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- Paris, Institut Hongrois, le jeudi 24 mars 2011
- Liszt, Invocation, Pater Noster, Hymne de l'enfant à son réveil, Ave Maria (Harmonies Poétiques et Religieuses, S. 173, n°1, 5, 6, 2) - Chasse-Neige (Etudes d'Exécution Transcendante, S. 139, n°12) ; Miserere d'après Palestrina (Harmonies Poétiques et Religieuses, S. 173, n°8) ; Pensée des morts (Harmonies Poétiques et Religieuses, S. 173, N°4) - Valse Oubliée n°3, S. 215, N°3 - Saint François d'Assise (Deux Légendes, S. 175, n°1) - Sursum Corda (3e Année de Pèlerinage : Italie, S. 163, N°7)
- Bruxelles, Bozar, Salle Henry le Boeuf, le dimanche 27 mars 2011
- Kurtág, 4 Játékok - Liszt, Chasse-Neige (Etudes d'Exécution Transcendante, n°12) - Ligeti, Automne à Varsovie (Etudes, Livre II, N°1) - Kurtág, 3 Játékok - Liszt, Pensée des morts (Harmonies Poétiques et Religieuses, S. 173, N°4) - Ligeti, Galamb Borong, (Etudes, Livre II, N°1) - Liszt, Saint François d'Assise (Deux Légendes, S. 175, n°1) - Kurtág, 3 Játékok - Liszt, Sursum Corda (3e Année de Pèlerinage : Italie, S. 163, N°7) - Ligeti, Colona infinită (Etudes, Livre II, n°8)
- Gábor Csalog, piano
Mes chers lecteurs, je suis déjà très fatigué par la seule rédaction du chapeau de cette chronique et m'écroule d'avance face à la perspective de parler de chacune des pièces proposées par l'excellent Gábor Csalog lors de ces récitals parisiens et bruxellois.
Comprenez moi : j'ai égaré les programmes de ces deux récitals, et dans le cas du second, le document ne me serait de toute façon d'aucune utilité, dans la mesure où Csalog ne s'est en aucune façon (mais alors, vraiment aucune) tenu à l'ordre annoncé : la laborieuse fouille archéologique de ma mémoire, plus d'une semaine après, n'est sûrement garantie contre les oublis ou imprécisions, je m'en excuse. Ajoutez à cela le fait que, non, désolé, je ne connais par cœur les quelques centaines de Játékok composés par Kurtág, et que ceux joués par Csalog n'étaient pas annoncés dans le programme du Bozar, mais par le pianiste au fur et à mesure du concert, via un timide filet de voix passablement inarticulé. Je peux seulement certifier qu'il a joué Hommage à Paganini (la nuova campanella), et Ligatura y. Mis à part pour dire qu'ils m'ont paru, ceux-là et les autres, mieux joués que par les autres pianistes que j'ai entendus jouer des Játékok sur piano normal (Aimard et Biss, qui n'étaient déjà pas mauvais du tout), je n'en parlerai donc pas plus avant (voilà déjà un problème réglé, avançons au pas de course).
Passons-en par ce qui est au fond le plus important, dans la mesure où cela devrait inciter chacun à ne pas manquer les rares occasions qui se présentent d'aller entendre ce pianiste, un des beaux secrets les mieux gardés du circuit international à n'en pas douter. Une petite décennie plus jeune que Jenő Jandó et Dezső Ránki (mais produit comme eux par le glorieux enseignement de Klári Máthé et Pal Kadosa), Csalog n'est essentiellement connu que par l'enregistrement du disque monographique le plus important consacré aux Játékok, en compagnie des époux Kurtág eux-mêmes. J'ai parlé de pianiste (hongrois) générique, dans le sens d'un compliment sans ambiguïté, au sujet de Jandó qui précédait Csalog dans la série de soirées Liszt organisée par l'Institut Hongrois. Les mêmes qualités rares et essentielles se retrouvent avec le cadet : une virtuosité aussi sobre qu'il est possible de l'imaginer, fondée sur l'aisance des déplacements en dépit du positionnement collé au clavier (mais haut), le jeu digital considéré comme un grand Satan qu'il est (à part pour de rares Faust comme Koroliov), le sens du rebond, et naturellement l'absence de musicalité plaquée sur la musique. Grosso modo, les mêmes petites limites que Jandó le séparent du Maître susnommé : son assurance rythmique est grande, pas infaillible, la clarté de son articulation (au sens musical et bien sûr non mécanique) très satisfaisante mais pas transcendante, et surtout, la solidité de sa conduite (ou de sa gestion de la forme) parfois friable - point sur lequel Ránki est le plus surnaturel. Qu'importe, il n'est demandé à absolument personne de pouvoir être comparé à ce dernier.
Ce qui distingue Csalog est son rapport aux textes, qu'il joue tous en les ayant sous les yeux, dans une attitude de relation hypnotique à ses étonnants grands cahiers (il semble coller ses partitions dessus selon ses programmes) : une attitude qui, toutes proportions gardées, fait curieusement penser au dernier... Richter. Peut-être encore plus que Jandó, ce pianiste relève d'une sorte de catégorie à part du style interprétatif, que j'aimerais bien rencontrer plus souvent dans notre monde malade de l'expression de soi extrapolée et de représentations fantasmées de significations. Un style... primitiviste, disons. Il est difficile de mieux rendre compte du fameux adage richterien : interpréter, c'est mal. Pris dans le sens de "laisser parler la musique" (ce qui suppose la totale domination technique et l'absence de toute compensation "expressive" ou "signifiante" quand cet idéal impossible s'éloigne trop), on prend avec Csalog à chaque minute une belle leçon d'éthique - ce n'est évidemment pas péjoratif : éthique et esthétique devraient recouvrir en musique exactement la même idée.
Notre sympathique primitif a ainsi beaucoup à offrir dans le Liszt le plus chargé en représentations bio-historiques et spirituelles (celui où Richter excellait le plus, d'ailleurs). Les Liszt communs aux deux programmes sont d'ailleurs parmi les plus réussis, même si Chasse-Neige ne tient pas entièrement la distance en termes de continuité de mouvement : il commence l'étude de façon magnifique, sans rien appuyer du chant et se concentrant sur l'intensité et la transparence du mouvement harmonique. Ses traits virtuoses sont remarquables (notamment la transition centrale culminant avec les gammes en sens contraire), mais ensuite la conduite perd un peu de son évidence, de sa force tranquille - c'était toutefois moins le cas à Bruxelles, tout simplement peut-être par le bénéfice d'une vraie acoustique de concert. Impressionnants, ses Sursum Corda (l'interprétation bartokienne paraîtrait presque joviale en comparaison) et Pensée des morts sont d'une austérité absolue, valorisant au mieux la dimension de retour perpétuel au même et de récitatif. Saint François d'Assise convainc presque autant, quoique là aussi les choses commencent superbement et connaissent de menues chutes de tension (dans un tempo général il est vrai retenu et dangereux),.Il est dommage qu'il ne joue pas les deux légendes, son extrême hiératisme paraissant plus adapté à Saint François de Paule. Mais les plus beaux Liszt, nonobstant les conditions d'écoute délicates, ont été ceux réservés à Paris, les plus dépouillées et intimes des Harmonies Poétiques et Religieuses. En particulier, cet Hymne de l'enfant à son réveil, pour lequel Ciccolini avait pourtant mis la barre extrêmement haut l'été dernier, et qui tourne si aisément à la bluette : ici, comme à La Roque, le miracle a encore lieu, ce murmure tout simple faisant seulement sourdre la naïve mélodie, et liant au même souffle les récitatifs. Dans Invocation, Ciccolini avait en revanche mis la barre beaucoup trop haut pour que l'on s'en approche de nouveau... ce n'est guère un reproche. Mais enfin, sa valse oubliée est une merveille, tout comme son Wiegenlied de rappel que vous pouvez écouter ici.
Les Ligeti bruxellois sont eux exempts de tous reproches et emplissent de joie ce qui aurait dû être un dimanche matin blasé et fatigué, quelques heures seulement après la cosmique soirée offerte par qui vous devinez. En virtuosité pure, rien n'est à redire, et, chose qui n'était pas forcément prévisible, au vu des deux heures et demi précédentes Csalog met un point d'honneur à conclure le récital au Bozar avec un spectaculaire panache, en offrant cette Colonne infinie, close avec une rage étonnante. Mais s'il fallait retenir une chose, ce serait l'autre chef d'œuvre qu'est Automne à Varsovie, débuté et développé au plus près de l'impossible transparence harmonique demandée par l'écriture (je connais peu de partitions aussi belles en soi, à regarder et méditer - voyez ces extraits), et amenée dans son cataclysme final à un formidable point de noirceur concentrée. Si sévère mais si humain, Csalog a bien le charme profond des primitifs, ce soit pour cela qu'en tous points il semble d'ailleurs sortir d'une autre époque.
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.
Les Ligeti bruxellois sont eux exempts de tous reproches et emplissent de joie ce qui aurait dû être un dimanche matin blasé et fatigué, quelques heures seulement après la cosmique soirée offerte par qui vous devinez. En virtuosité pure, rien n'est à redire, et, chose qui n'était pas forcément prévisible, au vu des deux heures et demi précédentes Csalog met un point d'honneur à conclure le récital au Bozar avec un spectaculaire panache, en offrant cette Colonne infinie, close avec une rage étonnante. Mais s'il fallait retenir une chose, ce serait l'autre chef d'œuvre qu'est Automne à Varsovie, débuté et développé au plus près de l'impossible transparence harmonique demandée par l'écriture (je connais peu de partitions aussi belles en soi, à regarder et méditer - voyez ces extraits), et amenée dans son cataclysme final à un formidable point de noirceur concentrée. Si sévère mais si humain, Csalog a bien le charme profond des primitifs, ce soit pour cela qu'en tous points il semble d'ailleurs sortir d'une autre époque.
Théo Bélaud
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.