Matsuev, le surplace à grande vitesse

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- Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le vendredi 20 mai 2011


- Schubert, Sonate n°14 en la mineur, D. 784 - Beethoven, Sonate n°23 en fa mineur, op. 57 - Liszt, Mephisto-Waltz n°1, S. 514 - Rachmaninov, Sonate n°2 en si bémol mineur, op. 36 (version 1931)


- Denis Matsuev, piano
Matsuev avait annulé son récital élyséen la saison passée, laissant sur le goût mitigé d'une soirée Schumann-Prokofiev inégale en 2009, qui résumait bien, au fond, le cas Matsuev, entre démonstrations de savoir-faire pianistique d'une rare distinction et effilochage incertain de la forme. Entre temps, le sibérien couronné par le Tchaikovsky de 1998 (donc coupable de condamner cruellement, pour la deuxième fois, Vadim Rudenko au simple podium et donc à l'injuste anonymat) avait offert au public parisien des prestations concertantes nettement plus convaincantes, dans Liszt et surtout Prokofiev. Ce Matsuev là, sûr de lui, altier et contrôlant l'usage de ses grands moyens, on ne l'a pas retrouvé, et étant donné que le présent concert laissait une impression de perplexité plus grande que le précédent, on en vient à se demander si on le trouvera un jour, en récital. 
Je ne partage pas vraiment l'opinion sans doute majoritaire, selon laquelle la seconde partie de ce programme aurait été plus satisfaisante que la première. En fait, je ne la partage pas du tout, car eu égard à ce qu'on pouvait attendre de Matsuev dans la sonate de Rachmaninov au moins, la déception aura été plus grande que dans les sonates classiques - dont le choix était on ne peut plus soviétique, richtero-gilelsien au possible. Pourtant, cette 2e, dans sa version raccourcie, moins absconse et plus ramassée formellement, aurait dû convenir au sens de la ligne que montre généralement Matsuev dans la musique russe, autant qu'elle devait flatter son rapport symphonique au clavier. Si les choses ont bien débuté, avec un lyrisme puissant sans excès de caractérisation pyrotechnique, et un second sujet très noblement traité, le fil se perdait contre toute attente dans le second mouvement, à cause d'une progression bien trop précoce, comme si l'envie de réaccélérer (précisément d'ailleurs où il est demandé de ralentir) et de faire revenir la dynamique à son maximum était irrépressible, incontrôlable chez Matsuev. Une fois ainsi rentré avec de gros sabots dans le développement, la romance centrale se dilate et devient illisible, tout comme le sera un finale passablement grossier, fait uniquement d'une surenchère dynamique dont l'unique mérite est, comme toujours avec Matsuev, de ne presque pas du tout détimbrer, chose qui ne manque pas d'impressionner toujours. 
Mais la performance, qui ne préserve pas l'exécution de certaines imprécisions par ailleurs, ne suffit pas, en tout cas n'est pas satisfaisante de la part d'un pianiste qui, au moins dans le répertoire russe était attendu comme un successeur des plus grands. Ce Rachmaninov là manque terriblement de sérieux en-dehors de son premier mouvement, et pour quelqu'un qu'on a auréolé à la suite de Berezovsky et Lugansky de la couronne russe suprême, c'est assez grave. La trivialité de discours des dernières pages, pour explosives qu'elles soient, et a fortiori le creux expressif du II malgré une polyphonie aussi dense qu'il est désirable, ramenaient cette seconde partie au rang d'un Volodos. Idem pour la Mephisto, intéressante à son originale entame (comme arythmique, volontairement sans caractérisation du rebond), et basculant elle aussi dans la plus totale inconsistance discursive au bout de, disons, sept pages. A partir de là et jusqu'à la fin, ce sera aussi autant de compensations cédées au spectacle : de plus en plus fort, de plus en plus vite - et là aussi, même pas pour un résultat immaculé. 
On mesure la gouffre probablement infranchissable qui sépare, dans une sonate de Rachmaninov comme dans la première Mephisto-Waltz, Matsuev de Berezovsky : un gouffre fait de classe, d'oreille, de sens du legato, d'intuition de la continuité. En clair, la différence entre un bon élève bien formé et un vrai virtuose. Mais ce qui est plus inquiétant pour Matsuev, c'est que dans l'ordre de la virtuosité primaire ou primale, il échoue aussi totalement, ici, à montrer quelque chose qui recélerait de plus grandes promesses. Buniatishvili aussi joue la Mephisto comme un ouragan, unitaire, pas forcément très subtile, sans aucun souci de classicisme, de réduction à l'essentiel de ligne : mais elle, avec une puissance et une facilité égales et sans doute supérieures à Matsuev, fait au moins entendre une ligne harmonique... et donc ce qu'elle pourrait faire de ce don par ailleurs. Ici, le potentiel des mains ne projette pas d'image de ce qu'il pourrait permettre, peut-être parce que l'oreille ne semble pas vraiment être derrière ce potentiel. Pourrait-il tourner alors autrement qu'à vide ? Du Volodos, sans le sentimentalisme, ou alors du Kissin, mais avec un beau piano, voilà ce que j'entends.

Comparativement donc, la première partie laissait un peu d'espoir, et rétrospectivement cela reste vrai. Au moins pour Schubert, l'Appassionnata ne laissant pas une impression mémorable malgré la beauté du piano (bien trop opulente, hélas) dans les variations. Variations qui, à l'exemple des Etudes Symphoniques il y a deux ans, traduisent cependant une limite dure, résistante à la bonne volonté de Matsuev dans ce répertoire. Ce n'est pas tant la forme comme forme qui parait échapper à ce pianiste (qui a dit qu'il était idiot ?) que le contrôle de la durée, de son rapport au temps. En exposant le thème des variations, Matsuev parait avoir passablement peur, se retient d'accélérer, joue trop fort alors même que rien n'est plus facile pour lui de jouer un pianissimo de grande densité. La concentration manque dès le départ, et il est alors évident qu'elle ne pourra pas être maintenu à partir de cette absence initiale : comme si, à défaut de disposer d'un filet de notes par milliers pour passer le temps, Matsuev appréhendait comme un funambule sans visibilité la traversée à venir. Harmoniquement traversés mais mal construits, les mouvements extrêmes ne convainquent guère davantage, mais au moins le I a-t-il quelque chose, une ressemblance, un air de famille avec un Beethoven de grand style, ce qui n'est pas vraiment le cas du finale, à l'image de celui de la 2e de Rachmaninov, toujous plus vite, toujours plus fort, jusqu'à une coda assez absurde - mais celle de Rachmaninov était encore plus absurde, en ce sens qu'elle aurait indifféremment pu arriver une page plus tôt ou plus tard.
Le Schubert est plus intéressant, au moins pianistiquement. Dans la forme, le premier mouvement dénote autant que le reste le manque d'habileté (je ne parlerais donc pas d'incapacité, plutôt de maladresse latente et permanente) de Matsuev face aux logiques discursives. Mais au moins écoute-t-on les thèmes pour ce qu'ils sont, et différencie-t-on l'écoute des uns et des autres, dans la mesure où leur caractérisation pianistique diffère. Pas de diachronie, mais au moins un début de dissociation, de présentation d'un matériau dont on peut... imaginer l'usage constructif. Celui-ci serait mis en œuvre, sans doute, si Matsuev ne montrait pas une difficulté chronique à user des nombreux silences de la partition (à commencer par ceux précédent la reprise, non observée comme toutes celles du programme, et ceux précédent la coda). 
La suite constitue le quart d'heure le plus plaisant du récital, et montre un jeu tendant presque continuellement vers son meilleur jour. La densité pourtant toute en retenue du piano sur le thème majeur du premier mouvement trouve un emploi permanent dans le II, et montre le Matsuev capable des plus grandes richesses sans hausser le ton - et quels trilles ! Le finale est lui tout à fait remarquable, joué d'un bloc dans la plus pure tradition soviétique qui a institué cette sonate comme cheval de bataille officiel, avec un sens consommé de la respiration harmonique globalisée. Cette fois le thème majeur est joué de façon franchement admirable, sans aucune intentions décelables, avec beaucoup de simplicité et de distinction, sans ralentir, presque sans accélérer. Les appoggiatures de main gauche grondent avec la précision et la présence de timbales, mais sans que cela ne paraisse du tout ostentatoire, pour une fois, car tous les éléments sont ici subsumés au mouvement harmonique. Quel dommage que les quatre derniers accords (voire le dialogue d'octaves les précédant) rompent soudaine avec cette classe générale. Du Matsuev tout craché en somme. S'il pouvait jouer un programme entier comme ses II et III de la 784, ma foi... au moins saurait-on où il va.