V
- Paris, Salle Pleyel, le mercredi 14 septembre 2011 (a) et le jeudi 15 septembre 2011 (b)
- Berlioz, Le Corsaire, ouverture - Chopin, Concerto n°1 en mi mineur, op. 11 (a) ; Concerto n°2 en fa mineur, op. 21 (b) - Beethoven, Symphonie n°5 en ut mineur, op. 67
- Jan Lisiecki, piano (a)
- Khatia Buniatishvili, piano (b)
- Orchestre de Paris
- Paavo Järvi, direction
Le sujet de cette injonction est féminin et apparaît en photo ci-contre (et en quantité d'autres endroits de ce blog en passe de devenir glamourissime). La veille du second de ces concerts, alors que Jan Lisecki attaquait son concerto en mi mineur, Khatia Buniatishvili était le sujet de clôture de la grand'messe vespérale du temps de cerveau disponible : pour l'anecdote, au même moment de la soirée à peu près, tombait la dépêche AFP signalant que DSK serait l'invité de la dite grand'messe trois jours plus tard, rehaussant d'autant l'épaisseur, si j'ose dire, des honneurs de l'émission. Certes, elle n'eut pas ceux d'un face à face avec Claire Chazal, mais seulement ceux d'un "sujet" introduit par Madame Capuçon (et de la présence de Monsieur à son concert le lendemain). Dans le dit sujet, Paavo Järvi faisait une furtive et joviale apparition pour signaler que sa pianiste du jour était une poétesse.
Loin de moi l'idée de moquer cette assertion que j'ai moi-même défendue depuis deux ans à un certain nombre de reprises. Au reste, on ne peut que se réjouir, non pas de la médiatisation bien vaine d'un interprète classique au 20H de TF1 (quand TF1 était une chaîne nationale, Elisso Virsaladze y était invitée pour jouer Chopin, ce qui laisse à penser que le temps de cerveau serait un excellent objet de re-nationalisation), mais que la portion congrue soit occupée, pour une fois, par un véritable espoir et non par de la fausse monnaie.
Mais comment résister : je salue au passage mes fidèles lecteurs de la petite (et grande ?) harmonie de l'Orchestre de Paris. Ceux-là, les cors légendaires en particulier, ont forcément regardé le journal en différé, et ont pris leur directeur musical au mot. A la plupart des interventions de Buniatishvili ils ont su se fendre d'admiratives réparties : "poèèèèèèèt' ! poèèt' !". Et hélas, il faut maintenant cesser de plaisanter, car tout cela fut quelque peu consternant, provoquant deux soirées durant un sentiment bien éloigné de celui suscité par la précédente rentrée de l'OP, et d'ailleurs la plupart des concerts qu'ils ont donnés sous la baguette de Järvi la saison passée - dûment chroniqués ici.
On voudrait s'épargner les supputations quant à ce qui a bien pu changer au cours de l'été, mais ces considérations hasardeuses auront pourtant bien été un des sujets de conversation les plus prisés de l'entracte et de l'après-concert. Après une saison de sain purgatoire suivant l'enfer Eschenbach, l'orchestre a-t-il décidé de ranger les efforts et les belles promesses au placard ? Va-t-il s'enfermer dans une routine semblable à celle ici très clairement en germe - rater à ce point un double concert d'ouverture n'est tout de même pas banal - ? A-t-il atteint aux meilleurs moments (qui étaient vraiment bons) des programmes antérieurs de Järvi un plafond de niveau qui serait de verre, et auquel il n'aurait plus envie de se cogner ? On ne sait, mais pour que ces questions se posent avec urgence alors que l'on est deux fois allé écouter Järvi diriger une symphonie de Beethoven, il faut que la situation soit très problématique. Car cela fait huit fois que j'assiste à un concert du chef estonien comportant une symphonie de Beethoven, dix fois en comptant les ouvertures et concertos. Rien, absolument rien ne m'avait préparé au désastre cette fois produit puis reproduit avec un zèle certain le lendemain.
Premièrement, le travail accompli sur la discipline agogique et la qualité d'écoute entre les pupitres (de cordes au moins), qui semblait porter ses premiers fruits dans la remarquable 4e Symphonie, tout cela semble s'être littéralement volatilisé. Les coups d'archets (re)tombent dans une dimension d'aléatoire certaine, confinant à l'impossible dans l'andante de la 5e. L'impact physique du quintette, en progrès notables la saison dernière, et pas que dans Beethoven, s'est effondré, et l'anémique premier mouvement fait les deux fois perdre tout espoir au bout de moins d'une minute. Placés en un vis-à-vis qui semble les dépasser encore plus que le National de Gatti, les premiers et seconds violons échouent toujours à faire corps sonore comme à proposer une quelconque éloquence dans les tutti (comme dans le motif ascendant du thème du finale, ou l'invraisemblable platitude de l'élan final de l'andante, à partir de la m. 185).
Deuxièmement, le reste de l'orchestre semble retombé à son pire stade d'absence de cohésion comme de talent individuel. Ces bois malingres, souffreteux pourront-ils seulement un jour être récupérables ? Peut-être, mais pour ce qui retourne des cors, on ne peut plus sérieusement y croire. Sans plus penser une seconde à rentrer dans le jeu des comparaisons aux standards internationaux, j'ai suffisamment écouté d'orchestres de province à une époque et parfois encore maintenant pour considérer, comme bien du monde, que cet ensemble-là disqualifie presque à lui seul le statut à rayonnement... national de l'OP. Il est cruel, trop cruel de réduire une prestation instrumentale sur deux soirées à une minute : mais le problème est que l'incroyable avalanche, relevant du comique de répétition, de dérapages et de départs à contre-temps entre cors, clarinettes, bassons, flûtes, timbales... dans les dernières pages du III faisait furieusement se dire : 'évidemment, depuis le temps que cela leur pendait au nez"...
Troisièmement, et c'est sans doute le plus grave, l'orchestre semble en être revenu à ce point de médiocrité parce qu'il ne paraît plus réagir à ce que propose Järvi. Il y a un monde entre ce que ce dernier a obtenu en termes de logique rythmique et d'articulations dans l'exposé du I de la part de Brême et ce qu'il obtient ici en tentant à peu près la même chose. Certes, la 5e de son intégrale donnée en 2009 au TCE n'était pas le sommet du cycle, mais le discours était indéniablement clair, solide et respirant l'intelligence du long terme. Ici l'absence totale (le terme ne tolère ici aucune nuance dans son utilisation : rien, nichts, nothing, niente) de caractérisation, de caractère, d'énergie, d'envie, d’orgueil aussi rendent tout effort vain. Même la physionomie sonore la plus générale est à des kilomètres de ce que devrait être un Beethoven de Järvi : tout n'est que lourdeur molle, à l'exception notoire de la fin du développement du I, où la baguette parvient à grand peine à mener la tension à terme (progression jusqu'à F). Le point le plus caricatural est atteint dans l'andante, encore plus le second soir où Järvi semblait avoir démissionné après le I, à la reprise variée du thème aux violoncelles et contrebasses : le chef, pragmatique autant que cohérent avec lui-même, tente de faire écouter les basses au reste de l'orchestre, allant chercher les premières, exhortant les seconds à la retenue. La réponse à cet élémentaire requisit de finesse et de logique est éloquente ("poète, va, poèt'poèt'", semblent répondre en cœur violons et cors) : les violoncelles peuvent s'agiter avec leurs moyens très limités, on n'entendra en guise de thème varié qu'un miasme lointain et informe dans le bas du spectre, et du bruit par-dessus. On frôle la faute morale, comme dirait l'autre.
Franchement, les concertos, orchestralement parlant, étaient nettement plus apocalyptique encore : je pense qu'en moyenne l'Ensemble Orchestral de Paris joue beaucoup mieux que ça à tous points de vue. La description, en regard de ce que l'on attend d'une formation non pas de haut niveau, mais professionnelle, est assez difficile. Une fois passées, le mercredi, le jeudi, cinq ou six premières mesures du dernier degré d'improbable, on aura tâché d'écouter ce que les solistes avaient à proposer, en prenant sur soi pour imaginer un autre écrin harmonique et mélodique que cette mélasse assoupie.
Et le malheureux Jan Lisiecki, seize ans et Deutsche Grammophon Artist (on s'y perd dans le recrutement chopinien de sa majesté hambourgeoise, après Yundi et Lang Lang, et entre Sara Ott, Blechacz, Wang, Wunder et lui : une chose est presque sûre, la moyenne d'âge des licenciements devrait correspondre à celle de l'âge normal d'insertion sur le marché du travail) a, surprise, quelque chose à proposer. Ce doux géant au visage d'enfant ne cogne pas, ne se crispe que peu, et, jeune âge aidant sans doute, ne fait entendre que très peu de musicalité apprise. Élégance naturelle du ton et économie mozartienne semblent devoir être au rendez-vous pour notre plus grand bonheur, mais cela ne fonctionne hélas pas vraiment. Les moyens semblent un peu limités pour donner un grand Chopin classique, et encore plus un Chopin de Grand Style, mais ils sont toutefois suffisants pour en donner un non trivial : là où le bât blesse davantage, c'est dans la force d'intuition, apparemment trop erratique pour tenir la distance.
Dommage, car l'absence de volontarisme réserve de belles choses, soit réalisées (tout l'exposé d'avant le thème majeur, et symétriquement l'entame du second développement, et quelques passages du larghetto, notamment la mini-cadence centrale et la finale, malgré un trou de mémoire), soit que l'on sent plus en puissance : la grande cantilène du I séduit de façon, disons, théorique, par sa très grande économie de phrasé. Enfin, se dit-on, un jeune interprète de ce concerto qui ne le vit pas juste pour arriver, à genoux et brûlant devant sa belle, avec do#-ré#-mi-fa#-sol#, fa#-mi-ré#-do#-ré#. Le simple fait qu'il passe complètement à côté du lieu commun de cette phrase et de son environnement encourage à lui laisser le temps de s'épanouir. Ah, si seulement, la première fois, le cor solo s'était abstenu de recouvrir ces belles intentions d'une litanie poétique dans le ton du poivrot qui trouve que réciter du Baudelaire s'accorde mal avec son huitième pastis : hééééé-oh, l'pôôôèèèèèèt : à ce niveau, autant jouer "il est vraiment phénoménal (...) dans le journal de Claire Chazal". Si seulement aussi les altos n'avaient pas commencé à évoluer dans des espaces-temps différents (un tempo par pupitre à peu près) au bout de soixante-dix mesures. Si seulement le quintette entier avait trouvé le moyen de s'accorder sur la valeur d'une noire dans le rondo. Si seulement ce concerto avait été accompagné, il aurait été possible de trouver vraiment quelque chose au jeune Canadien, qui nous aura finalement laissé totalement interdit, proposant coup sur coup en rappel une valse en ut dièse mineur de l'opus 64 fort sobre et tenue, quoiqu'un peu grise de timbre, puis une aria des Goldberg passablement triviale et complaisante. Ils sont bizarres ces ados.
J'ai déjà tellement parlé de Buniatishvili sur ce site qu'il ne me semble pas très important de rentrer dans le détail de ce qu'elle produit dans ce concerto particulier ou dans Chopin en général, puisque de plus il est évident que j'aurai bien des occasions d'y revenir. Notre prodige maintenant télésanctifiée aura souffert encore plus du surnaturel prosaïsme de ses partenaires que Lisecki, dans la mesure où elle aussi joue la carte de l'extrême allègement du trait, sauf qu'elle en a les moyens, et va donc jusqu'à s'avancer très nettement par-delà la frontière de ce que l'on nomme Grand Style. Son approche ressemble à tous égards et à tous moments, à s'y méprendre, à celle de Berezovsky (c'est-à-dire, historiquement, dans ce répertoire, à celle de Moiseiwitsch ou Hoffmann) : la nuance fondamentale est le piano. L'articulation de base le legatissimo armonico. La gestion du rubato forcément en perspective : absolue vis-à-vis du métronome bien sûr, mais aussi diachronique dans la relation des mains, qui dès la première mesure soliste se décalent gaiement dans la battue. Enfin, l'économie générale des tempos se résume à : toujours un peu, voire beaucoup plus vite que le tempo indiqué. Dynamique encore plus intime, agogique quasi-impossible à suivre, fallait-il à ce point torturer un OP déjà à l'agonie ? Soit, ce n'est pas son problème et n'a pas à l'être, du moins en théorie.
Techniquement, il n'y a absolument rien à redire à la réalisation de ce beau projet, sinon que la densité de timbre de Buniatishvili dans le piano et le pianissimo, pour exceptionnelle qu'elle soit (surtout dans la lenteur, il faut le souligner), n'est pas suffisante pour exister en permanence face à une telle compagnie de gros lourds. La virtuosité factuelle est quant à elle aussi impressionnante que ce à quoi Buniatishvili nous convie les meilleurs jours : la liberté, la détente, la facilité absolue de déplacement, la nouvelle coqueluche des plus grandes salles du monde et de la plupart des vrais amateurs de beau piano est en démonstration.
Mais deux réserves empêchent celle-ci de sauver cette double morne soirée. D'une part, celle déjà mentionnée : une telle approche est mort-née dans ce contexte orchestral. Cela pourrait passer au disque en revoyant la balance : mais psychiquement, l'effort permanent demandé à l'oreille pour ne pas perdre le fil pianistique perceptible est trop important pour se laisser prendre par la main : c'est qu'il y a dans le même temps soixante légionnaires qui vous tirent par les jambes. D'autre part, j'ai tout de même quelques doutes sur la consistance "théorique" de la continuité discursive proposée par Buniatishvili dans le premier mouvement : si les fulgurances sont légion, les transitions précisément le point fort évident tant elles roulent, traversent, font du fondu-enchainé, le caractère décousu paraît sur le long terme presque trop... intentionné pour être touchant. Mais les deux derniers mouvements (surtout le II, d'une liberté incroyablement éloquente dans la section centrale) sont eux absolument magnifiques, pianistiquement et spirituellement ; jusque dans la présentation follement racée de la coda, introduite par un glorieux appel (pôpôpô-ééèèèt-teuh). Une Ferrari lancée dans un champ de patates (ou de betteraves, sans doute) !
J'ai oublié de parler de Berlioz. C'était, comment dire, beau comme un camion.
Vous pouvez éteindre votre ordinateur et reprendre une activité normale.
Loin de moi l'idée de moquer cette assertion que j'ai moi-même défendue depuis deux ans à un certain nombre de reprises. Au reste, on ne peut que se réjouir, non pas de la médiatisation bien vaine d'un interprète classique au 20H de TF1 (quand TF1 était une chaîne nationale, Elisso Virsaladze y était invitée pour jouer Chopin, ce qui laisse à penser que le temps de cerveau serait un excellent objet de re-nationalisation), mais que la portion congrue soit occupée, pour une fois, par un véritable espoir et non par de la fausse monnaie.
Mais comment résister : je salue au passage mes fidèles lecteurs de la petite (et grande ?) harmonie de l'Orchestre de Paris. Ceux-là, les cors légendaires en particulier, ont forcément regardé le journal en différé, et ont pris leur directeur musical au mot. A la plupart des interventions de Buniatishvili ils ont su se fendre d'admiratives réparties : "poèèèèèèèt' ! poèèt' !". Et hélas, il faut maintenant cesser de plaisanter, car tout cela fut quelque peu consternant, provoquant deux soirées durant un sentiment bien éloigné de celui suscité par la précédente rentrée de l'OP, et d'ailleurs la plupart des concerts qu'ils ont donnés sous la baguette de Järvi la saison passée - dûment chroniqués ici.
On voudrait s'épargner les supputations quant à ce qui a bien pu changer au cours de l'été, mais ces considérations hasardeuses auront pourtant bien été un des sujets de conversation les plus prisés de l'entracte et de l'après-concert. Après une saison de sain purgatoire suivant l'enfer Eschenbach, l'orchestre a-t-il décidé de ranger les efforts et les belles promesses au placard ? Va-t-il s'enfermer dans une routine semblable à celle ici très clairement en germe - rater à ce point un double concert d'ouverture n'est tout de même pas banal - ? A-t-il atteint aux meilleurs moments (qui étaient vraiment bons) des programmes antérieurs de Järvi un plafond de niveau qui serait de verre, et auquel il n'aurait plus envie de se cogner ? On ne sait, mais pour que ces questions se posent avec urgence alors que l'on est deux fois allé écouter Järvi diriger une symphonie de Beethoven, il faut que la situation soit très problématique. Car cela fait huit fois que j'assiste à un concert du chef estonien comportant une symphonie de Beethoven, dix fois en comptant les ouvertures et concertos. Rien, absolument rien ne m'avait préparé au désastre cette fois produit puis reproduit avec un zèle certain le lendemain.
Premièrement, le travail accompli sur la discipline agogique et la qualité d'écoute entre les pupitres (de cordes au moins), qui semblait porter ses premiers fruits dans la remarquable 4e Symphonie, tout cela semble s'être littéralement volatilisé. Les coups d'archets (re)tombent dans une dimension d'aléatoire certaine, confinant à l'impossible dans l'andante de la 5e. L'impact physique du quintette, en progrès notables la saison dernière, et pas que dans Beethoven, s'est effondré, et l'anémique premier mouvement fait les deux fois perdre tout espoir au bout de moins d'une minute. Placés en un vis-à-vis qui semble les dépasser encore plus que le National de Gatti, les premiers et seconds violons échouent toujours à faire corps sonore comme à proposer une quelconque éloquence dans les tutti (comme dans le motif ascendant du thème du finale, ou l'invraisemblable platitude de l'élan final de l'andante, à partir de la m. 185).
Deuxièmement, le reste de l'orchestre semble retombé à son pire stade d'absence de cohésion comme de talent individuel. Ces bois malingres, souffreteux pourront-ils seulement un jour être récupérables ? Peut-être, mais pour ce qui retourne des cors, on ne peut plus sérieusement y croire. Sans plus penser une seconde à rentrer dans le jeu des comparaisons aux standards internationaux, j'ai suffisamment écouté d'orchestres de province à une époque et parfois encore maintenant pour considérer, comme bien du monde, que cet ensemble-là disqualifie presque à lui seul le statut à rayonnement... national de l'OP. Il est cruel, trop cruel de réduire une prestation instrumentale sur deux soirées à une minute : mais le problème est que l'incroyable avalanche, relevant du comique de répétition, de dérapages et de départs à contre-temps entre cors, clarinettes, bassons, flûtes, timbales... dans les dernières pages du III faisait furieusement se dire : 'évidemment, depuis le temps que cela leur pendait au nez"...
Troisièmement, et c'est sans doute le plus grave, l'orchestre semble en être revenu à ce point de médiocrité parce qu'il ne paraît plus réagir à ce que propose Järvi. Il y a un monde entre ce que ce dernier a obtenu en termes de logique rythmique et d'articulations dans l'exposé du I de la part de Brême et ce qu'il obtient ici en tentant à peu près la même chose. Certes, la 5e de son intégrale donnée en 2009 au TCE n'était pas le sommet du cycle, mais le discours était indéniablement clair, solide et respirant l'intelligence du long terme. Ici l'absence totale (le terme ne tolère ici aucune nuance dans son utilisation : rien, nichts, nothing, niente) de caractérisation, de caractère, d'énergie, d'envie, d’orgueil aussi rendent tout effort vain. Même la physionomie sonore la plus générale est à des kilomètres de ce que devrait être un Beethoven de Järvi : tout n'est que lourdeur molle, à l'exception notoire de la fin du développement du I, où la baguette parvient à grand peine à mener la tension à terme (progression jusqu'à F). Le point le plus caricatural est atteint dans l'andante, encore plus le second soir où Järvi semblait avoir démissionné après le I, à la reprise variée du thème aux violoncelles et contrebasses : le chef, pragmatique autant que cohérent avec lui-même, tente de faire écouter les basses au reste de l'orchestre, allant chercher les premières, exhortant les seconds à la retenue. La réponse à cet élémentaire requisit de finesse et de logique est éloquente ("poète, va, poèt'poèt'", semblent répondre en cœur violons et cors) : les violoncelles peuvent s'agiter avec leurs moyens très limités, on n'entendra en guise de thème varié qu'un miasme lointain et informe dans le bas du spectre, et du bruit par-dessus. On frôle la faute morale, comme dirait l'autre.
Franchement, les concertos, orchestralement parlant, étaient nettement plus apocalyptique encore : je pense qu'en moyenne l'Ensemble Orchestral de Paris joue beaucoup mieux que ça à tous points de vue. La description, en regard de ce que l'on attend d'une formation non pas de haut niveau, mais professionnelle, est assez difficile. Une fois passées, le mercredi, le jeudi, cinq ou six premières mesures du dernier degré d'improbable, on aura tâché d'écouter ce que les solistes avaient à proposer, en prenant sur soi pour imaginer un autre écrin harmonique et mélodique que cette mélasse assoupie.
Et le malheureux Jan Lisiecki, seize ans et Deutsche Grammophon Artist (on s'y perd dans le recrutement chopinien de sa majesté hambourgeoise, après Yundi et Lang Lang, et entre Sara Ott, Blechacz, Wang, Wunder et lui : une chose est presque sûre, la moyenne d'âge des licenciements devrait correspondre à celle de l'âge normal d'insertion sur le marché du travail) a, surprise, quelque chose à proposer. Ce doux géant au visage d'enfant ne cogne pas, ne se crispe que peu, et, jeune âge aidant sans doute, ne fait entendre que très peu de musicalité apprise. Élégance naturelle du ton et économie mozartienne semblent devoir être au rendez-vous pour notre plus grand bonheur, mais cela ne fonctionne hélas pas vraiment. Les moyens semblent un peu limités pour donner un grand Chopin classique, et encore plus un Chopin de Grand Style, mais ils sont toutefois suffisants pour en donner un non trivial : là où le bât blesse davantage, c'est dans la force d'intuition, apparemment trop erratique pour tenir la distance.
Dommage, car l'absence de volontarisme réserve de belles choses, soit réalisées (tout l'exposé d'avant le thème majeur, et symétriquement l'entame du second développement, et quelques passages du larghetto, notamment la mini-cadence centrale et la finale, malgré un trou de mémoire), soit que l'on sent plus en puissance : la grande cantilène du I séduit de façon, disons, théorique, par sa très grande économie de phrasé. Enfin, se dit-on, un jeune interprète de ce concerto qui ne le vit pas juste pour arriver, à genoux et brûlant devant sa belle, avec do#-ré#-mi-fa#-sol#, fa#-mi-ré#-do#-ré#. Le simple fait qu'il passe complètement à côté du lieu commun de cette phrase et de son environnement encourage à lui laisser le temps de s'épanouir. Ah, si seulement, la première fois, le cor solo s'était abstenu de recouvrir ces belles intentions d'une litanie poétique dans le ton du poivrot qui trouve que réciter du Baudelaire s'accorde mal avec son huitième pastis : hééééé-oh, l'pôôôèèèèèèt : à ce niveau, autant jouer "il est vraiment phénoménal (...) dans le journal de Claire Chazal". Si seulement aussi les altos n'avaient pas commencé à évoluer dans des espaces-temps différents (un tempo par pupitre à peu près) au bout de soixante-dix mesures. Si seulement le quintette entier avait trouvé le moyen de s'accorder sur la valeur d'une noire dans le rondo. Si seulement ce concerto avait été accompagné, il aurait été possible de trouver vraiment quelque chose au jeune Canadien, qui nous aura finalement laissé totalement interdit, proposant coup sur coup en rappel une valse en ut dièse mineur de l'opus 64 fort sobre et tenue, quoiqu'un peu grise de timbre, puis une aria des Goldberg passablement triviale et complaisante. Ils sont bizarres ces ados.
J'ai déjà tellement parlé de Buniatishvili sur ce site qu'il ne me semble pas très important de rentrer dans le détail de ce qu'elle produit dans ce concerto particulier ou dans Chopin en général, puisque de plus il est évident que j'aurai bien des occasions d'y revenir. Notre prodige maintenant télésanctifiée aura souffert encore plus du surnaturel prosaïsme de ses partenaires que Lisecki, dans la mesure où elle aussi joue la carte de l'extrême allègement du trait, sauf qu'elle en a les moyens, et va donc jusqu'à s'avancer très nettement par-delà la frontière de ce que l'on nomme Grand Style. Son approche ressemble à tous égards et à tous moments, à s'y méprendre, à celle de Berezovsky (c'est-à-dire, historiquement, dans ce répertoire, à celle de Moiseiwitsch ou Hoffmann) : la nuance fondamentale est le piano. L'articulation de base le legatissimo armonico. La gestion du rubato forcément en perspective : absolue vis-à-vis du métronome bien sûr, mais aussi diachronique dans la relation des mains, qui dès la première mesure soliste se décalent gaiement dans la battue. Enfin, l'économie générale des tempos se résume à : toujours un peu, voire beaucoup plus vite que le tempo indiqué. Dynamique encore plus intime, agogique quasi-impossible à suivre, fallait-il à ce point torturer un OP déjà à l'agonie ? Soit, ce n'est pas son problème et n'a pas à l'être, du moins en théorie.
Techniquement, il n'y a absolument rien à redire à la réalisation de ce beau projet, sinon que la densité de timbre de Buniatishvili dans le piano et le pianissimo, pour exceptionnelle qu'elle soit (surtout dans la lenteur, il faut le souligner), n'est pas suffisante pour exister en permanence face à une telle compagnie de gros lourds. La virtuosité factuelle est quant à elle aussi impressionnante que ce à quoi Buniatishvili nous convie les meilleurs jours : la liberté, la détente, la facilité absolue de déplacement, la nouvelle coqueluche des plus grandes salles du monde et de la plupart des vrais amateurs de beau piano est en démonstration.
Mais deux réserves empêchent celle-ci de sauver cette double morne soirée. D'une part, celle déjà mentionnée : une telle approche est mort-née dans ce contexte orchestral. Cela pourrait passer au disque en revoyant la balance : mais psychiquement, l'effort permanent demandé à l'oreille pour ne pas perdre le fil pianistique perceptible est trop important pour se laisser prendre par la main : c'est qu'il y a dans le même temps soixante légionnaires qui vous tirent par les jambes. D'autre part, j'ai tout de même quelques doutes sur la consistance "théorique" de la continuité discursive proposée par Buniatishvili dans le premier mouvement : si les fulgurances sont légion, les transitions précisément le point fort évident tant elles roulent, traversent, font du fondu-enchainé, le caractère décousu paraît sur le long terme presque trop... intentionné pour être touchant. Mais les deux derniers mouvements (surtout le II, d'une liberté incroyablement éloquente dans la section centrale) sont eux absolument magnifiques, pianistiquement et spirituellement ; jusque dans la présentation follement racée de la coda, introduite par un glorieux appel (pôpôpô-ééèèèt-teuh). Une Ferrari lancée dans un champ de patates (ou de betteraves, sans doute) !
J'ai oublié de parler de Berlioz. C'était, comment dire, beau comme un camion.
Vous pouvez éteindre votre ordinateur et reprendre une activité normale.
Théo Bélaud
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.