Le jardin désenchanté

V
- Paris, Cité de la musique, le mercredi 15 juin 2011

- Corelli, Concerto grosso enmajeur, op. 6 n°4 - Conti, Cantate « Languet anima mea » -  Torelli, Concerto enmineur pour violon, cordes et basse continue - Bach, Psaume 51 « Tilge, Höchster, meine Sünden” BWV 1083, d’après le Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi

- Roberta Invernizzi, soprano 
- Bernarda Fink, mezzo-soprano
- Stefano Bernaschi, violon solo
- Il Giardino Armonico
- Giovanni Antonini, direction

5ème Biennale d’art vocal : voilà sous quelle appellation a été rassemblée une quinzaine de concerts à la Cité de la musique, allant du récital de lieder à un opéra de Monteverdi en version de concert, des grosses machines chorales (Requiem allemand, Gurre Lieder) à une chorale enfantine. Quelle sorte de bilan pourra t’on sortir de ce salmigondis où une fois de plus, on nage en plein confusionnisme ? En tout cas, le concert dont nous rendons compte ici s’inscrivait très bizarrement dans cette proposition puisque la vedette en était un ensemble instrumental, Il Giardino Armonico.

Avouons-le, nous avons beaucoup aimé cet ensemble. Après une grosse vingtaine d’années (les 70 et 80) où jouer de la musique des 17ème et 18ème de manière historiquement informée semblait le domaine réservé des ensembles britanniques, néerlandophones et autrichiens, l’arrivée des musiciens milanais, un peu au même moment que celle de Fabio Biondi et de son Europa galante, constitua un vrai coup de tonnerre dans le monde du baroque. C’est comme si le soleil venait réchauffer ces vieux manuscrits, redonnant des couleurs et des contrastes là où d’autres semblaient essentiellement concentrés sur la facture instrumentale. Cette période, grosso modo les années 90, aboutit à toute une série d’enregistrements Vivaldi qui firent date. Ensuite, comme de nombreuses institutions italiennes, Il Giardino Armonico connut de gros problèmes de financement et leurs apparitions et disques se raréfièrent, avec de temps à autre, quelques belles surprises comme les concertos pour violon de Vivaldi réalisés avec Viktoria Mullova.

Le concert donné à la Cité avait pour ambition de montrer les liens que Johann Sebastian Bach avait tissés avec l’environnement musical italien de l’époque. Si on connaît bon nombre des transcriptions de concertos de Vivaldi, Legrenzi ou Corelli réalisées pour les différents types de clavier et pour des ensembles instrumentaux, force est de reconnaître que la parodie exécutée d’après le célébrissime Stabat Mater de Pergolèse n’est pas encore entrée dans le répertoire courant. C’est le Cantor de Leipzig lui-même qui germanisa l’oeuvre mariale en greffant les paroles du Psaume 51 (ou 50 dans la Vulgate) sous le titre « Tilge, Höchster, meine Sünden » (Efface, ô mon Dieu, mes péchés). Redécouverte fort tardivement (après la seconde guerre mondiale), cette œuvre parvient, en dépit du double transfert, à conserver son caractère de lamento contritionnel, genre où Bach excelle. D’où vient pourtant que la sauce ne prend pas dans ce concert ?

D’une part, l’allemand charabiesque de Roberta Invernizzi, formidable chanteuse au demeurant, fut un énorme handicap pour entrer dans ce texte qui parle de transfiguration génératrice de regain d’âme. On ne dira jamais assez que, contrairement à l’idée reçue, les textes chantés dans la musique sacrée baroque ont une vraie signification et doivent mobiliser un sens de la rhétorique. Roberta Invernizzi, si irréprochable quand il s’agit de chanter en italien ou en latin, était trop à côté du sujet ici. Ce d’autant que Bernarda Fink, dans la partie de mezzo, atteint l’excellence habituelle : beauté du timbre, virtuosité technique et émotion naturelle découlant d’une diction parfaite et d’une projection des mots sans défaut.Mais, au-delà des prestations vocales hétérogènes, le gros hic fut ce qu’Il Giardino Armonico, sous la direction de Giovanni Antonini, fit de l’accompagnement. Un sort réservé, non pas à chaque mesure, mais à chaque note, une décharge d’accents sans doute pour mieux souligner le caractère contritionnel de l’œuvre, des tempi systématiquement excessifs (souvent un peu trop rapides, mais surtout beaucoup trop lents et lourds), bref, la confrontation un peu improbable entre le génial Bach et le doucereux Pergolèse aboutit à une grosse machine indigeste qui ne contribuera certes pas à souhaiter réentendre cette parodie de sitôt.

En apéritif, le très beau concerto grosso opus 6 n°4 de Corelli fut aussi l’occasion pour Antonini et ses musiciens de marteler le moindre accent, laissant de côté l’immense poésie des mouvements lents, et ce en dépit d’une virtuosité instrumentale hors pair de Stefano Bernaschi et Marco Bianchi. Est-ce pour compenser le non-respect du nombre d’instrumentistes pour lequel ces œuvres furent composées, qu’il fallût gonfler les traits, les phrasés ? Le concerto pour violon en ré mineur de Torelli, uniquement occupé de faire briller le soliste, constitua la seule bonne séquence de ce concert, Bernaschi, débarrassé des contraintes imposées par Antonini, y déployant une technique et une musicalité de toute beauté.
Entre les deux concertos, Roberta Invernizzi, décidément en petite forme, récita la partition d’une jolie cantate de Francesco Bartolomeo Conti (revue par Bach mais donnée dans sa version originale), ne parvenant pas à nous émouvoir dans cette supplique d’une âme à Dieu, tout à fait dans l’esprit de la célèbre statue de Ste Thérèse d’Avila par le Bernin.

Un bien curieux concert dont on chercherait vainement la raison d’être, si ce n’est qu’il fallait combler un trou dans la programmation d’une Biennale d’art vocal faite de brics et de brocs. Je profite d’ailleurs de l’occasion, car ce concert était assez archétypique du problème soulevé, pour partager avec vous l’excellent papier rédigé par Jean-Christophe Pucek sur son blog Passée des arts, dont je recommande chaudement lecture et consultation régulières.


Philippe Houbert