de Will Hartmann. 
Christopher Maltman
     Ce mercredi, Kaiser étant souffrant, c'était donc le remplaçant du remplaçant de Hartmann qui officiait en Tamino : il y a plus infamant comme titre, convenons-en. Mais si la voix du jeune Lothar Odinius n'est pas indigne, le manque d'intensité de sa ligne, la plupart du temps, est frustrant, d'autant qu'aucun abattage scénique ne vient compenser cette carence en rayonnement vocal : sa présence physique et son charisme sont quasiment ienxistants. La seule manière qu'il a de donner le change est, à mon sens, assez inappropriée, et consiste principalement en une caractérisation assez fleur bleue d'un Tamino dont on jurerait qu'il forme avec Papageno un couple intello-benêt, mais pas dans le sens prévu. Ce qui est plus gênant est surtout que tout au long de l'opéra l'on envisage mal ce rêveur timide et effacé bien assorti avec une Pamina assez peu vulnérable... Son "Wie stark ist nicht dein Zauberton" notamment est même assez sucré, et la façon qu'il a d'enchaîner total statisme dans le chant et jeu scénique d'automate durant les récitatifs donne vraiment du grain à moudre à ceux (comme moi, un peu) qui pensent que l'on ferait gagner certains chanteurs à produire plus de versions de concerts que de productions scéniques. Et, pour tempérer ce sévère jugement, je ne crois pas me tromper en précisant que Odinius chantait pour la toute première fois un grand rôle sur la scène de Covent Garden, et ce dans des conditions évidemment peu favorables.
Kate Royal
    Fort heureusement, le reste du plateau est moins problématique. Jessica Pratt, elle non plus, n'a pas le charisme de la Reine qui l'a précédée (Damrau), et sans doute pas la voix, mais rien de ce qu'elle fait n'est gênant au point de questionner sa crédibilité. La nouvelle petite épouse lyrique de l'Angleterre, Kate Royal, tient bien son rang, elle dont la carrière fait feu de tout bois en ce moment (second récital pour EMI avec Martineau, Résurrection berlinoise avec Rattle, Dona Elvira au prochain Glyndebourne). Elle campe, avec une vraie cohérence des prestations vocales et théâtrales, une Pamina sensible et moins nunuche ahurie que la normale, ce qui est une excellente chose. Sa maîtrise de la ligne est irréprochable, sa diction correctement intelligible mais certainement perfectible, compensée par un timbre extrêmement homogène et agréable. Ce qui manque est certainement une forme de fêlure, de tension intérieure à la voix, mais celle-ci n'a pas fini de mûrir. Il est dommage qu'elle ait peut-être donné son meilleur ("Sterben will ich, weil der Mann, den ich nimmermehr kann hassen, seine Traute kann verlassen") à un fâcheux instant : on n'aime jamais, et en général l'on évite de dire du mal des enfants dans une critique, mais tout de même, là, la Maison de sa Gracieuse Majesté se moque un peu du monde avec ces esprits à l'intonation rebelle...  Royal est un peu moins inspirée, peut-être, face au très (trop ?) tranquille Sarastro de Selig, peu ambivalent, rassurant d'un bout à l'autre. Je dois dire que je n'avais jamais écouté in situ Selig que dans des Wagner, et que l'impact de son sublime grave me paraît forcément ici plus diffus. Cela reste de la très grande voix, toujours imprenable techniquement, toujours profondément en phase avec la noblesse de ses rôles de prédilection.
© Bil Cooper
    Christopher Maltman, évidemment, n'est pas Keenlyside, mais dans son cas, au moins ne passe-t-on guère de temps à regretter l'original car la qualité du chant (peut-être la plus irréprochable prestation vocale de la soirée), l'identification très naturelle au rôle et l'abattage de comédien font beaucoup pour le faire oublier. Beaucoup, ou trop, avec un peu de cabotinage, à l'image du Monostatos d'Allastair Elliot, désopilant à défaut de sembler sérieusement retord ?  C'est la reprise de la mise en scène de McVicar (dirigée par Lee Blakeley) qui veut cela, cette production faussement sophistiquée se voulant avant tout roborative, joueuse et populaire. De ce dernier point de vue, c'est incontestablement réussi : la salle affiche complet ou presque tous les soirs, et une bonne partie du public ne colle pas à l'image de la vénérable institution poussiéreuse et ultra-bourgeoise (mais où pour 8 à 20 livres les places sont tout à fait excellentes). On trouve et entend beaucoup de jeunes gens, sortis en couple ou en bande d'amis, qui rient généreusement dès qu'une occasion se présente (à la longue c'est un peu lassant mais a le mérite de faire paraître les récitatifs moins longs, surtout quand Maltman fait l'andouille, qu'il fait très bien - le quintette !...), et surtout font du curtain call un moment d'enthousiasme étonnamment frais comparé à nos cérémonials parisiens un peu compassés.
     Pour le reste, bien des aspects de cette mise en scène - il me semble inchangée - pourraient faire paraître les actuelles productions de l'Opéra de Paris pour des manifestes provocateurs. Je ne suis ni pour ni contre, je m'en fiche. Au moins ne peut-on reprocher à cette production de ne pas être cohérente avec elle-même. L'énorme serpent en peluche gigotant résume à peu près tout : si la symbolique maçonnique est par ailleurs omniprésente et plus que transparente, il n'empêche que l'on n'est pas là pour se prendre au sérieux, mais bien plutôt pour suivre passivement le cours musical sans le déranger, avec un léger tropisme Schikaneder expliqué aux enfants qui n'a rien de désagréable, surtout quand ce doux ronronnement est dérangé par une fausse Papagena (correcte Anne Evin) en nympho échappée de la maison de retraite.

    Reste l'essentiel, et c'est le cas de le dire : Sir Colin au sommet de son art. Je n'ai pas le courage de faire la liste de toutes les productions de la Flûte qu'il a dirigées depuis cinquante ans, mais ce qui semble certain est que le plaisir semble être pour lui le même qu'au premier jour - en fait, il doit être encore plus grand. Une remarque très générale s'impose quant à sa direction : elle réussit l'exploit de donner à tous les baroqueux de la planète une leçon magistralissime de Mozart chambriste, détaillé, transparent et absolument vivant, avec des moyens parfaitement conservateurs. C'est d'abord que le contrôle des dynamiques est absolu et absolument intimiste d'un bout à l'autre. Si je n'ai à aucun moment parlé dans un sens ou dans l'autre de la projection des chanteurs, c'est que j'en serais bien incapable : à peu près n'importe qui doué d'un honnête filet de voix aurait été audible sur ce tapis exceptionnellement fin. Mais presque jamais dénué de tension : car c'est aussi que la moindre des inflexions que Davis suscite et obtient - avec un orchestre à la justesse parfois un peu hasardeuse mais merveilleusement réactif - rayonne d'intelligence, et c'est qu'en d'autres termes tout est simple et tout est plein de sens. La musique peut faire le reste (n'est-ce pas presque toujours ainsi que cela devrait marcher ?) : contre la tendance des foucades, soufflets et gros accents devenus la mode officielle, quelle fraîcheur se dégage de cette vision du patriarche !
En très résumé, je pourrais dire que sa direction présentait là toutes les qualités de son superbe enregistrement à Dresde (pour le plaisir et pour la mémoire de la récemment disparue Margaret Price, je vous le propose en intégralité ci-dessous), et que presque toutes ces qualités sont augmentées trente ans après. Sauf, on s'en doute, l'impact physique des climax : "Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen", de ce point de vue, est très certainement insuffisant. Et aussi, des solos qui n'ont pas la rutilance de ceux de la Staatskapelle à l'une de ses meilleures périodes - la flûte solo, notamment, est assez effacée et éloignée de ses enjeux. Mais qu'est-ce comparé à cette céleste ouverture, à cette science irréelle de l'écoute (les violons dans "Ein Mädchen oder Weibchen"!) et aux innombrables moments de grâce dans la conduite des cordes ou la subtilité des alliages qui émaillent la représentation ? S'il fallait en retenir un, il est illustré ci-dessus (Monostatos, "Alles fühlt der Liebe Freuden") : un petit, mais non en fait, un immense miracle de vibrante clarté et d'intense délicatesse, une petite ouverture au cœur de l'opéra, un petit Songe d'une Nuit d'Eté au milieu de la Flûte : quatre pages qui sont là enchantées pour toutes les autres.






Cette série de photo : Intermezzo, représentation du 7 février. Sauf ci-dessous, photo lpc, représentation du 9 février



La vidéo n'est hélas plus disponible. Consolation avec l'ouverture de la production de 1988 donnée avec le ROH à Berlin.

Théo Bélaud
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