Ω
- Bruxelles, Conservatoire Royal, le samedi 26 mars 2011
- Bartók, Chants de Noël roumains, Sz. 57 ; Suite, op. 14, Sz. 62 - Liszt, La lugubre gondole, S. 200 ; En Rêve, S. 207 ; Mephisto-Waltz n°4, S. 216b ; Impromptu (nocturne) en fa dièse majeur, S. 191 - Bartók, En Plein Air, Sz. 81 - Liszt, Sonate en si mineur, S. 178
- Dezső Ránki, piano
Est-ce la main de dieu, est-ce la main du diable... Comme le chante Barbara dans Chapeau bas : peu importe, dit au fond la chanson, puisque le résultat est si beau. Et comme je ne crois ni à Dieu ni au Diable, je réponds de toute façon : ni l'un ni l'autre, ce sont bien sûr les deux mains de Ránki. Un jour la photo ci-dessus sera vue comme celles où Richter plaisante avec Serkin, serre la main à Michelangeli ou baise celle d'Annie Fischer. Comme celle de l'interaction fascinante de deux grands fauves reniflant l'aura de l'autre, aura à l'état déjà mythique à gauche, embryonnaire à droite. Ránki, au lieu de s'occuper un peu de sa carrière, a préféré passer les dernières années à préparer l'édition en quatorze disques des concerts hongrois de Richter, ce qui est très gentil de sa part mais n'est pas ce que l'on attend de lui. Ne perdons pas tout espoir : j'ai un ami qui empoigne pour de bon sa carrière soliste à soixante-deux ans, ce qui laisse donc un peu de temps à Ránki (qui deviendra sexagénaire en septembre prochain, aussi invraisemblable que celui puisse paraître).
La domination sans guère de partage de Ránki sur l'interprétation de Bartók dure bien depuis vint-cinq ans et ne semble pas devoir encore être remise en cause - dans la mesure, du moins, où comme depuis toujours la connaissance que l'on peut avoir de la jeune génération hongroise en-dehors de leur pays est plus que limitée : inexistante. L'écoute de la première partie de ce récital ressemble donc furieusement, dans sa forme, à celle de quatuors de Chostakovitch par les Borodine, d'œuvres de Schoenberg par Boulez ou de Bach par Koroliov. A ceci près, peut-être, que la dimension de confiance immédiate est ici plus absolue et, si l'on peut dire, intense, émouvante en soi. Ránki, pour qui sait sa valeur - quelque part entre le meilleur pianiste de sa génération et le plus grand pianiste vivant -, a en plus de ses facultés musicales hors-normes celle de faire sentir en quelques secondes, celles où il s'installe au piano, à l'auditeur un sentiment de sûreté totale, d'être entre les meilleures mains imaginables. Son apparition sur la belle scène du Conservatoire Royal n'a pas fait exception à cette règle.
Son Bartók, s'il devait être résumé en une phrase, est dans son aspect essentiel celui qui se rapproche le plus de celui joué par Bartók lui-même. Et quand on cherche des enregistrements, en-dehors de ceux de Ránki, susceptible d'animer le souvenir de ses concerts, on finit par s'arrêter à peu près exclusivement sur ceux du compositeur. Parce qu'ils sont les seuls à remettre au premier plan ce qui me parait être la seule vérité indiscutable sur la musique pour piano (et la musique en général) de Bartók : le chant y est premier, le rythme en est une composante qu'il n'est nul besoin d'affirmer quand on joue suffisamment bien pour que, comme trame qu'il est, il soit évident. Commencer le récital par les colindas, les chants populaires roumains plutôt que les bien plus célèbres danses roumaines (où seuls Bartók et Ránki chantent autant), est une réjouissante idée fixant d'emblée les enjeux esthétique de cette leçon intégralement magistrale d'interprétation bartokienne. D'autant que, joués avec cette incandescente poésie, et l'évidence de ligne qui caractérise tout ce que joue Ránki, ces chants sonnent comme des chefs d'œuvres absolus.
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C'est cette pureté de l'engagement qui est sublime peut-être entre toutes autres choses qui rendant ce pianiste inestimable. Et qui permet ce geste cosmique, de création du monde à travers la moindre sensation, vibration élémentaire dans la musique nocturne d'En Plein Air. La tension qui se dégage de ces pages, parmi les plus décisives de toute la musique de Bartók, pousse à un vertige au sens physique du terme, entrainant la sensation d'être suspendu aux fragments prosodiques du nocturne, au-dessus d'un grand vide.
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La description de ce qu'il fait, de là, est improbable et forcément trop faible. J'ai simplement illustré ici quelques uns des endroits où ce que j'ai entendu remet radicalement en cause la position de tout ce que je connaissais jusqu'alors (concerts, enregistrements) dans la Sonate en si mineur. Le plus immense étant sans doute le dernier choisi (avec la page précédente et la suivante : du chant, encore du chant, toujours du chant, rien que du chant, à faire pleurer les pierres et les ours dans l'extrait que je montre). C'est un peu le critère ultime qui discrimine les très grands, au fond : ceux qui comme Ránki nous font souvent repartir de zéro.
Théo Bélaud
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