V
- Paris Salle Pleyel, le jeudi 3 mars 2011
- Beethoven, Sonate n°5 en ut mineur, op. 10/1 ; Sonate n°31 en la bémol majeur, op. 110 - Schubert, Sonate n°21 en si bémol majeur, D. 960
- Stephen Kovacevich, piano
Il m'est réellement désagréable d'écrire sur ce concert. Entre autres raisons, j'aimerais éviter de saccager avec cruauté l'édifice bâti par Kovacevich et forçant le respect de tant de mélomanes, pour des motifs pour la plupart très compréhensibles. Seulement, concert après concert, je m'aperçois que ce pianiste est un archétype d'un des genres, sinon du genre qui m'est le plus pénible à écouter. Le genre psychologiste - j'insiste sur la précision du suffixe, qui a une signification que les philosophes n'ignorent pas. Dans le cas précis de Kovacevich, plus les années passent et plus ce genre s'affirme avec acuité en éliminant tout ce qui pourrait en nuancer la nature - à commencer par l'attention portée à la conduite harmonique des œuvres. C'est une chose assez subtile dans la mesure où, bien évidemment, Kovacevich n'est pas de ces interprètes faisant un sort salonard ou de mauvais goût à chaque mesure. Du moins n'est-ce pas la représentation qu'il projette depuis son jeu, mais c'est là tout le problème. Je ne parle pas de piège, car rien n'est mal intentionné chez lui, il n'y a pas la dimension manipulatrice dans la compensation, qu'on retrouve plus fréquemment chez les français et les allemands et autrichiens. Ce qu'il fait respire la sincérité, ce qui ne peut m'empêcher de trouver cette sincérité malsaine.
Car toutes les procédures qu'il met en place pour forcer l'écoute n'en sont pas moins de l'ordre de la compensation, systématique et même systémique. Compensation d'une technique qui n'a jamais été de grand style mais qui depuis longtemps a perdu sa marge d'assurance. En soi, toutes les compensations, ou presque, sont difficilement supportables, en particulier là où le discours est le plus ample ou le plus dense. Pour un récital Beethoven-Schubert, c'est pour le moins gênant. Comment voulez-vous que la musique speaks fort itslef quand une part importante, voire majoritaire, voire intégrale de l'énergie physique et mentale est consacrée à donner le change d'une expression naturelle improbable ? La monnaie rendue est plus ou moins fausse, et avec Kovacevich au moins l'argent n'est-il pas sale. Mais le compte n'y est jamais.
Le cadre générale de ce récital est très proche du plus difficile Kovacevich que j'ai pu entendre, dans une partie Bach-Schumann de récital à la Roque d'Anthéron. Cadre sonore minuscule, avancée par à-coups étriqués à l'extrême, à un point particulièrement caricatural dans la "petite" sonate en ut mineur. Les données sont connues : Kovacevich s'assoit aussi bas que possible, articule tout à coups de doigts, et ainsi tout est raide et petit. Rien de bien original, outre que c'est en plus très imprécis du fait de l'impossibilité physique de rebondir et d'assouplir dans ces conditions - ainsi les descentes en notes répétées du premier mouvement, d'un grand aléatoire, d'autant que Kovacevich prend ce mouvement à un tempo inutilement pressé. Le legato et le chant sont totalement absents du second thème, la longueur de note microscopique, la main gauche d'une indifférence harmonique absolue. En échange, des caractérisations, des petites foucades ou inflexions d'articulation, une sorte de spicatto permanent assez disgracieux compte-tenu de la minuscule densité du son. Le mouvement lent est un modèle d'image psychologique substituée à la forme et au discours : les sections centrales de développement sont ralenties à l'extrême par rapport aux énoncés du thème principal pour créer un effet de suspension, de climat, de souffle retenu coupant ces épisodes du flux général. Impossible pour moi d'y croire, dans la mesure où précisément le mouvement d'ensemble est si dénué de lyrisme du fait d'une raideur permanente (la main gauche ne fait que battre, n'harmonise rien, y compris dans la dernière page). Le finale est brouillon au possible, ce qui ne serait pas grave s'il avait une ligne : mais la réduction à une série d'anecdotes narratives en tient lieu ici comme partout.
L'opus 110 est à la fois moins pénible pianistiquement (Kovacevich semble souvent trouver un second souffle dans la domination du clavier quand les enjeux spirituels augmentent, à l'image de ses Diabelli) et plus interminable encore compte-tenu de l'omnipotence du ressort micro-descriptif. On est ici très proche du Beethoven dernière manière de Brendel, l'aplomb technique en moins. Le transversal, la diachronie sont abolis, à l'image, qui résume presque tout, de la réexposition centrale du premier mouvement, qui n'est semble entièrement déconnectée des modulations la précédant, et vient se poser là, mécanique, dénervée, asséchée. Dans le même ordre d'idée, les récitatifs des ariosos paraissent sans lien d'ordre musical avec l'arioso proprement dit, mais seulement psychologiques voire psychotiques : en particulier, l'accord répété introduisant la seconde fugue est la négation même, relativement aux mesures précédentes et suivantes, de l'élément formel organique qu'il est - tout à fait en raison des mêmes attributs que ceux évoqués juste avant. Dans cette 110, la réduction des enjeux à leurs psycho-catégories mine tellement la nature même de l'écoute que je constate un phénomène très rare : je ne fais que remarquer une sonnerie de portable en plein arioso dolente, chose qui dans à peu près n'importe quelle circonstances de concert provoque chez moi une montée de sang à la tête et un bref mais désagréable frissonnement au ventre. Ici, rien : serait-ce une forme de représentation, de projection de ce qui est ici audible, ce "rien" ?
Quant à parler de la D. 960, c'est au-dessus de mes forces. Je peux simplement évoquer l'idée d'un Brendel en pire, ce que je pense beaucoup de gens comprendront et beaucoup d'autres gens ne comprendront pas : tant pis. Cinq tempos par pages dès la première page, une versatilité de caractérisation confinant à l'absurde, toujours dans le sens de la poésie poétisante (cette valorisation presque pédagogique de la main gauche dans le thème en fa dièse mineur du moderato, inattaquable sur le plan de l'intelligence de l'instant et même d'une certaine idée de la forme... mais absolument insupportable ). Évidemment, on n'est pas la complaisance névrotique, et pas même dans le degré d'épouvante pianistique des schubertiens français. Objectivement, c'est mieux. Dans le ressenti, ce n'est pas sûr, car la dimension de sincérité et d'humilité presque mise en scène par Kovacevich a quelque chose qui me met très mal à l'aise, surtout dans cette musique. Quelque chose, comme avec Brendel et déjà avec Kempff, ou encore avec Buchbinder dont je parlerai bientôt, qui semble dire que le temps de l'interprétation vivante est terminé, que la vie authentique de l'esprit n'est plus : et qu'il faut se contenter de son image reproduite par séquençage des représentations, monstruosité inventée en même temps que la fin du primat de la musique savante occidentale, et qu'on appelle aussi psychologie.
Théo Bélaud
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