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- Schubert, Symphonie n°3 en ré majeur, D. 200 - Schubert arr. Liszt, Wandererfantasie, D.760/S. 653 - Sibelius, Symphonie n°2 en ré majeur, op. 43
- Peter Rösel, piano
- Orchestre National de France
- Manlio Benzi, direction
Curieux concert, et étrange sentiment quand on constate à quel point il s'en faut de peu pour qu'une soirée oscille davantage du côté de l'anecdote ou de la grandeur. Surtout quand elle reste balancée en équilibre entre les deux. Si Kurt Masur était venu diriger la seconde partie Liszt initialement prévue, en plus de retrouver son vieux complice, quelle mémorable concert du Natinal cela aurait-il été, sans doute - un dans l'année, cela n'aurait pas été du luxe ; si un pianiste lambda avait pris la place de Peter Rösel, comme ce même concert aurait été laissé à l'abandon total.
Curieux concert, où toutes les composantes du programme recueillait un succès certain et presque parfaitement égal (la symphonie de Schubert, forcément, un peu moins), sans aucun égard pour la surréaliste disproportion de classe entre les protagonistes. Mais cela, encore, on y est habitué.
Très étrange soirée, enfin, pour le sentiment diffus qu'elle laisse : voir Peter Rösel généreusement applaudit par le public du TCE, sans jamais vraiment réussir à croire que ce petit triomphe pourrait être la première étape d'un retour en grâce, ou même d'une simple réhabilitation. Combien dans la presse spécialisée, et dans les grands quotidiens se sont fait l'écho de l'événement considérable que constituait la réapparition sur une grande scène parisienne du plus grand pianiste allemand des quarante dernières années ? Qui a seulement informé le public parisien que celui-ci traversait depuis la chute du mur de Berlin un désert fait de festivals de quatrième zones (pas forcément de musique classique...) et de quelques invitations à jouer de temps à autre, confidentiellement, les... trente-deux sonates de Beethoven ? On n'oserait demander à ce que soit révélé la raison, honteuse, misérable de cette placardisation, qui apporte une preuve matérielle de plus au dossier déjà assommant depuis soixante ans de la déliquescence musicale de ce que l'on appelle encore l'Allemagne - ce pays qui, non content de nous imposer sa monnaie et son modèle de démocratie, de s'être suicidé ethno-musicalement et maintenant énergétiquement, a en plus le toupet de nous refiler des Lars Vogt au lieu de faire jouer Rösel.
Heureusement, quelques bonnes fées s'affairent encore pour préserver ce joyau laissé à la poussière : Masur, évidemment, qui l'a fait jouer un superbe 1er Concerto de Mendelssohn au Gewandhaus de Leipzig, il y a une dizaine d'années semble-t-il, d'après la vidéo au bas de ce billet. Les enfants Sanderling, qui ont fait des pieds et des mains, et sans doute mis et fait mettre la main à la poche pour lui organiser des concerts aux États-Unis et au Japon - pays où il donne finalement l'essentiel de ses récitals aujourd'hui. De sa splendeur en RDA, il n'a gardé que son poste d'enseignant à Dresde. D'où une interrogation légitime comme on peut en avoir vis-à-vis de tant de maîtres ayant connu leur heure de gloire (voire leurs décennies) et réfugiés dans une routine pédagogique, loin des grandes scènes et de la pression de leur circuit : Rösel a-t-il encore les moyens du temps où il jouait tout Brahms ou Rachmaninov avec une solidité que pouvaient lui envier bien de ses anciens camarades du Conservatoire de Moscou ?
La réponse est oui, et plutôt dix fois qu'une. D'abord, parce que faire toutes les notes de la Wanderer est pour Rösel une formalité qui s'accomplit avec une marge de contrôle que connaissent très, très peu de pianistes auxquels est accolée l'étiquette de virtuose. Ensuite parce que ce que je voulais croire sans en être du tout certain se révélait entièrement vrai : le son perçu immédiatement à l'écoute de la quasi totalité des disques Berlin Classics n'es pas le vrai son de ce pianiste. Pas du tout, même : ais-je souvent entendu des accords d'ut majeur aussi solaire, je ne le crois pas. La dureté ou la sécheresse sont inexistantes dans ce jeu dans lequel la notion de puissance n'est pas séparable de celle de chaleur et de densité.
Ce qui frappe d'entrée est le formidable équilibre harmonique de son jeu. Ce n'est pas une densité harmonique spectaculaire, car Rösel n'a jamais fait partie de ces pianistes plus ou moins géniaux dans le maniement du timbre, dans la vocalisation et la projection du son. Lui se contente d'une présence, simple et généreuse, sans aucun artifice, fondée sur des accords d'un équilibre souverain et une lisibilité polyphonique d’absolument tous les instants. C'est un son superbe au sens le plus premier : un son de piano sans valeur ajoutée certes, mais d'une sorte de bon sens musical confondant.
Rien n'a changé par ailleurs dans la personnalité du Rösel à la fois strict et pourtant flamboyant que le fameux cycle Brahms nous a révélé. La conduite est droite sans être raide ou compartimentée, car la respiration est d'un merveilleux naturel. Sommet, de très loin, de cette soirée, l'exposé du II et ses premières variations que Liszt a eu la bonne idée de ne pas toucher : leçon de continuité et d'économie absolue de moyens. Rösel ne construit pas mais a les moyens de laisser le chant se déployer sans qu'on ne le sente s'ajouter. Pourquoi bouger ou caractériser quand tout affleure et se met à frémir de soi-même, par le simple pouvoir de la noblesse de ton - immense ici - ? Tout cela frappe car une fréquentation assidue de la généreuse discographie röselienne ne permettait pas vraiment à l'oreille d'anticiper cette classe-là : un grand monsieur injustement ostracisé, oui, un tel grand tout court, non. Car on ne dira rien non plus de la beauté saisissante de chaque arpège, chaque gamme, bref, d'une poésie qui ne se décrit pas parce qu'elle n'est vraiment pas loin d'être du niveau, dans cette musique, de celle d'une Virsaladze (avec qui il partage l'inestimable héritage de l'enseignement d'Oborin) ou d'un Ranki, ni plus car c'est impossible, mais à peine moins.
Faut-il préciser, surtout en disposant du Mendelssohn ci-dessous, que l'articulation est ici réduite à sa plus minimale nécessité, que ces grandes mains épaisses, burinées, impose leur autorité en bougeant aussi peu qu'imaginable, et qu'une fois de plus il nous est rappelé que la noblesse est le résultat de données physiques, et qu'il n'y a pas de méta-noblesse ? Il y a la grandeur d'un savoir-faire d'école, de tradition, cela, oui.
Consternant, le reste du concert ne vaut vraiment pas que l'on s'y attarde ici. Compte-tenu de la bonne humeur (quoiqu'un peu désespérée, en fait) produite par la prestation de Rösel, l'incroyable médiocrité du National dans les deux symphonies relevait de la pure anecdote (cela faisait pourtant un drôle de beau programme), tout comme la direction d'un improbable vide de Manlio Benzi (qui n'aura même pas eu l'élémentaire égard d'un salut en solo après Sibelius, mais c'est bien le seul fait du concert dont on ne saurait faire grief au National). On aurait simplement aimé que, passé le premier mouvement et l'exposé du second de la Wanderer, l'orchestre, au moins ses cors, s'abstiennent plutôt que toute autre chose. Enfin, allons au bout du raisonnement : à partir de là, nous étions plusieurs à nous demander pourquoi diable c'était la version concertante de l’œuvre qui était donnée, et pourquoi la suite du concert n'était pas constituée, par exemple, de la sonate en ut de Brahms.
Le public a aimé, donc, mais a dû oublier depuis, puisqu'on ne lui en parle sur aucune des deux radios de culture musicale concurrentes, ni dans les mensuels de Berlusconi ou Lagardère, ni dans les quotidiens de Pigasse ou Dassault, et que de toute façon, le grand pianiste berlinois (allez, on va dire allemand) en résidence à la Philharmonie la saison prochaine, c'est Lang Lang, je vous le rappelle. Et Rösel peut continuer à enregistrer (mais si...) son intégrale Beethoven, face à Lisitsa, ça ne pèsera pas lourd.
Vous pouvez cependant, peut-être, tenter de vous rendre utile, surtout si vous vivez en province, si possible profonde, si possible avec un maire divers-droite un peu sénile, en convaincant celui de ses bras-droits qui se pique d'organisation de concerts classiques dans l'église du coin, que pour le grand raout annuel du nettoyage de printemps de la maison de repos, eh bien, il pourrait inviter Peter Rösel. Si les notables du coin sont cocos, jouez sur la corde ost-algique, ça devrait marcher aussi. De toute façon, comme ils n'y connaissent rien, il vous croiront. Et même si je n'en suis pas sûr, tentez l'argument massue : non seulement (puisque cela les inquiétera forcément), il y aura beaucoup moins de fausses notes qu'avec n'importe quel jeune français dans le vent, mais en plus cela leur coutera deux fois moins cher. Au moins.
Et sinon, vous pouvez toujours acheter ses disques, (3 euros pièce dans les bacs d'occasion en moyenne) et aller sur son site, on y apprend plein de noms de patelins où il joue, que l'on n'aurait jamais connu sans cela. Gardons le sourire, sans aigreur si possible, et écoutons de la bonne musique ci-après, dans la meilleure des interprétations qui se puisse rêver après Serkin, et sans doute une des plus belles vidéos de concerto jamais captées.
Curieux concert, où toutes les composantes du programme recueillait un succès certain et presque parfaitement égal (la symphonie de Schubert, forcément, un peu moins), sans aucun égard pour la surréaliste disproportion de classe entre les protagonistes. Mais cela, encore, on y est habitué.
Très étrange soirée, enfin, pour le sentiment diffus qu'elle laisse : voir Peter Rösel généreusement applaudit par le public du TCE, sans jamais vraiment réussir à croire que ce petit triomphe pourrait être la première étape d'un retour en grâce, ou même d'une simple réhabilitation. Combien dans la presse spécialisée, et dans les grands quotidiens se sont fait l'écho de l'événement considérable que constituait la réapparition sur une grande scène parisienne du plus grand pianiste allemand des quarante dernières années ? Qui a seulement informé le public parisien que celui-ci traversait depuis la chute du mur de Berlin un désert fait de festivals de quatrième zones (pas forcément de musique classique...) et de quelques invitations à jouer de temps à autre, confidentiellement, les... trente-deux sonates de Beethoven ? On n'oserait demander à ce que soit révélé la raison, honteuse, misérable de cette placardisation, qui apporte une preuve matérielle de plus au dossier déjà assommant depuis soixante ans de la déliquescence musicale de ce que l'on appelle encore l'Allemagne - ce pays qui, non content de nous imposer sa monnaie et son modèle de démocratie, de s'être suicidé ethno-musicalement et maintenant énergétiquement, a en plus le toupet de nous refiler des Lars Vogt au lieu de faire jouer Rösel.
Heureusement, quelques bonnes fées s'affairent encore pour préserver ce joyau laissé à la poussière : Masur, évidemment, qui l'a fait jouer un superbe 1er Concerto de Mendelssohn au Gewandhaus de Leipzig, il y a une dizaine d'années semble-t-il, d'après la vidéo au bas de ce billet. Les enfants Sanderling, qui ont fait des pieds et des mains, et sans doute mis et fait mettre la main à la poche pour lui organiser des concerts aux États-Unis et au Japon - pays où il donne finalement l'essentiel de ses récitals aujourd'hui. De sa splendeur en RDA, il n'a gardé que son poste d'enseignant à Dresde. D'où une interrogation légitime comme on peut en avoir vis-à-vis de tant de maîtres ayant connu leur heure de gloire (voire leurs décennies) et réfugiés dans une routine pédagogique, loin des grandes scènes et de la pression de leur circuit : Rösel a-t-il encore les moyens du temps où il jouait tout Brahms ou Rachmaninov avec une solidité que pouvaient lui envier bien de ses anciens camarades du Conservatoire de Moscou ?
La réponse est oui, et plutôt dix fois qu'une. D'abord, parce que faire toutes les notes de la Wanderer est pour Rösel une formalité qui s'accomplit avec une marge de contrôle que connaissent très, très peu de pianistes auxquels est accolée l'étiquette de virtuose. Ensuite parce que ce que je voulais croire sans en être du tout certain se révélait entièrement vrai : le son perçu immédiatement à l'écoute de la quasi totalité des disques Berlin Classics n'es pas le vrai son de ce pianiste. Pas du tout, même : ais-je souvent entendu des accords d'ut majeur aussi solaire, je ne le crois pas. La dureté ou la sécheresse sont inexistantes dans ce jeu dans lequel la notion de puissance n'est pas séparable de celle de chaleur et de densité.
Ce qui frappe d'entrée est le formidable équilibre harmonique de son jeu. Ce n'est pas une densité harmonique spectaculaire, car Rösel n'a jamais fait partie de ces pianistes plus ou moins géniaux dans le maniement du timbre, dans la vocalisation et la projection du son. Lui se contente d'une présence, simple et généreuse, sans aucun artifice, fondée sur des accords d'un équilibre souverain et une lisibilité polyphonique d’absolument tous les instants. C'est un son superbe au sens le plus premier : un son de piano sans valeur ajoutée certes, mais d'une sorte de bon sens musical confondant.
Rien n'a changé par ailleurs dans la personnalité du Rösel à la fois strict et pourtant flamboyant que le fameux cycle Brahms nous a révélé. La conduite est droite sans être raide ou compartimentée, car la respiration est d'un merveilleux naturel. Sommet, de très loin, de cette soirée, l'exposé du II et ses premières variations que Liszt a eu la bonne idée de ne pas toucher : leçon de continuité et d'économie absolue de moyens. Rösel ne construit pas mais a les moyens de laisser le chant se déployer sans qu'on ne le sente s'ajouter. Pourquoi bouger ou caractériser quand tout affleure et se met à frémir de soi-même, par le simple pouvoir de la noblesse de ton - immense ici - ? Tout cela frappe car une fréquentation assidue de la généreuse discographie röselienne ne permettait pas vraiment à l'oreille d'anticiper cette classe-là : un grand monsieur injustement ostracisé, oui, un tel grand tout court, non. Car on ne dira rien non plus de la beauté saisissante de chaque arpège, chaque gamme, bref, d'une poésie qui ne se décrit pas parce qu'elle n'est vraiment pas loin d'être du niveau, dans cette musique, de celle d'une Virsaladze (avec qui il partage l'inestimable héritage de l'enseignement d'Oborin) ou d'un Ranki, ni plus car c'est impossible, mais à peine moins.
Faut-il préciser, surtout en disposant du Mendelssohn ci-dessous, que l'articulation est ici réduite à sa plus minimale nécessité, que ces grandes mains épaisses, burinées, impose leur autorité en bougeant aussi peu qu'imaginable, et qu'une fois de plus il nous est rappelé que la noblesse est le résultat de données physiques, et qu'il n'y a pas de méta-noblesse ? Il y a la grandeur d'un savoir-faire d'école, de tradition, cela, oui.
Consternant, le reste du concert ne vaut vraiment pas que l'on s'y attarde ici. Compte-tenu de la bonne humeur (quoiqu'un peu désespérée, en fait) produite par la prestation de Rösel, l'incroyable médiocrité du National dans les deux symphonies relevait de la pure anecdote (cela faisait pourtant un drôle de beau programme), tout comme la direction d'un improbable vide de Manlio Benzi (qui n'aura même pas eu l'élémentaire égard d'un salut en solo après Sibelius, mais c'est bien le seul fait du concert dont on ne saurait faire grief au National). On aurait simplement aimé que, passé le premier mouvement et l'exposé du second de la Wanderer, l'orchestre, au moins ses cors, s'abstiennent plutôt que toute autre chose. Enfin, allons au bout du raisonnement : à partir de là, nous étions plusieurs à nous demander pourquoi diable c'était la version concertante de l’œuvre qui était donnée, et pourquoi la suite du concert n'était pas constituée, par exemple, de la sonate en ut de Brahms.
Le public a aimé, donc, mais a dû oublier depuis, puisqu'on ne lui en parle sur aucune des deux radios de culture musicale concurrentes, ni dans les mensuels de Berlusconi ou Lagardère, ni dans les quotidiens de Pigasse ou Dassault, et que de toute façon, le grand pianiste berlinois (allez, on va dire allemand) en résidence à la Philharmonie la saison prochaine, c'est Lang Lang, je vous le rappelle. Et Rösel peut continuer à enregistrer (mais si...) son intégrale Beethoven, face à Lisitsa, ça ne pèsera pas lourd.
Vous pouvez cependant, peut-être, tenter de vous rendre utile, surtout si vous vivez en province, si possible profonde, si possible avec un maire divers-droite un peu sénile, en convaincant celui de ses bras-droits qui se pique d'organisation de concerts classiques dans l'église du coin, que pour le grand raout annuel du nettoyage de printemps de la maison de repos, eh bien, il pourrait inviter Peter Rösel. Si les notables du coin sont cocos, jouez sur la corde ost-algique, ça devrait marcher aussi. De toute façon, comme ils n'y connaissent rien, il vous croiront. Et même si je n'en suis pas sûr, tentez l'argument massue : non seulement (puisque cela les inquiétera forcément), il y aura beaucoup moins de fausses notes qu'avec n'importe quel jeune français dans le vent, mais en plus cela leur coutera deux fois moins cher. Au moins.
Et sinon, vous pouvez toujours acheter ses disques, (3 euros pièce dans les bacs d'occasion en moyenne) et aller sur son site, on y apprend plein de noms de patelins où il joue, que l'on n'aurait jamais connu sans cela. Gardons le sourire, sans aigreur si possible, et écoutons de la bonne musique ci-après, dans la meilleure des interprétations qui se puisse rêver après Serkin, et sans doute une des plus belles vidéos de concerto jamais captées.
Théo Bélaud
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.