NB Octobre 2016 : Veuillez noter la publication aux éditions Minerve de la biographie de Bernard Herrmann par Vincent Haegele
III : Une question de style
Comme nous l’avons vu précédemment, le parcours de Bernard Herrmann, fils d’émigrés juifs russes fuyant les pogroms de leur patrie, s’inscrit dans la lignée d’un certain nombre d’intellectuels new-yorkais amenés à exercer leurs talents sur la Côte Ouest : musicien accompli, chef d’orchestre et compositeur, son travail rapidement remarqué chez CBS devait l’amener d’une manière ou une autre à passer les portes d’or de la puissante machinerie cinématographique établie à Hollywood à partir des années 1900. Héritier d’une certaine tradition et d’une certaine école, en grande partie russe et européenne, ami de Charles Ives et fréquentant le cercle des connaissances de Henry Cowell, défenseur du répertoire contemporain, il est absurde de résumer son style au simple terme de passéiste.
Par Vincent Haegele
Héritier d’une certaine tradition et d’une certaine école, en grande partie russe et européenne, ami de Charles Ives et fréquentant le cercle des connaissances de Henry Cowell, défenseur du répertoire contemporain, il est absurde de résumer son style au simple terme de passéiste.
Rien de passéiste dans les toutes premières pièces radiophoniques de Herrmann, que ce soit La Belle dame sans merci, ou encore City of Brass, une fresque pompeuse et monumentale qui annonce la mise en musique de Moby Dick. La quasi faillite des studios CBS, son premier employeur, et son expérience des plateaux d’enregistrement de radios, le conduisent à faire la rencontre d’un autre personnage majeur, Orson Welles, acteur et producteur. Avec lui, Herrmann sonorise les émissions de Welles, qui finit par lui demander de mettre en musique son premier film et coup de maître, Citizen Kane. D’emblée le spectateur qui découvre pour la première fois le film est mis en présence d’un genre musical nouveau, radicalement différent des pratiques jusque-là en vigueur : des thèmes incisifs et courts, une prédominance de l’atmosphérique au détriment du grandiloquent, un orchestre à la fois massif et volatil, mais sachant faire corps avec le discours filmé.
Rien de passéiste dans les toutes premières pièces radiophoniques de Herrmann, que ce soit La Belle dame sans merci, ou encore City of Brass, une fresque pompeuse et monumentale qui annonce la mise en musique de Moby Dick. La quasi faillite des studios CBS, son premier employeur, et son expérience des plateaux d’enregistrement de radios, le conduisent à faire la rencontre d’un autre personnage majeur, Orson Welles, acteur et producteur. Avec lui, Herrmann sonorise les émissions de Welles, qui finit par lui demander de mettre en musique son premier film et coup de maître, Citizen Kane. D’emblée le spectateur qui découvre pour la première fois le film est mis en présence d’un genre musical nouveau, radicalement différent des pratiques jusque-là en vigueur : des thèmes incisifs et courts, une prédominance de l’atmosphérique au détriment du grandiloquent, un orchestre à la fois massif et volatil, mais sachant faire corps avec le discours filmé.
Comme il a été dit précédemment, la « musique de film », postulat qui implique une nécessaire vulgarité d’expression selon certains commentateurs, reste encore largement à redécouvrir : en 1965, à l’époque de l’écriture d’Echoes, l’on trouve deux sortes de critiques. La première, inévitable, a été développée plus haut. La seconde porte sur le style de Herrmann lui-même. On ne sait trop ce qui a poussé le compositeur à écrire une œuvre de musique de chambre après tant d’années : la volonté de se retrouver sans doute et de se livrer à une analyse personnelle. Les souvenirs abondent dans cette partition, certains clairement identifiables (la Habanera de Vertigo), d’autres plus déformés. Ainsi, le thème principal de Marnie est clairement repris, mais réduit sur quatre notes à peine, laissé à l’état d’un véritable spectre. Herrmann épuise ainsi progressivement un matériau très pauvre, mais de manière efficace, à son habitude. L’on retrouve également son goût pour l’opposition des masses, masse réduite dans le cas présent à une confrontation entre les deux violons et les deux basses, alto et violoncelle.
Echoes pose la question de la réutilisation de certains thèmes, pratique courante chez des compositeurs dont les partitions ont été extrêmement nombreuses, parfois perdues et parfois réutilisées pour d’autres productions. En cela, Herrmann se révèle assez doué, se permettant même quelque revanche sur le destin. La Bataille de la Neretva reprend ainsi une grande partie de la partition rejetée du Rideau déchiré : sur le motif prévu pour la scène du meurtre de Gromeck, Herrmannn introduit le quartier général de l’armée allemande. Par ailleurs, pour le film, il réutilise, sans subtilité cette fois, l’introduction du troisième mouvement du Quintette avec clarinette, ainsi qu’un extrait de la B.O. de Fahrenheit 451. Abstraction faite de ces quelques auto-citations, il faut convenir que quelques années plus tôt, c’est ainsi qu’il crée et expérimente un style plus radical et en d’autres mots, invente à sa manière une véritable école du son cinématographique.
L’on retrouve chez lui les techniques éprouvées et les expérimentations les plus audacieuses : dès 1940, il mixe pour la radio plusieurs bandes sons sur plusieurs canaux. Cette technique, on l’a vu, trouve son aboutissement peu de temps après sur le plateau de Daniel Webster, où il enregistre couche sur couche un seul et même instrument à quatre reprises. Fervent lecteur des traités d’instrumentation du XIXe siècle, dont celui de Berlioz, il reprend à son profit les idées du compositeur français en termes d’effets de masse et l’incitation qui est faite à utiliser des combinaisons insolites.
Après Mrs Muir’s Adventure, on le voit recourir à des emplois qui confinent à l’étrange : 8 harpes pour Beneath the 12 miles reef, violons électriques, viole d’amour, électronique pure (les Oiseaux), guitares acoustiques, et bientôt des orchestres où sont démultipliés les cuivres et les bois : 16 cors, 12 trombones et trompettes pour le Rideau déchiré, 6 cors anglais ( !) dans Jason and The Argonauts. L’orchestre de Bernard Herrmann se constitue ainsi progressivement mais avec beaucoup de maîtrise et savoir-faire : il ajoute, notamment à partir de North by Northwest une deuxième clarinette basse, à la place d’une seule, ce qui va noircir encore un peu plus la couleur de la petite harmonie.
Les toutes dernières réalisations de Herrmann voient le compositeur poursuivre cette voie : deux synthétiseurs Moog s’ajoutent à l’orchestre déjà bien rempli de Sisters, où dominent en outre cloches, metal chimes et autres instruments à percussion. Il use des glissandi des cordes en les superposant aux interventions des synthétiseurs dans l’aigu. Dans It’s alive, c’est une guitare basse électrique qui égraine les déjà fameuses formules de quatre notes.
Sans entrer dans des considérations stylistiques détaillées et ennuyantes, il convient de qualifier à ce moment de notre exposé le style qui constitue la signature immédiate de la musique de Herrmann : on peut qualifier sans hésiter ce style de chromatico-augmenté : à partir d’une cellule simple, composée de deux accords, Herrmann introduit une ambivalence redoutable en faisant suivre de façon immédiate modes mineur et majeur. Il peut également à partir d’une pédale harmonique simple, jouer sur les modes et faire progresser une phrase insensiblement, par décalages chromatiques. Herrmann joue sur un terrain neutre, entre tonalité et atonalité, sans parti pris, mais avec son sens consommé de l’économie. Il n’y a ni provocation, ni prudence, ni passéisme dans ce langage qui oscille entre respect de l’ancien et détachement vis-à-vis d’une idée (fallacieuse) de progrès dans la musique. Il débute sa carrière avec des œuvres extrêmement avant-gardistes, voire dodécaphonistes, avant de revenir, presque immédiatement aux canons du romantisme. On retrouve cependant dans ses derniers opus, en particulier dans les B.O. de Sisters et de It’s alive, le désir de montrer qu’il n’est pas imperméable aux sirènes de son époque. L’on retrouve ainsi les traditionnels accords chromatiques augmentés, mais souvent présentés de façon étale (quatre notes), au-dessus de clusters de cordes. Nous ne sommes pas en présence d’une seule et même manière d’expression, mais d’une technique en constante révolution.
Analyser toutes les idées de Herrmann nécessiterait une relecture approfondie de chaque partition, ce qui n’est pas l’objet du présent dossier. L’on comprend cependant aisément à la lecture de ces quelques exemples combien l’apport a été en définitive important dans le paysage musical du XXe siècle.
Il va de soi que les enregistrements où figurent, parfois isolément, quelques extraits de B.O. sont innombrables et nous ne pouvons nous permettre de les citer dans leur exhaustivité.
Herrmann a non seulement beaucoup dirigé ses compositeurs de prédilection, mais a également livré quelques très beaux témoignages de sa propre musique, notamment lors de son passage en Angleterre où il a notamment dirigé les orchestres londoniens (London Philharmonic), ainsi que le National Philharmonic Orchestra, une structure créée par Charles Gerhardt (qui signera quelques enregistrements majeurs de sa musique).
Parmi les œuvres enregistrées par Herrmann figurent quelques incontournables comme Les Planètes de Gustav Holst, granitiques et explosives, montrant parfois les limites des capacités des musiciens, mais également pas mal d’ovnis tels que la Cinquième symphonie de Joachim Raff (qui ressemble, sous sa baguette, à une symphonie de Herrmann, dès qu’interviennent les trombones ou les clarinettes du London Philharmonic), ou les concertos pour piano de Cyril Scott.
Herrmann enregistre également un très notable disque consacré à Debussy, où figure une étonnante (euphémisme) version du Clair de Lune. On citera enfin quelques étrangetés, comme ce florilège autour de Shakespeare, lequel regroupe notamment les Suites de Hamlet de Shostakovitch et de Richard III de Walton.
Mais c’est avant tout sa propre musique qui concentre notre attention : après les enregistrements de studio historiques et disponibles en vinyles, viennent les enregistrements de la seconde période, postérieure au départ de Hollywood. Herrmann décidé à laisser un témoignage de son activité passée reprend la plupart de ses partitions et les enregistre avec le concours du National Philharmonic. Tout d’abord les partitions appartenant aux genres classiques : la Symphony, Wuthering Heights ainsi que Moby Dick sont tour à tour enregistrées entre 1966 et 1975. Herrmann y ajoute quelques raretés tels que For the Fallen, pièce écrite pendant la Seconde guerre mondiale en hommage aux soldats disparus ainsi que The Fantasticks, un très beau et très peu spectaculaire cycle de mélodies d’après des poèmes de Nicholas Breton.
La musique de film occupe un pan entier de sa production : il reprend ses plus grands succès, notamment Psycho dont il donne une version quasi définitive (jusqu’à celle de Salonen, en quelque sorte), mais également des œuvres plus rares et fort intéressantes, telles que la suite de concert tirée de Jane Eyre, ou encore sa musique pour Jason and the Argonauts, dont les mouvements sont plus titanesques les uns que les autres. Lorsque Herrmann fait donner les cuivres, il ne les dérange pas pour rien…
Enfin, s’il fallait retenir encore deux enregistrements absolument indispensables, remarquons ses deux dernières B.O. consacrées à Brian De Palma : Sisters et Obsession, à ce jour jamais réenregistrées, ce que l’on ne peut que déplorer. L’enregistrement d’Obsession comporte également les numéros non utilisés.
- Enregistrements documentaires
Un grand nombre de B.O. ont été reprises et enregistrées à partir des années 1980. Il convient d’abord de citer le travail non négligeable de Charles Gerhardt, chez Decca, ami du compositeur, qui sera l’un des premiers chefs d’orchestre à considérer la musique de Herrmann comme potentiellement défendable hors du seul contexte de « musique de film ». Il parvient même à s’assurer les services de Kiri Te Kanawa pour une première reprise du pastiche de Massenet écrit par Herrmann pour Citizen Kane (l’imaginaire opéra sur Salammbô) et dont les paroles sont extraites du Phèdre de Jean Racine.
Gerhardt ouvre la voie, avec l’orchestre historique de Herrmann, bientôt suivi par d’autres noms plus ou moins connus, qui réalisent des enregistrements parfois inégaux, mais toujours passionnants, tant du point de vue documentaire que musical. Elmer Bernstein paie ainsi le tribut qu’il doit à l’un de ses maîtres spirituels, et réalise une version historique de la magnifique partition de Mrs Muir’s Adventure, réutilisant avec un rare bonheur la partition originale. Il procède de même pour une historique version de Taxi driver où il se révèle particulièrement à l’aise. Toujours dans le haut du panier, il convient de signaler le travail minutieux et fouillé du chef suisse Adriano sur la partition de Jane Eyre, qui, à la tête de la Radio slovaque, va jusqu’à reconstituer la petite partition d’une boîte à musique.
Jason and The Argonauts fait également l’objet d’un enregistrement intégral de la part du Sinfonia of London (ne pas confondre avec le Sinfonic), dirigé par Bruce Broughton ; là également l’intérêt documentaire prime, comme toutes les compilations d’extraits qui composent certains albums plus ou moins remarquables. Parmi ces derniers, citons le travail très inégal de l’Orchestre Philharmonique de la Ville de Prague, dirigé par Paul Bateman ; les cuivres souffrent, les bois sont un peu faibles, mais l’ensemble a le mérite de présenter quelques raretés, dont une suite d’On Dangerous Ground. Plus cohérents, les travaux d’archéologues de William Stromberg (chez Naxos et surtout avec l’Orchestre de Moscou) et de Joel Macneely (Royal Scottish Orchestra) ne passent pas inaperçus, notamment le Vertigo de Macneely qui se révèle un très grand enregistrement, agrémenté d’une prise de son somptueuse (on aura quelques réserves quant à sa Marnie, moins réussie au niveau de l’emballage sonore). Stromberg, qui ne travaille pas seulement sur Herrmann, livre quelques beaux enregistrements des Neiges du Kilimandjaro et quelques numéros de Mysterious Island (le crabe géant et ses rythmes à 7/4), mais qui sont parfois redondants par rapport aux propres enregistrements du compositeur.
Pour ce qui concerne les œuvres qui sortent de la musique de film, il convient de souligner toute la série éditée par Koch, sous la direction de James Sedares, dans les années 1980, laquelle comprend notamment le seul enregistrement de la Sinfonietta pour cordes (en attendant le prochain, prévu pour fin 2011), de la suite Currier and Ives et d’autres pièces comme la très belle élégie For the Fallen et le Concerto macabre issu du film Hangover Square et qui demeure à ce jour la pièce non filmique la plus enregistrée de Bernard Herrmann (version chez Naxos, Koch, Chandos, Naïve), ainsi que la Symphonie avec l’Orchestre de Phoenix (un enregistrement assez décevant, il convient de le souligner).
La musique de chambre n’est pas en reste, bien que les enregistrements soient relativement réduits : Echoes, le seul quatuor à cordes écrit par Herrmann (si l’on excepte une œuvre de jeunesse citée par Steven C. Smith) a fait l’objet d’au moins quatre enregistrements, tout comme le Quintette avec clarinette, avec qui il est logiquement couplé. Une version isolée du Quatuor par le Fine Arts Quartet est au catalogue de Naxos, ainsi qu’une version isolée du Quintette par David Shifrin et l’ensemble Chamber Music Northwest (Delos) ; une version remarquable, peut-être de loin la meilleure, du Quatuor et du Quintette réunis est à mettre au crédit du Texas Festival Chamber Ensemble (chez Albany, reprise du catalogue de Varese Saraband), tandis que Julian Bliss vient d’en enregistrer une avec le Tippett Quartet (Signum), que nous n’avons pas encore pu écouter. Il convient enfin de signaler la version historique réalisée par les Amici. Pour plus de précisions, la Bernard Herrmann Society liste les différents enregistrements en négligeant le tout dernier, ici : http://folk.uib.no/smkgg/midi/soundtrackweb/herrmann/articles/rec/echoes/
- Belles réussites
De ce fait, que retenir si l’on est réfractaire aux pièces de collection et que l’on souhaite ne posséder que quelques références : sans sourciller, le récital Herrmann par Esa-Pekka Salonen à la tête du Los Angeles Philharmonic (Sony) est sans doute à ce jour ce que l’on a fait de mieux, tant pour la qualité époustouflante des enregistrements que pour le choix des bandes sons. Salonen donne de la suite de Psycho une lecture parfaitement névrosée et conserve malgré tout une brillance de son chez les cordes propre à Herrmann (peu de vibrato, des archets comme figés). Autre grand moment, la suite de Fahrenheit 451 élève très haut la conception de « perfection ».
Rumon Gamba, un habitué du BBC Philharmonic (Chandos), a également, sans faire jeu égal avec Salonen, repris avec beaucoup de tact et d’à-propos la difficile partition de Citizen Kane, remise en ordre et passée au crible. Le résultat est plus que satisfaisant, malgré la rutilance d’un orchestre qui ne fait pas toujours dans la demi-mesure (un défaut récurrent de la BBC).
Michael Schonwandt promet enfin, toujours chez Chandos, une nouvelle version de Moby Dick et de la Sinfonietta, attendues, cela va de soi, avec impatience.
Conclusion : en musique !
Quoi de plus efficace de souhaiter à Bernard Herrmann un joyeux anniversaire… en musique. L’air est célèbre, je me suis permis de l’harmoniser comme Herrmann l’aurait peut-être fait.
Quoi de plus efficace de souhaiter à Bernard Herrmann un joyeux anniversaire… en musique. L’air est célèbre, je me suis permis de l’harmoniser comme Herrmann l’aurait peut-être fait.
(Quatuor Vertigo : Fanny Peter, 1er violon ; Marine Thorel, 2nd violon ; Vincent Haegele, alto ; Adrien Noble, violoncelle. Enregistré à Amiens, le 2 octobre 2011. Ingénieur du son: Nicolas Couton).
Vincent Haegele
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.
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