∏ ∏ - ∏
- Beethoven Quatuor n°14 en ut dièse mineur, op. 131 - Quatuor n°16 en fa majeur, op. 135 - Grande Fugue en si bémol majeur, op. 133
- Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, le lundi 4 avril 2011
- Berg, Quatuor, op. 3 - Dutilleux, Ainsi la Nuit - Beethoven, Quatuor n°15 en la mineur, op. 132
- Quatuor Pražák : Pavel Hula, 1er violon : Vlasmitil Holek, 2nd violon ; Josef Kluson, alto ; Michal Kanka, violoncelle
Certes, on n'aura guère connu que les Pražák II, la première formation du quatuor ayant laissé place, avec le remplacement de Josef Pražák par Michal Kanka, à celle devenue célèbre en 1986, douze ans après sa constitution. Encore vingt-cinq ans plus tard, il ne reste donc plus de membre fondateur dans les voix extrêmes, mais seulement dans les voix intermédiaires. Le départ de Vaclav Remes, pour beaucoup d'admirateurs des Pražák sans doute, constitue une perte irréparable en regard de l'esprit de ce quatuor, de ce qui faisait son charme unique mais aussi sa dimension de repoussoir pour une part non négligeable de mélomanes. Les élans, voire foucades imprévisibles de ce primarius hors du commun quel que soit l'opinion que l'on pouvait avoir de lui (la mienne était, disons, intermédiaire et nuancée) étaient hélas devenues trop perméables au comportement de plus en plus aléatoire d'une main gauche capricieuse.
Dans ce qui était l'une des signatures les plus appréciables des Pražák ces dernières années - le 15e de Schubert -, Remes avait ému autant que fait souffrir à la Biennale 2010 de la Cité, alternant phrases et jaillissements inspirés, et passages à vide littéraux (les notes refusant purement et simplement de sortir malgré un archet toujours parfaitement fiable). Suivant les Pražák depuis près de dix ans, je n'avais jamais vu cela. Ce ne pouvait sans doute pas continuer. La très belle Nuit Transfigurée donnée ensuite, ce même soir, avec les Talich, aura donc été - on s'en doutait un peu -, le chant du cygne des Pražák de l'ère Remes. J'espère sincèrement que ce dernier pourra recouvrer ses moyens et réapparaître sur scène, dans une configuration ou une autre : nul doute qu'il y aura assez de monde pour venir le retrouver ce jour là.
J'ai toujours apprécié le Quatuor Kocian, du moins au disque - son apport au répertoire, par des premières ou l'établissement de standards interprétatifs modernes, est extrêmement considérable, notamment en ce qui concerne Haas, Bloch et Hindemith. Sa décapitation avec le recrutement de Pavel Hula en remplacement de Remes a, apparemment, signé son arrêt de mort, les Kocian n'ayant jamais préparé leur perpétuation par rajeunissement progressif comme d'autres quatuors de premier plan. C'est bien dommage, d'autant que les huit musiciens, amis de plus de trente ans qui jouaient souvent ensemble, se complétaient très bien, tant vis-à-vis des répertoires que du style. Le fait de cette complémentarité est sans doute à mettre en rapport avec la difficile intégration de Hula à la tête de ces Pražák III.
Commençons par la dimension technique : pour le moment, toutes choses égales par ailleurs, le gain en fiabilité du primarius est assez relatif. Durant ces deux concerts, les francs dérapages d'une à plusieurs mesures auront été assez nombreux, alors même que la prise physique de risques de Hula est sans commune mesure avec celle de Remes - à vrai dire, et ce n'est certes pas en soi un défaut, elle est inexistante. Dans l'opus 131 (mouvements pairs et surtout finale) et dans le Berg (développement central, à partir de 80 notamment), ces accidents laissent perplexe. Si les causes ne sont à l'évidence pas les mêmes (Hula rencontrerait des difficultés liées à un nouvel archet, et en outre a assez peu de pratique du répertoire qui a été ici présenté), on se demande ce qui a été gagné - ou compensé - en regard de ce qui a été perdu.
En l'occurrence, ce qui a été perdu est plus que la force intuitive, pour lunatique qu'elle fut, de Remes. C'est tout l'équilibre fondamental du quatuor qui est remis à plat - et on pourrait être tenté d'assumer le jeu de mots. Si Hula reste un violoniste appréciable par des qualités inverses à celles de Remes (sobriété, absence d'affèteries en toutes circonstances, rigueur et faculté d'effacement au profit des partenaires), il risque de lui manquer longtemps, voire de façon irrémédiable, la capacité d'entrainement qui était celle de son prédécesseurs. Première conséquence : la belle mécanique qui faisait marcher ensemble primarius et violoncelle est largement enrayée. Kanka et Remes entretenaient une relation de puissante piston (un peu incontrôlable) à catalyseur (infaillible, heureusement). L'extrême précision de l'un soutenait la liberté grande de l'autre, mais on se rend compte à présent que l'omniprésence discursive de Remes aidait sans doute Kanka à rester dans un cadre expressif minimaliste convenant parfaitement à son jeu intense par la droiture et une forme de profonde dignité. A présent, ce jeu, s'il a conservé toute a noblesse, paraît légèrement asséché, et surtout semble exhiber une prestance orpheline d'un contre-sujet spirituel. Son charme ne transparaît plus guère que dans sa complicité avec l'alto de Kluson - ainsi, une rémanence des anciens Pražák, rugueux, stylisés et gourmands, apparaît très nettement dans les apparitions du Sphynx du trio de l'opus 132.
On en vient là au cœur, c'est le cas de le dire, de la modification profonde qui est intervenue : la cohabitation souvent miraculeuse des extrêmes ne fonctionnant plus, le centre de gravité du quatuor s'est de façon aveuglante déplacé... au centre, précisément. A coup sûr, on y gagne une dimension parfois très favorable à l'expression naturelle des partitions. Sans être, loin de là, une grande vision de l'œuvre, l'exécution d'Ainsi la Nuit, tout de suite après le Berg, marquait un saut qualitatif étonnant. Parce que l'autonomie des voix et la dimension unitaire de la narration y est beaucoup plus développée que dans Berg, et que les la relative incapacité du primarius a prendre et conserver la parole y est nettement moins rédhibitoire. Il résulte une interprétation certes peu différenciée, assez pauvre en événements différenciant le caractère des mouvements ou leur déroulement interne (du moins par rapport à partie de la jeune tradition interprétative), mais pourtant... curieusement vivante.
C'est au fond un peu la même chose qui se passait dans le quatuor en ut dièse mineur, erratique, irrégulier en tension comme en maîtrise technique, trop timide en dynamiques (un comble pour les Pražák !), et intéressant essentiellement par la richesse des prises de parole de Holek et Kluson dans le thème et variations. On avait un peu oublié à quel point les deux derniers membres présents depuis 1974 étaient précieux dans l'équilibre d'un quatuor depuis longtemps discuté par le prisme de l'amour ou de la détestation de Remes. Dans l'opus 132 notamment (décidément assez mal loti cette saison, après les prestations encore plus pâles des Artemis et des Escher), Holek est souvent apparu comme le membre du quatuor le plus à même d'imprimer à l'ensemble du chant, de l'envie, de la vie rythmique, de l'intensité de respiration - ainsi, dans la coda du premier mouvement, où il jaillit avec une autorité qu'il n'osait sûrement pas aux côtés de Remes, ou dans la très belle manière de lancer puis de tenir le iambe du finale, malgré ici le manque frustrant d'appropriation du thème par Hula. Mais cela fait trop peu pour tenir de bout en bout le Heliger Dankgesang, loin d'être déshonorant certes, mais très loin aussi de ce que l'on peut espérer ici d'un des cinq quatuors les plus fameux en activité.
Ce qu'il y aura eu de meilleur, et de loin, au cours de cette matinée et de cette soirée, aura été la seconde partie du premier concert. Pour trois raisons. D'abord parce que c'est ici que l'on a retrouvé un peu plus de l'esprit capricieux et malgré tout presque toujours profond de ce quatuor que, même en alignant parfois les déceptions, on finissait toujours par réécouter. Ensuite parce que c'est presque uniquement pour ces opus 135 et 133 que Hula a retrouvé, apparemment, la possessions à peu près complète de ses moyens, ce qui n'en fait toujours pas un Remes de substitution, mais au moins en fait un primarius crédible de grand quatuor : au vu des grandes fragilités entendues un peu partout ailleurs, sa prestation dans les deux derniers mouvement du Seizième était surprenante d'autorité - et de fait, le concert jusque là honnêtement moyen est subitement devenu intense à partir de là. Enfin parce la présence et la qualité des voix intermédiaire est ici plus gratifiante que dans le quatuor en la mineur notamment, et évidemment encore davantage dans la Grande Fugue, qui contre toute attente m'a fait plus forte impression que la seule fois où j'ai entendu les précédents Pražák la jouer - un fort mauvais soir, il est vrai, de 2006. De quoi donner de l'espoir ? Avec tout cela mis bout à bout, pour être franc, je n'en ai pas la moindre idée. J'espère.
Théo Bélaud
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France