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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le lundi 21 mars 2011
- Beethoven, Concerto pour violon en ré majeur, op. 61 - Brahms, Symphonie n°4 en mi mineur, op. 98
- Christian Tetzlaff, violon
- London Philharmonic Orchestra
- Vladimir Jurowski, direction
1er mouvement, m. 170-177. Cliquez pour agrandir. |
Qu'on me permette de passer très vite sur l'exécution pourtant intéressante et de haut vol du concerto. Si cette soirée symphonique, avec ses faiblesses et l'impression d'inachèvement qu'elle a pu laisser, a été l'une des plus stimulantes intellectuellement et spirituellement de la saison, c'est essentiellement pour sa seconde partie.
Jurowski en accompagnateur est presque toujours formidable, et ce n'est pas ce Beethoven qui dérogera à la règle. On a certes vu presque aussi raffiné dans l'opus 61 (Metzmacher avec Kavakos) et aussi subtil tout en étant plus luxueux et impressionnant (Jansons avec Midori), et je m'en tiens aux meilleures prestations d'ensemble ici. On s'est ici tenu assez loin de ces récentes références, dans la mesure où les enjeux n'ont pas paru tout à fait à hauteur de ce l'œuvre peut permettre les meilleurs soirs. Entre un Tetzlaff fantasque en diable, se promenant très souvent à la lisière de la préciosité, et le Jurowski chirurgical et hautain que l'on connait, la fusion paraît improbable. Elle ne fonctionne pourtant pas si mal, suivant le modèle de la contradiction. Difficile cependant, malgré un Tetzlaff techniquement dans un bon soir, de croire à une harmonie supérieure.
Si le premier mouvement éveille de l'intérêt et une certaine admiration pour la faculté des deux protagonistes principaux à ne pas se perdre l'un par rapport à l'autre, la tension ne tient que sur environ la moitié du chemin. Un éclair de génie de Jurowski dans la transition vers le développement mineur (le glaçant crescendo des basses à la première mesure de l'extrait ci-contre) ne suffira pas à faire oublier les limites de la conduite versatile et figurative du violoniste. Celui-ci manque encore plus de naturel dans le largo, et presque autant dans le rondo. Au moins aura-t-on pu entendre son adaptation de la cadence avec timbales (la seule composée par Beethoven, pour la transcription pour piano du concerto)... que je n'ai pour ma part guère trouvé convaincante.
"La musique s'achève avec Brahms, et même chez lui, on commence à percevoir le bruit des rouages", dit Wittgenstein à Drury. Ayant passé une bonne partie des cinq dernières années de ma vie à tenter de comprendre ce mot bien trop méconnu, il ne vaudrait mieux pas que je commence ici à disserter dessus. Pour l'éviter, je vais faire totale abstraction de la dimension polémique du propos, du moins de sa première partie, et n'en garder que la part descriptive, factuelle, qui parle de la fin d'une certaine musique - processus finissant d'être consumé précisément à l'époque de ces échanges entre le logicien et le psychiatre, ces années 1930-40 qui par la naissance d'un rapport historiciste aux traditions musicales pourrait être qualifiée de première post-modernité - la post-modernité ne se définit-elle pas entre autres par le besoin d'un avant-hier meilleur que l'hier et l'aujourd'hui ? Ce qui ne nous plait pas à notre époque, nous en rejetons volontiers la faute sur la génération d'avant, et logiquement cherchons un salut dans celle d'encore avant. Ce qui est fascinant est que cela est vrai pour les années 2010, mais l'était déjà dans les années 1930. Je ne crois pas que cela ait été vrai, jamais, avant 1910 à peu près : c'est là que l'on commence à situer les premiers modernes de la musique, dont l'étendard (Schoenberg) louait le progressisme du précédent (Brahms).
2e mouvement, m. 30-33. Cliquez pour agrandir |
L'un des exemples les plus forts de Schoenberg au crédit de la la thèse d'un Brahms ayant anticipé sur la 2e Ecole est la présence de procédés de dérivation motivique extrêmement originaux par leur subtilité et leur degré d'abstraction dans la 4e Symphonie. Pour faire court et schématique, la basse de la passacaille vient certes de la cantate 150 de Bach, mais elle vient surtout d'une marche harmonique discrètement placée dans le troisième mouvement (ce qui, il faut le reconnaître, donne une bonne explication au fait que Brahms se soit "permis" d'altérer la marche harmonique originelle, chose étonnante s'agissant d'un de ces chorals qui remontent aux balbutiements de la tradition luthérienne. Si l'on y ajoute le fait que bien des variations de la passacaille proprement dite sont en plus des variations sur des motifs en apparent incidents du premier mouvement (ne relevant pas du matériau thématique au sens hiérarchique et classique), ou encore (je l'ajoute) la multiplicité des traitement motiviques en renversement semblant affirmer une autonomie de signification du procédé, dans les deux premiers mouvements, l'on obtient un résultat fort (en ce sens qu'il est fortement orienté) sur le plan philosophique.
Ce résultat dit que cette symphonie opère à peu près le même mouvement que celui des œuvres de Schoenberg à l'égard de l'histoire de la musique, placé sous le rapport d'un idéal commun de l'art musical (qui serait trop long à décrire mais qui est largement sous-entendu par ce qui suit) : ce mouvement est une lutte farouche pour l'auto-conservation de cet idéal, par l'hypostase des enjeux abstraits d'écriture, poussant à maximiser la complexité des relations internes (d'ordre technique et indépendantes des représentations assignables au matériau), contre la charge psychologique de la dialectique thématique (vue comme dévoiement de l'héritage beethovénien). Et contre évidemment le figuratif ou le pictural, qui sont au fond des psychologismes raffinés (image - picture - sur image), des musiques prétendant s'émanciper de la tradition germanique. En somme, la pureté des jeux de formes (qui s'obtient par le "force de pensée" que Wittgenstein louait chez Brahms) comme rempart face à la culture auto-destructrice, une problématique dont l'actualité n'a cessé de devenir plus criante depuis un siècle. Une hypostase contre une autre : celle des rouages contre celle de la signification, de la conception littéraire, post-romantique décadente de la musique. C'est du moins ainsi que je suis tenté de comprendre l'expression bruit des rouages ("sound of machinery'").
2e mouvement, m. 88-93. Cliquez pour agrandir. |
Pour une critique de l'interprétation, peu importe ici les tensions qui naissent de l'assertion de Wittgenstein, le fait que pour lui cette volonté de pureté du dernier Brahms à la 2e Ecole (qu'il a rejetée ou ignorée) ait au fond correspondu à une impureté elle aussi incapable de sauver la tradition musicale à laquelle il se sentait appartenir (qu'il situe à l'époque de Schumann). On se doit de faire l'impasse sur la question la plus mystérieuse, qui est la raison de ce rejet de Schoenberg et de l'interprétation schoenbergienne de Brahms chez un penseur si proche de, ou parallèle à Schoenberg en quantité de points. Reste ce dont on a besoin, qui est l'image esthétique de la 4e de Brahms qui ressort. Et ce qui est fascinant ici est combien la proposition de Jurowski constitue un schéma interprétatif semblant décalqué de cette image.
Ce qui n'a au fond rien de très étonnant, d'abord parce que Jurowski a un talent particulier pour définir des règles techniques de jeu (instrumental, et de comportement collectif) portant en soi représentation d'une image esthétique des œuvres (et cette qualité est rare et donc précieuse). Ensuite parce que, de manière générale, ce chef aime pratiquer la tabula rasa via non pas l'originalité ou la provocation (nonobstant certes sa géniale Héroïque), mais par une sorte d'épochê - au sens de Sextus - du geste interprétatif, supposant un toutes choses égales par ailleurs appliqué aux partitions : en somme, toutes représentations étant égales par ailleurs. Son dernier concert parisien avec la Staatskapelle de Dresde me faisait déjà conclure ceci : C'est le voyage musical abstrait, celui des jeux de formes propres à toute grande musique, dont la puissance expressive m'intéresse dans un chef-d'œuvre comme la 4e (de Chostakovitch, cette fois), pas le voyage moral, pas les représentations. Je suis donc reconnaissant à Jurowski d'avoir au moins tout essayé pour nous en approcher. Et tout le monde devrait savoir gré à ce chef, d'ailleurs, de faire de toute façon ainsi revenir chacun aux fondements de ses propres réflexions sur les œuvres.
4e mouvement, m. 57-60 (var. VII) |
Similitude des enjeux ici, bien sûr, à cela près que l'enjeu de la 4e de Brahms est forcément plus fort à l'aune de ces questions. Prenons les choses par la controverse : ce que Wittgenstein reproche à Brahms, il le reproche vraisemblablement au dernier Brahms, et l'entend manifestement davantage dans la 4e que dans la 3e (sa symphonie préférée). Ce bruit des rouages, dans sa formulation, évoque un déclassement utilitariste des procédés savants d'écriture, un doigt pointé sur la dimension spéculative de la musique, dimension qui ne serait plus à sa place en 1884 (et encore moins au XXe siècle) comme elle l'avait été au XVIIIe et au début du XIXe. Maintenant, que reproche-t-on très souvent aux interprétations de Jurowski ? La même chose, sous sa forme appliquée. On entend souvent à son endroit une expression très proche de "entendre le bruit des rouages" : "voir toutes les coutures". On sait à quel point celle-ci peut-être dépréciative dans la critique des interprètes.
Mais de quelles coutures parle-t-on ? Pas celles des intentions représentatives, psychologiques. Celles du tissu que j'ai évoqué plus haut. Dans Tchaikovsky, dans Beethoven, dans Chostakovitch et maintenant dans Brahms, il faut, c'est vrai, toujours la même chose : définir une image esthétique claire, ce que l'on attend plus ou moins de tout chef de ce niveau, et définir des procédures techniques pour projeter cette image - procédures qui, il faut le reconnaître, se ressemblent souvent, et à gros traits se rapportent toutes à un idéal de discipline supérieur de l'orchestre, à une forme de domptage des formes de l'engagement en vue d'une intensité supérieure. Ni la relation entre image esthétique et procédure technique à y assigner, ni le type de procédure choisi ne sont en soi originaux : Karajan pour ne prendre qu'un exemple canonique était obsédé par le premier problème, et les parentés auxquelles renvoie le style de Jurowski ont déjà été maintes fois remarquées (Mravinsky au premier chef).
Ce qui est cependant nouveau ici est le degré d'exhibition de la procédure, et au-delà, de toute la logique musicale de Jurowski. Pour aller droit au but, il est difficile de donner une exécution plus abstraite de cette symphonie supérieurement abstraite. Et si cette impression est aussi vive, c'est parce qu'il faut au moins concéder cette réussite objective au jeune chef russe : quelque chose de l'image schoenbergo-wittgensteinienne de la 4e de Brahms entre profondément en résonance avec la façon de la faire jouer ici.
La mise en suspension des représentations convenues est ici maximale - c'est la limite de cette démarche au concert : on passe plus de temps à s'interroger qu'à jouir du résultat, pourtant souvent admirable. Comme dans son Héroïque, Jurowski ne s'évite aucune remise en question des façons institutionnelles de traiter les problèmes interprétatifs : mais cela ne veut pas dire qu'à chaque problème il jette aux oreilles une solution qui clamerait son originalité ou sa nouveauté. La plupart du temps ne subsiste que la question, ce qui a pour conséquence une forme de continuité musicale assez étrange, qui résiste obstinément à une analyse par la description de choix interprétatifs au sens traditionnel - c'est bien ce garantit son intérêt. De fait, rien ne semble objectivement dépasser : les tempos sont aussi neutres que possible, dans la moyenne connue, toujours, à l'exception du second mouvement, pris comme indiqué (andante moderato), puis se fixant à un tempo un peu plus rapide jusqu'au dernier choral de cordes ramenant le mouvement initial - construction contestable, mais très magistralement menée.
Le cœur de l'assimilation de l'image interprétative à la vision particulière de l'œuvre que j'ai convoquée est recélée dans une procédure purement technique, qui est le stupéfiant travail effectué par Jurowski sur les coups d'archet. Ce sont des dizaines de passages où tantôt premiers ou seconds violons, altos ou violoncelles, ou plusieurs à la fois par moments jouent en contre-archets (toujours un pupitre sur deux) : évidemment, sans rien céder à l'exigence unique de parallélisme qui est la signature des cordes du LPO sous cette baguette. Les cinq extraits de la symphonie ici montrés en sont autant d'exemples parmi les plus significatifs. Ce procédé est un peu tombé en désuétude en-dehors de son application aux grandes tenues d'accord, typiquement dans des coda bruckneriennes ou mahleriennes. Son extension, a fortiori systématique, à la mise en exergue de la mélodie ou de simples éléments de structure rythmique, n'a été à ma connaissance qu'exceptionnellement observée depuis Stokowski. Le renchérissement du son d'une voix par rapport à d'autres a cette vertu paradoxale de parfaire la perspective polyphonique ou contrapuntique. Ce qui est étonnant est que Jurowski généralise ce procédé sans jamais l'utiliser à des fins de caractérisation expressive du matériau (autrement dit, le plus souvent, de phrasés).
4e mouvement, m. 153-160 (var. XIX) |
Si l'on y ajoute le soin exceptionnel apporté à la clarté du tissu contrapuntique par le travail sur les bois, dans les mouvements pairs tout particulièrement, cette 4e est venue parée de tout le bruit de ses rouages, audibles au travers de toutes les coutures (croisées, recroisées, piquées, surpiquées sous les doublures et sur les rabats) confectionnées par Jurowski. Au niveau toujours admirable de discipline (on frise ici l'esclavage, à vrai dire) et d'engagement individuel du LPO, ce bruit contient la fureur que l'on ajoute normalement par-dessus, comme une teinte au vêtement sur laquelle on serait bien assez satisfait de s'arrêter. C'est troublant, il manque forcément quelque chose dans cette écoute pour être totalement pris par la peau du cou. Mais une fois de plus, Jurowski force au moins à réfléchir, autant qu'il force violemment ses musiciens à la réalisation : il force à repenser parce que ce qu'il exhibe avec cet excès de formalisme, c'est justement la force de pensée. Dans sa nudité (la pensée est nue ici, et on voit même la chair de poule par endroits), celle-ci renvoie à notre difficulté fondamentale d'appréhension de la musique savante de tradition anté-moderne (qui ne pourra que s'aggraver), à notre désir de représentations ajoutées, notre besoin maladif de psychologisme dont nul ne peut prétendre être libéré - y compris votre serviteur. C'est une leçon de musique, trop circonscrite à un objet singulier pour être inoubliable comme concert : mais c'est aussi une leçon d'anthropologie pour notre temps musical.
Théo Bélaud
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