Un mois avec Salonen (4) Dona Nobis, Dona Eis...

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- Paris, Théâtre du Châtelet, le vendredi 4 février 2011
- Messiaen, Un Sourire - Salonen, Dona Nobis Pacem ; Insomnia - Ligeti, Requiem
- Barbara Hannigan, soprano 
- Virpi Räisäinen-Midth, mezzo
- Chœur et Maîtrise de Radio France, Sofi Jeannin, direction
- Orchestre Philharmonique de Radio-France
- Esa-Pekka Salonen, direction
Ligeti et Salonen



     S'il y a bien un concert de Présences 2011 qui n'appelle guère de commentaires, c'est celui-ci, qui ouvrait glorieusement le XXIe festival par le nouveau retour d'Esa-Pekkainen. ; et ce, d'autant qu'il fait heureusement partie de ceux dont le film est toujours disponible (ci-dessous) Et c'est pourtant peu dire qu'on attendait Salonen, n'était-ce que pour l'exécution si rare du Requiem de Ligeti, comme le messie. Quand bien même ses œuvres les plus importantes (à mes yeux en tout cas) ne figuraient pas à ce programme inaugural. Et quand bien même aussi, par un étrange paradoxe, cette édition de Présences commençait avec un concert comprenant une seule création (mondiale, certes), en l'occurrence une pièce de dix minutes pour chœur d'enfants... Et pourtant, malgré toute l'attente, le désir fébrile de cette soirée, quel choc ! Peut-être était-ce là, d'ailleurs, le phénomène d'écoute inverse à celui m'ayant laissé un peu sur ma faim lors du concert londonien...
    Il y a eu dans l'entame de concert quelque chose de très similaire par rapport  aux débuts de Salonen à la tête du Philhar', lors de ce concert déjà légendaire du 19 décembre 2008 - qu'on ne veut plus voir que comme le début d'une longue et belle histoire d'amour. Entre ce Messiaen et ce Ravel repoussant de façons très comparables les frontières de l'élégance, de l'immatérialité du geste musical, dans des musiques qui ne demandent pas mieux pour être entendues avec du sens, on a le sentiment de pouvoir revivre deux fois le même miracle. La direction de Salonen dans Un Sourire ne peut pas être qualifiée d'autre chose que de miracle. Par un curieux hasard, cette très belle pièce d'hommage à Mozart, quasi testament de Messiaen, a été donnée trois fois à Paris au cours de la saison 2008-2009, par Jonathan Nott et l'Orchestre de l'Opéra, Daniele Gatti pour son intronisation à la tête du National, et enfin par Marek Janowski et l'Orchestre de Paris. Il y avait des belles choses chez ceux-là, notamment chez Nott et Janowski, mais rien, absolument rien de comparable avec cette leçon d'évidence, de simplicité de ton, de précision et de logique de battue, de raffinement harmonique comme si une seule oreille, celle du chef, conduisait toute la progression. Les quatre dernières pages, de ce point de vue, sont une sorte de point limite de la direction d'orchestre, comme Salonen en offre à (re)découvrir régulièrement : ce point là, très propre à Salonen, étant celui où l'on acquiert le sentiment que le chef semble être plutôt un (grand) pianiste conduisant idéalement sa polyphonie.

    La première exécution de Dona Nobis Pacem, pour chœur d'enfant, par la Maitrise de Radio-France, est une belle (demi)-surprise. C'était la première fois, comme beaucoup de monde, que j'entendais du Salonen aux prises avec des moyens minimaux (du moins en théorie) d'écriture, et le résultat apparaît ici très concluant, quitte à flatter l'image d'une musique quelque peu naïve - mais n'est-ce pas ici une partie du propos, avec ces enfants de notre temps demandant pardon pour des pêchés qu'ils n'ont pas commis ? La pièce revêt en tout cas un réel intérêt dans son principal développement, qui exploite le mouvement harmonique de départ dans un ostinato circulant sous divers traitement (renversement, altération) d'un groupe à l'autre, sans forcer l'individualisation des voix plus que de raison. Il en ressort une transparence expressive touchante dans son mouvement faussement serein et régulier, l'ensemble étant, sans surprise, défendu avec maestria par les Sofi Jeannin et ses bambins.
NB. Pour gagner de la place, et parce que le passage n'a de sens que dans sa quasi exhaustivité, les violons 1 et 2 qui ne jouent jamais ensemble sauf aux deux dernières mesures de l'extrait sont réduits sur une portée, ainsi que les percussions, à titre d'exemple.
    

    Insomnia fait partie de ces œuvres qui ont marqué le retour fracassant de Salonen compositeur sur la scène discographique, chez Deutsche Grammophon (son précédent opus pour Sony étant passé relativement inaperçu alors qu'il contenait des pages pourtant plus remarquables). Je me souviens bien d'avoir découvert ce disque, en 2004, et d'en avoir conclu comme beaucoup de monde que le compositeur n'arrivait pas à la cheville du chef. Non seulement j'ai changé radicalement d'avis avec le temps, mais j'ai aussi changé d'avis sur les œuvres en question (mis à part, pour l'essentiel, sur Wing on Wing). Pour une première française, au moins aura-t-on été un peu servi en ce qui manque cruellement à l'essentiel de la scène contemporaine parisienne : du conflit et de la passion ! Le bref silence suivant la conclusion d'Insomnia était rompu par un éloquent "c'est grotesque", les bravos se mêlant ensuite bruyamment aux "scandaleux !". Un espoir pour commencer de la meilleure des façons le festival : la musique écrite n'est pas morte, et toute partition donnée en création n'est pas condamnée à être reçue par des succès d'estime plus ou moins polis et consensuels. Et en effet, cette partition là, si elle n'est certainement pas la plus profonde de son auteur, n'a rien de consensuel - aux États-Unis, où l'on admet très bien la coexistence de cette musique avec le mainstream post-sériel germanique, peut-être, mais sur le Vieux continent, certainement pas. Car elle exhibe avec une insolence particulière ce qui est commun à toutes les pages orchestrales de Salonen depuis la révision de Giro et plus encore depuis L.A. Variations : une progression discursive clairement intelligible, de nature organique et essentiellement soucieuse du temps spécifique à l'écoute, une trame harmonique servant de principal catalyseur formel (la pédale mouvante sur le ton de mi), et un usage de la virtuosité tourné vers la mise en exergue des lignes plutôt que vers leur éclatement.
    Le passage que j'illustre ici, l'un des plus remarquables de l'œuvre, est très représentatif de cette attention ô combien bienvenue portée à la durée intelligible de l'expression d'une idée : particulièrement dans le cas, comme ici, où l'idée est extrêmement simple, et émerge à partir d'une foule d'autre. On comprend mieux à l'écoute puis à la lecture de ce passage (m. 232-251) la tension qui a fait sentir une contradiction chez le jeune Salonen entre le culte voué à Sibelius, auquel il n'a pu se résoudre que tard, et son appétence naturelle sautant directement de Beethoven à l'avant-garde du XXe. Ce qui était une contradiction semble s'être ici partiellement résolu, dans l'intégration d'un traitement motivique obsessionnel et excessivement simple à un processus d'ensemble complexe, dense et, certes, encore un peu bavard (toujours ces superpositions de solos virtuoses de cordes, dans la première section). L'évolution est toujours en cours, j'y reviendrai au sujet de Nyx, mais dans cette exécution manifestement plus accomplie que dans l'enregistrement de Stockholm,  emmenée par un Roussev des grands soirs notamment dans le dit passage, la dimension viscérale d'écoute que suggère  Insomnia l'emporte largement sur le caractère naïvement spectaculaire de son projet formel.

    Je n'ai rien de très intelligent à dire sur la deuxième partie de ce que vous pouvez (re)voir et (ré)écouter ci-dessus. Moment de grâce, Sternstunde, defining moment, bref : où l'on se hissait sur les mêmes cimes que les plus grandes réussites de Salonen à Paris ces dernières années (premier concert de l'intégrale Sibelius avec Los Angeles, la rencontre de 2008 avec le Philhar', seul l'indescriptible Wozzeck de l'an passé avec le Philharmonia restant, momentanément, hors-concours, peut-être, mais du fait de l'œuvre aussi. Hannigan a été Hannigan, Räisäilen-Midth a réussit l'exploit improbable de lui tenir tête et même d'entrer en parfaite fusion avec elle de bout en bout - écoutez le Tuba mirum ! Économe d'effets d'arêtes, peut-être plus qu'on ne pouvait le prévoir, Salonen veille avant toute chose à la sécurité improbable du chœur, quitte peut-être à biaiser légèrement avec l'interdiction stricte et permanente des portamentos de confort (si j'ose dire) édictée par Ligeti. Son Lacrimosa est d'une continuité extraordinaire d'un climax à l'autre alors même qu'il se refuse à user de mises en exergue faciles de l'orchestre (comme des trompettes), pour ne se concentrer que sur la cohérence du flux rythmique : car si le Requiem de Ligeti est un exemple comme rarement explicite du primat du phénomène harmonique dans la musique, la pire difficulté une fois la chose en place est peut-être de valoriser la précision des relations rythmiques (au sens élargi, de la petite et de la grande temporalité) qu'a pensé Ligeti : c'est encore là le maître de l'organique qui a parlé, sans forcer quoi que ce soit, sans chercher à conquérir, en ne théâtralisant absolument rien, en saisissant à chaque minute l'effroi d'une main forte, mais pacificatrice.

Théo Bélaud


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