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- Brahms, Sonate n°1 en ut majeur, op. 1 ; Variations sur un thème de Paganini, op. 35 (1er cahier) - Chopin, Scherzo n°3 en ut dièse mineur, op. 39 - mazurkas op. 6 n°1, op. 17 n°1, op. 7 n°3, op. 33 n°2, op. 68 n°2 - Polonaise-fantaisie en la bémol majeur, op. 61 - valses op. 64 n°3, op. posth en mi bémol majeur, op. 70 n°1
- Boris Berezovsky, piano
Le Brahms de Berezovsky ! Un fantasme d'amoureux de Boris parmi d'autres, mais à géométrie variable. Un concerto, pourquoi pas, même s'il y parait fondamentalement à contre-emploi, il en ressortira toujours quelque chose de rare et précieux. Les Paganini, allégées, désaccentuées au possible, à la même forme de tension que ses Chopin ou que ses... Diabelli (les variations). C'est ce qui semble le plus aller de soi. Pour les cahiers tardifs, on imagine de grandes choses, en particulier dans l'opus 119, et sans doute l'opus 76 : on patientera. Ce que l'on imaginait vraiment le moins, c'était le jeune Brahms, le rude, l'über-viril, le brut de décoffrage venant à vingt ans en remontrer à Schumann tant sur la force de pensée formelle que sur l'audace d'écriture virtuose : les trois sonates, les ballades. Et s'il y avait une œuvre où l'on n'attendait pas celui qui file de plus en plus droit à l'opposé d'une certain tradition soviétique, c'est bien la sonate en ut majeur, chasse gardée royale de Richter, que seule Virsaladze a eu la légitimité de fouler par la suite (mais comment).
Rien que pour cette singularité, cette étrangeté de programme (et par ailleurs le fait que Berezovsky présentait à Meslay pour la toute première fois l'opus 1 de Brahms au public), la sonate représentait un enjeu passablement grave de ce récital, pour tous ceux en tout cas qui suivent fiévreusement les évolutions du répertoire du pianiste au talent le plus faramineux de sa génération. Je n'osais trop y croire, pour ma part, avant le concert, et craignais une forme de quasi provocation : en forme d'extrême épure, de lissage dynamique corrélé à une célérité excessive à tous les mouvements, sur le mode de tant de pages que Berezovsky joue maintenant (comme cette saison sa Wanderer) comme dans une quête d'un paradis perdu de l'âge d'or du piano, où les intentions, les appuis, les accents, les phrasés, tout ce qui relève de la grossièreté velléitaire deviendraient totalement superflus. Or, il n'en a presque rien été, et à un point assez étonnant. De là à dire que cette 1e Sonate fut richterienne, il y a un pas que l'on franchirait plus facilement si n'était la représentation, devenue assez résistante avec le temps, d'un Boris définitivement rebelle et à la recherche d'un autre héritage que celui qu'on lui a légué. Cela n'empêche qu'il y a sans doute une part de vérité dans cette image simplifiée.
D'abord parce que les dynamiques ne sont en rien lissées, alors que l'on découvrait à la (dé)faveur de la scène surmontant l'auditoire le très singulier jeu de pédale de Berezovsky, tantôt faisant cohabiter à l'extrême la douce et la forte (suscitant une résonance presque paradoxale sur deux cordes), tantôt libérant les deux pieds de toute intervention. La sécheresse acoustique (que son enregistrement au même endroit, il y a deux ans, de la sonate de Liszt n'avait hélas pu compenser comme on su le faire d'autres labels que Mirare en d'autres temps) ne peut faire perdre de vue la fascinante richesse des variations de climats sonores proposées. Certes, tout est encore loin d'être porté au point d'autorité auquel on a été habitué par Boris dans Chopin ou Rachmaninov, ne serait-ce que parce que la partition n'est encore assimilée que de justesse. Dans le finale, les dernières montées de tierces de chaque groupe lui échappent encore, cette fois parce que la balance entre éthique de la décontraction et assurance des notes penche évidemment en faveur de la première. Et quelques autres vétilles ici et là.
Car l'essentiel s'impose : la forme tient debout dans le premier mouvement, le pathos de cette écriture trouvant un écho finalement très naturel dans l'absence de toute sophistication de son interprète. A ne charger les thèmes d'aucune signification de renforcement, leurs relations apparaissent dans la nudité que Brahms leur a imposé, à eux comme à leurs relations si serrée, inconfortable. Le tempo n'est pas si rapide : il est dans la moyenne rapide, et Berezovsky ne s'évertue pas à fondre le discours en cours (de grand fleuve) comme il sait si bien le faire dans Rachmaninov. Les arêtes formelles sont là, les écarts dynamiques rendus à leur brutalité, et tout cela chante, évidemment pas sur un saut d'octave ou un contrepoint orageux de basses, mais sur la durée, la traversée unifiant le matériau. Il faut bien le dire : cela chante d'une manière qui ressemble à Richter comme jamais Berezovsky, sans doute, n'a ressemblé à Richter. Il ne serait sûrement pas ravi de le lire, mais il peut aussi admettre qu'il y a pire insulte, du moins je l'espère. Dans les mouvements pairs, en tout cas, échapper au rapprochement devient difficile - même si un tel rapprochement devrait rester une singularité dans la carrière de Berezovsky.
Comme souvent avec Boris dans le classicisme tardif et le romantisme, le mouvement lent atteint des sommets de poésie supérieure, dans un style qui, aujourd'hui, lui est certes propre, entièrement fait de fluidification, d'effacement de tous les filtres psychologiques. Ce qui relève de sa dimension la plus lupienne, de dématérialisation de l'articulation et d'ultra densification des mouvements harmoniques, est ici à son zéntih : car son andante est formidablement solaire, pas par joie mais par permanence de sa noblesse, par sa dignité. La réduction de la variation en triolets de doubles ornementées (où l'ornement est toujours intégré dans le continuum de la battue, sans aucune aspérité pour le coup) au strict murmure harmonique fonctionne sur le même mode que quand Berezovsky joue la valse en la mineur de l'opus 34 de Chopin : comme gigantesque surplus de tension lyrique, par la simplification, dont la profondeur se révèle à son apogée dans le passage ci-illustré, à l'éclairage bouleversant de l'éphémère consolation du la bémol majeur.
Son final est donc un work in progress : mais ce qui compte, et compte doublement avec ce pianiste-là, est la qualité déjà évidente des intuitions, qui ne peuvent que faire espérer que l'on réentendra souvent l'opus 1 sous ses mains. La cohérence se cherche encore quelque peu ici, mais pour les beautés incandescentes sorties des sections intermédiaires, en particulier celle en sol majeur, et pour une coda franchement plus que richterienne que nature, d'un flot infini de chant, cette première est une réussite qui dépasse de loin d'incertaines espérances. Ici comme dans l'andante, c'est bien le Boris le poète qui parle.
A peu près tout le reste, loin d'être moins important dans la progression lyrique de ce récital, mais porteur d'un questionnement plus facile et détendu, s'est trouvé au niveau attendu. Les Paganini, bien sûr, quoique bizarrement amputées de la première variation (avec beaucoup d'autres pianistes, on aurait spéculé sur un évitement pur et simple des terribles sixtes et tierces empilées, mais là il doit y avoir une autre explication : peut-être bien qu'il a oublié de la jouer ; ou qu'il trouve que cette variation fait un peu trop musique allemande sérieuse pour Richter, et que le poète n'a rien à y dire - pourquoi pas). Quoiqu'il en soit, on retrouve ici l'autorité pianistique d'un Rudenko, sa densité et sa clarté, mais avec une dimension certainement moins massive, tant dans le son que dans la logique d'enchainement des variations, que Berezovsky caractérise, l'air de rien, davantage : on passe du franchement dantesque (var. 7) à un esprit où le sentimental s'accompagne d'une sorte de distance all'humoreske (var. 10 et 11), faisant songer aux superbe interprète des Davidsbündlertänze qu'est Boris. On songe donc plus à une croisée des filiations d'après Cherkassky et Michelangeli qu'à Gilels.
Ce qui vaut assez pour Chopin, bien sûr (il faudrait ajouter quelques autres noms, de la génération encore antérieure). On a déjà beaucoup dit, un peu vainement, sur le Chopin miniature de Berezovsky, les études certes, mais surtout les valses et mazurkas, qui font partie de ce que le monde pianistique actuel a à offrir de tout meilleur, de plus supérieurement distingué et salvateur de la vulgarité du monde musical et du monde tout court. Il n'y rien à dire qui ne serait répétition, dans un domaine du fait interprétatif et de la technique pianistique relevant de la transcendance pure - encore que son petit artifice de pédale permette de le rationaliser un tout petit peu plus qu'avant ce concert. Sur le piano, je ne peux décrire plus cette transcendance que par une négation ou une absence, celles des accents (physiques), celles des intentions (comme prémédité perceptible, donc également physique). Sur la forme de la continuité et du chant, il est possible de parler du rubato comme étant ici redéfini, par le retour à la liberté expressive des pianistes d'il y a un siècle : le rubato non entendu comme micro-déplacement de battues, comme systématique stylistique (le rapprochement du dernier temps du premier, etc.), mais comme disparition pure et simple du battu, du temps, de la barre de mesure bien entendu, ce qui compose sans doute l'horizon ultime de la danse viennoise et polonaise corrigée par Chopin. De ce point de vue, deux des huit danses de Boris atteignent à une forme d'absolu qui convoque de façon crédible l'actualité d'un piano qui, en 2011, serait encore pareil en esprit à ceux de Rachmaninov, Hoffmann ou Moiseiwitsch ; la toute première mazurka du compositeur en fa dièse mineur, et le merveilleux Klavierstücke (B. 133 dans le catalogue raisonné de Brown, seconde la vidéo ci-après) à ne pas confondre avec la "vraie" valse op. posth en mi bémol. Là, le poète parle et l'enfant peut s'endormir.
Le scherzo en ut dièse ? Oh que oui (même si on aimerait encore plus qu'il offre en France celui en si mineur, qu'il joue comme personne) ! La Polonaise-fantaisie ? On revient, à mon sens, quelque peu au work in progress, troublant aussi en ce que l'on a guère l'habitude d'entendre l'œuvre jouée si allusivement, si débarrassée de son pathos de la gravité, de sa charge richterienne dans l'interprétation, qui fait que l'on a consciemment ou non l'habitude de l'écouter comme un opéra de Wagner. Je ne crois pas (mais sait-on jamais) que Berezovsky s'amuse à jouer seul la Tétralogie pour ses amis. En revanche, il joue du boogie-woogie, ce qui n'est pas nouveau : mais voilà qu'il accélère son échappée belle vers l'autre tradition, avec ce clin d'œil volontaire ou non, mais en tout cas énorme au bis par excellence du vieux Cherkassky : le boogie-woogie de Morton Gould, foudroyant, insolentissime.
Théo Bélaud
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