Postlude flasque pour public de chien

V V
- Opéra Bastille, le jeudi 30 juin 2011
- Wagner : Götterdämmerung, troisième journée en un prologue et trois actes du festival scénique Der Ring des Nibelungen  
- Mise en scène, Günther Krämer ; décors, Jürgen Bäckmann ; costumes, Falk Bauer ; lumières, Diego Leetz ; chorégraphie, Otto Pichler ; création d’images vidéo, Stefan Bischoff 
- Siegfried, Tosten kerl ; Gunther, Iain Paterson; Alberich, Peter Sidhom; Hagen, Hans-Peter König; Brünnhilde, Katarina Dalayman; Gutrune et Troisième Norne, Christiane Libor; Waltraute, Sophie Koch; Première Norne et Folsshilde, Nicole Piccolomini; Woglinde, Caroline Stein; Deuxième Norne et Wellgunde, Daniela Sindram
- Chœurs et orchestre de l’Opéra national de Paris 
- Philippe Jordan, direction
© E. Haberer / Opéra National de Paris

Par Philippe Houbert
En 1976, Rolf Liebermann dut mettre fin, après Rheingold et Walküre, au Ring produit par Peter Stein et Klaus Michael Grüber et dirigé par Georg Solti. Depuis, aucun directeur de l’Opéra de Paris ne prit le risque de monter la Tétralogie. Nicolas Joel y est malheureusement parvenu. Il a réussi à monter, avec le couple Krämer-Jordan, l’un des pires spectacles donnés à Paris ces dernières années, couvrant notre scène nationale de ridicule dans le monde musical.Accablé par les trois premiers volets, c’est presque symboliquement que j’avais choisi la toute dernière représentation de Götterdämmerung, le 30 juin, pour boire le calice jusqu’à la lie. Même habité par un état d’esprit prévenu, il est toujours permis d’espérer un petit rayon de lumière dans cette infâme grisaille scénique et musicale qui nous fut servie trois soirées durant. Que nenni ! Calice et lie bien épaisse étaient là au rendez-vous.
Günther Krämer avait monté un Rheingold reprenant quelques idées piochées ici et là, principalement dans des mises en scène du Ring des années 70 et 80 : un Walhalla-GERMANIA, des Géants syndicalistes, une Erda bibliothécaire …. Et pas grand-chose d’autre à se mettre sous la dent. Walküre fut pire : le vide théâtral, comme si le metteur en scène, faute de vision générale de la Tétralogie, abordait les volets les uns après les autres et, en l’occurrence, avait déjà « tout mis » dans Rheingold. Cette saison, Siegfried laissa entrevoir une très timide amélioration : Mime et Siegfried en gentil couple gay ne se supportant plus et, surtout, un deuxième acte presque poétique avec sa voie ferrée, d’assez jolis Murmures de la forêt et un Oiseau personnifié par une actrice. Ca n’allait pas chercher très loin et on ne voyait toujours pas ce que Krâmer avait à raconter mais, au moins, les yeux trouvaient quelque agrément. 
Dans Götterdämmerung, on retombe dans un mélange des deux premiers volets avec quelques ajouts technologiques éculés, telle la vidéo projetant les flammes autour du rocher de Brünnhilde et celles très laides filmant la montée de Siegfried au Walhalla et l’immolation. Pour le reste, c’est le néant : une collection de concepts qu’on n’ose pas qualifier d’idées et qui n’établisse aucun lien ni entre eux ni avec les autres volets : du plateau tournant sur lequel évoluent les Nornes  au palais des Gibichungen transformé en Biergarten, d’un Hagen infirme poussé dans une chaise roulante par une femme voilée qui s’avèrera être Alberich. Ni dérision, ni second degré, ni lecture politique ou écologique ou sociale. Ni direction d’acteurs. Ni surtout la moindre notion de récit, point sur lequel l’entente fut parfaite entre metteur en scène et direction d’orchestre. Jamais de ma vie un opéra wagnérien ne m’aura semblé aussi long.
Le public de la première a copieusement hué l’équipe de production. Pour mieux célébrer son petit chéri,  Philippe Jordan. C’est dire l’inconsistance des opinions d’un public. Dans un dossier consacré à la mise en scène d’opéra paru dans le « Diapason » de septembre 2010, Christian Merlin faisait fort justement remarquer que la plus extrême confusion régnait en la matière : un décor qui apparaîtra laid au public sera interprété comme une trahison de la part du metteur en scène, alors que de beaux costumes seyants, mais totalement inefficaces sur le plan théâtral plairont et passeront pour des éléments positifs de la mise en scène. Pendant ce temps, personne, à  part quelques critiques et mélomanes, ne relèveront les erreurs de dynamique ou de tempo du chef. Or, les critiques d’incohérence, de fourre-tout, adressées à Günther Krâmer peuvent au moins autant être infligées à Jordan.   
Ceci n’est que la triste confirmation de ce que nous avions perçu lors des trois premiers volets : des tempi résolument lents (sans doute le Rheingold le plus lent de l’histoire, un prologue et Acte 1 du Götterdämmerung qui devraient aussi figurer en bonne place dans ce classement avec plus de deux heures), une mise en place de l’orchestre qui s’est améliorée au fil du temps (notamment au niveau des cordes), l’absence totale de tension (caractéristique qui m’a amené à utiliser et décaler Erik Satie dans le titre de cette chronique),une incapacité à construire des dynamiques donnant l’impression d’un objet musical flasque avançant avec grande peine. 

Cause ou conséquence de ces insuffisances : Jordan ne raconte rien, ce qui constitue le péché majeur guettant un chef dans le Ring. A Bayreuth l’an dernier, Thielemann (je le cite volontairement car il n’est pas de mes chefs préférés, loin s’en faut) pouvait connaître des passages sans (actes 2 de Walküre et Götterdämmerung) mais le sens du récit était présent à tout moment. On pouvait voir le Ring « eyes wide shut », ce que certains spectateurs ont du faire d’ailleurs. Avec Jordan, fermer les yeux conduisait à piquer un roupillon dans la minute qui suivait. Que dire des passages orchestraux de transition, tous plus traînants les uns que les autres, ne parvenant jamais à créer la moindre atmosphère (fin du Voyage sur le Rhin, arrivée de Waltraute, appel des Gibichungen par Hagen, marche funèbre, dernières mesures). Tout était mou, désespérément mou et flasque.
Le seul point sur lequel on pourrait sauver Philippe Jordan est d’avoir su alléger la masse orchestrale (mais était il capable de faire autrement ?) pour permettre à des voix totalement inadaptées à la salle de l’Opéra Bastille de se faire entendre. Torsten Kerl est un Siegfried déplaisant scéniquement et vocalement. Sa voix manque par trop de vaillance pour camper un Siegfried crédible. Le chef fait tout ce qu’il peut pour que ses Adieux à Brünnhilde et son deuxième acte passent la fosse mais, du coup, Kerl passerait presque inaperçu, notamment dans les scènes des réminiscences et de la mort, chantées sans la moindre émotion. A ses côtés, Katarina Dalayman, au timbre toujours aussi crayeux, hurle son rôle du début à la fin. Si les aigus du départ de Siegfried sont encore supportables, que dire des vociférations du II et de la scène finale, durant laquelle la voix bouge terriblement. On lui sait juste gré d’avoir essayé d’habiter son personnage, sans doute de sa propre initiative, transformant la scène finale du I en l’un des rares moments acceptables de la soirée.
Après une Fricka correcte dans Rheingold, Sophie Koch abordait le rôle de Waltraute. Folie totale car elle n’a évidemment pas les graves pour un tel défi. Elle a bien essayé, par une incarnation comme toujours chez elle très (trop) étudiée, de compenser les insuffisances vocales (merci Philippe Jordan) en ar-ti-cu-lant chaque syllabe (au cas où Brünnhilde ne comprendrait pas) mais la beauté de cette scène resta lettre close pour notre Sophie nationale. Effarantes Gutrune (Christine Libor), Nornes et Filles du Rhin dont un théâtre russe de troisième zone de voudrait pas. On passera aussi sur l’Alberich de Peter Sidhom, à bout de voix.
Si si, c'est l'incendie du Walhalla.
Quand il faut aller chercher Hagen et Gunther pour utiliser des termes un peu moins désagréables, ça caractérise le niveau de la soirée. Allons, Iain Paterson, en dépit d’un costume sorti d’une série policière de l’ex-RDA, fut la bonne surprise vocale de ce Götterdämmerung, campant un Gunther plus subtil que prévu, beaucoup plus présent dans l’action (peut être lié au fait d’être confronté à un Hagen débile physiquement), et doté d’un très beau timbre. Face à lui, Hans-Peter König, mieux connu, confirma le bien que l’on en pense, faisant montre d’une voix aux graves éblouissants et, chose beaucoup plus rare, d’aigus d’une stupéfiante facilité. On eût juste aimé une incarnation un peu plus diversifiée mais, là encore, les choix lamentables opérés par Krämer limitaient la marge d’action.
Ce Ring, qui sera redonné en cycle complet durant la saison 2012-13, clôt de façon calamiteuse la deuxième saison de Nicolas Joel à la tête de l’Opéra de Paris. Ce n’est pas le lieu ici d’établir des bilans mais disons juste que cette direction aura fait fuir les bons metteurs en scène, n’aura pas su, en dépit des promesses claironnées, attirer les grandes voix (à de rares exceptions près) et aura imposé un chef qui restera sans doute comme l’éternel espoir jamais confirmé. Ça fait beaucoup, non ?
En tout cas, tout ceci ne permet pas de renouveler un public qui, représentation après représentation, confirme son impolitesse, son manque de savoir-faire et son inculture. Il faut assister à une représentation comme celle du 30 juin pour croire que l’on peut se déplacer durant l’opéra, une fois, deux fois, dix fois, continuer à parler fort alors que le chef a débuté, fuir son siège à peine le dernier accord donné. Oui, triste postlude flasque pour un public de chien !

Philippe Houbert 
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