Nuits pontoisiennes : éclipse d'étoiles

B. Cuiller
- Ennery, Eglise Saint-Aubin d’Ennery, le vendredi 14 octobre 2011
- Couperin, Leçons de ténèbres ; Marais : Pièces pour viole de gambe ; De Visée : Pièces pour théorbe
- Ensemble Pierre Robert : Hasnaa Bennani, Anne Magouët, sopranos ; Florence Bolton, viole de gambe, Benjamin Perrot, théorbe ; Frédéric Desenclos, orgue et direction musicale
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- Pontoise, Eglise Notre-Dame de Pontoise, le samedi 15 octobre 2011 –
- Bach : Variations Goldberg BWV 988
- Bertrand Cuiller, clavecin “Colesse” restitué par Laurent Soumagnac
- Pontoise, Cathédrale Saint-Maclou, le dimanche 23 octobre 2011 –
- Charpentier : Psaumes et Motets autour de la Semaine Sainte
- Ensemble Correspondances : Caroline Bardot et Juliette Perret, dessus ; Laïa Cortes, bas-dessus ; Etienne Bazola, basse-taille ; Béatrice Linon et Alice Julien-Laferrière, violons ; Lucile Perret et Matthieu Bertaud, flûtes ; Myriam Rignol, viole de gambe ; Julien Hainsworth, basse de violon ; Diego Salamanca, théorbe
Par Philippe Houbert

Très beau thème que celui choisi pour cette 26ème édition du festival baroque de Pontoise : des contes de Schéhérazade aux veillées de l’ancien temps, des ténèbres de la Semaine Sainte aux insomnies du comte von Keyserling, une vingtaine de concert et représentations théâtrales, chorégraphiques et opératiques ont célébré, six weekends durant, ce moment privilégié de la vie humaine et de l’inspiration artistique qu’est la nuit.
Il a déjà été rendu compte ici du tout premier concert consacré à Zelenka. Cette chronique traitera de la fin du festival, avec deux concerts de l’avant-dernier weekend et la manifestation conclusive de cette édition. Trois concerts choisis pour des raisons qui avaient à voir avec l’espérance d’entendre des artistes déjà accomplis ou en devenir se confronter avec quelques chefs d’œuvre du baroque, et le faire au plus haut niveau. Force est de reconnaître que, à des titres divers selon les concerts, nos espoirs furent déçus.

Des ténèbres patchworkisées
Un matin neigeux de janvier 2006, je gagnais dans des rues  nantaises embourbées par les précipitations des dernières heures, le Palais des Congrès, où se déroulent les fameuses Folles Journées, pour le premier d’une série de six concerts à entendre avant que de regagner Paris. Dans une salle parfaitement anonyme et si peu faite pour écouter du baroque (mais est ce mieux pour un quatuor de Brahms ?). A 9 heures du matin, y étaient données les Leçons de ténèbres de François Couperin par l’ensemble Pierre Robert. Souvenirs émerveillés qui me conduisirent à vouloir réentendre, presque six ans plus tard, la même œuvre par le même ensemble. Enfin, je devrais dire par un ensemble qui possède le même nom mais qui, comme de nombreuses formations baroques, évolue au fil du temps. En l’occurrence, en lieu et place des toutes jeunes et formidables Camille Poul et Isabelle Druet entendues à Nantes (on sait la carrière qu’elles ont menée depuis), la déjà connue Anne Magouët et la toute jeune Hasnaa Bennani.
F. Désenclos
On sait que les Leçons de Ténèbres de Couperin, telles qu’elles nous sont parvenues, ne sont que la partie dédiée au Mercredi Saint d’un ensemble plus vaste qui devait couvrir les trois journées du mercredi au vendredi. Le texte des Lamentations de Jérémie exprime la douleur du prophète au récit de la chute de Jérusalem et de l’expulsion du peuple juif par les Babyloniens. C’est dire si ces paroles, même si leur sens s’en est quelque peu perdu de nos jours, ne peuvent qu’être chantées de façon très expressive, en donnant leur sens à chaque mot. La jeune soprano marocaine n’a visiblement pas encore intégré ces données fondamentales car nous eûmes le sentiment que ce texte dramatique lui parlait aussi peu, dans la première Leçon, que si on lui avait confié un vieil annuaire des Postes. A l’inverse, Anne Magouët, beaucoup plus familiarisée avec ce répertoire, fit feu de tout bois dans la deuxième Leçon et conduisit sa collègue à sortir un peu de son approche très anonyme dans la Troisième dans laquelle les deux voix se rejoignent.
Si le verre de l’expression était à moitié plein ou vide, celui de la qualité du chant était plus modestement rempli. Hasnaa Bennani mit quelques minutes à trouver une justesse constante dans la première Leçon, dont le premier verset est d’ailleurs d’une redoutable difficulté en matière d’ornementation. Anne Magouët fut beaucoup plus convaincante dans l’ornementation mais (excès d’expressivité ?) il nous sembla que la voix bougeait assez dangereusement de temps à autre. Frédéric Desenclos à l’orgue, Benjamin Perrot au théorbe et Florence Bolton à la viole de gambe apportèrent la qualité d’accompagnement qu’on peut attendre de musiciens que nous ne cessons de louer à chacune de leurs apparitions.
Néanmoins, si, à Nantes, la question du complément de programme ne se posait pas, le principe des Folles Journées étant de limiter les concerts en journée à une heure maximum, le problème fut assez bizarrement réglé en cette jolie église saint-Aubin d’Ennery. Trois quarts d’heure de musique faisant trop peu et craignant sans doute que l’exécution des trois Leçons d’affilée puisse lasser un public peu familiarisé avec cette œuvre, les musiciens décidèrent d’interpoler des pièces pour viole de Marin Marais, dont le sublime Tombeau pour Monsieur de Sainte-Colombe, entre les première et deuxième Lamentations, et des œuvres de Robert de Visée pour théorbe entre les deuxième et troisième. Très étrange choix (mais admettons que nous ne savons pas comment compléter un concert où sont données les Leçons de ténèbres de Couperin – peut être en y adjoignant une ou deux de Charpentier ou de Lambert ?), tant sur le plan de la rupture de ton, même si le Tombeau de Marais est une page d’essence funèbre. Benjamin Perrot fit néanmoins merveille dans ces très belles pièces de Visée si peu adaptées au contexte du concert.
En résumé, première espérance déçue car, en baroque, le simple énoncé du nom d’un ensemble n’est pas gage de qualité stable. Il faut aussi regarder le nom des solistes.


Charpentier au frigo
Je passe directement au dernier concert du festival au cours duquel le jeune ensemble lyonnais Correspondances proposait un programme consacré à des pièces de Marc Antoine Charpentier inspirées par les derniers jours de la vie du Christ et la fête de Pâques. Comme dans leur premier CD dédié aux œuvres mariales de Charpentier, Sébastien Daucé, claviériste et directeur musical de Correspondances, a privilégié de petites pièces, petits motets pour la plupart. Une, deux, plus rarement trois ou quatre voix solistes et quelques instruments accompagnateurs (deux violons et deux flûtes) et assurant la basse continue. Le concert débute avec trois pièces, dont une ouverture instrumentale, supposées imager le Mercredi Saint. On retiendra surtout le O vos omnes H.134, même si l’interprétation qu’en donne Laïa Cortes laissait beaucoup à désirer du point de l’expressivité. Et c’est bien là que le bât a blessé durant toute cette fin d’après-midi dominical. Daucé a beaucoup de mal, ou peut être est ce voulu (et l’écoute de leurs deux CDs Charpentier et Boesset me ferait pencher pour cette deuxième hypothèse), à secouer ses troupes pour leur faire donner vie et ferveur à des textes et à une musique qui ne demandent que ça. Résultat, on navigue dans une approche très prudente, privilégiant la mise en place (rendue certes difficile par l’acoustique rétive de la cathédrale saint-Maclou de Pontoise – ce programme aurait eu tellement mieux sa place à Notre-Dame), la recherche d’une précision vocale et instrumentale, mais transformant Charpentier en compositeur sulpicien, ce qui est évidemment un total contresens. C’est fort dommage car le Dialogus inter Christum et peccatores, le très beau Famen meam quis replebit, eurent mérité une toute autre animation dramatique, dans la lignée de ces œuvres de Charpentier très inspirées par Carissimi. C’est dans la seconde partie que l’adéquation entre qualité des pièces jouées et talent des interprètes fut au meilleur niveau, avec le superbe Magdalena lugens H.343 chanté par Juliette Perret (de très loin, le meilleur élément vocal) et le trop rare Stabat Mater très bien mis en place.
Ensemble Corerspondances


On regrettera la durée assez longue d’un programme trop insuffisamment contrasté et, surtout, que ces pièces assez rarement données de Charpentier soient demeurées dans la demi teinte et dans un climat sonore émollient très éloigné de la chair et du sang contenus dans les textes chantés. J’ai bien conscience du rôle ingrat qui consiste à émettre des réserves dans le travail plus que méritoire d’un jeune ensemble. Mais il est quand même, je l’espère, permis d’espérer que de jeunes musiciens, dont la majeure partie a un réel talent, puissent franchir la frontière séparant le travail correctement accompli de la fervente interprétation des œuvres baroques.

Des Goldberg à réentendre
J’aime beaucoup le travail mené par Bertrand Cuiller. Je suis la carrière du claveciniste, tant en soliste qu’au sein d’ensembles tels que La Rêveuse, depuis de nombreuses années. Son disque consacré aux pièces rassemblées en recueil par Thomas Tomkins est une des rares merveilles discographiques de l’année 2011. Voilà quelques unes des raisons qui me faisaient penser que la rencontre entre Bertrand Cuiller et les Variations Goldberg allaient donner lieu à un événement musical particulier.
Si je n’ai pas suivi l’ordre chronologique des concerts dans cette relation, c’est que je ne souhaitais pas trop mêler ce dernier dans cette litanie de mes déceptions. Certes, je pensais que Cuiller était parvenu à un stade où un certain idéal attendu, et évidemment illusoire dans un tel Everest musical, pourrait être approché. Et, n’ayant pas perçu cela, il est normal que j’essaie d’exprimer mes réserves. Mais j’ose espérer qu’il restera aussi de cette relation le sentiment que la démarche voulue par l’interprète est appréciée pour ce qu’elle est : structurée, assumée et prometteuse.
Mes premiers regrets portent sur des éléments extérieurs à l’interprétation. Dieu sait si j’aime le travail mené par le facteur et restaurateur Laurent Soumagnac dans la restitution de cet instrument anonyme de la fin du XVIIème siècle français, ravalé et mis au grand clavier par Joseph Colesse en 1748. Mais, ici, il m’a semblé que cet admirable instrument sonnait trop riche, trop onctueux pour une œuvre aussi rhétorique et ne requérant pas autant de couleurs. Et puis, malgré la thématique nocturne du festival, quel besoin y avait- il de jouer à la seule lueur d’une bougie, lueur très fluctuante dans l’église Notre-Dame de Pontoise, obligeant Bertrand Cuiller à de nombreuses pauses entre les variations pour replacer la bougie, rompant ainsi l’ordonnancement de l’œuvre.
Du point de vue de la stricte interprétation, Cuiller s’en tient à des tempi plutôt lents, à une ornementation mesurée et qui ne rompt jamais la beauté mélodique (à mille lieues du récent enregistrement narcissique de Blandine Rannou), au respect intégral des reprises et au règne du contrepoint. Et c’est sans doute sur ce dernier point que notre appréciation peut se sentir gênée. Oui, bien sûr, les Goldberg constituent un monument contrapuntique. Mais les réduire à cela peut conduire à les assécher, à oublier la variété des climats dans laquelle Bach nous fait voyager, l’omniprésence du chant, les séquelles chorégraphiques explicites (gigue des 7ème et 24ème variations, passepied de la 19ème, chaconne de la 26ème) ou implicites (bonds et rebonds de la 4, de la 11, de la 16, etc). C’est le manque d’équilibre entre ces trois composantes (contrepoint, chant, rythme), ou plutôt la non-perception de l’imbrication des trois dans l’interprétation de Bertrand Cuiller qui m’a empêché de totalement adhérer.
Dans l’ordre, je retiendrai un manque évident de diversification des tempi dans les premières variations (jusqu’à la 6), une 7 manquant de piquant. A l’inverse, la 9, au contrepoint quasi archaïque, fut absolument parfaite, tout comme les variations 11 et 12. Le grand air orné de la 13ème  manque d’alanguissement comme si elle était trop sûre d’où elle va. La 14ème est une merveille d’agilité. La 15ème sembla bien raide, mais quelle transparence de la polyphonie ! La pause, assez traditionnelle, précédant l’ouverture à la française de la 16ème, sembla interminable pour les raisons évoqués plus haut. Dommage car cette 16ème fut une des grandes réussites de cette interprétation. Une petite fatigue fut perçue sur les 19ème et 20ème, vite oubliée avec la réussite des 21, 23 et 24èmes. L’autre grand moment de la soirée fut indiscutablement l’aria italienne de la 25ème à laquelle manqua juste un chouia de souplesse pour nous combler tout à fait. Très belle 29ème mais la science du contrepoint du Quodlibet de la 30ème estompa trop les deux mélodies populaires intégrées par Bach.
On l’aura compris (du moins je l’espère), Bertrand Cuiller délivra une très saisissante vision des Goldberg, penchant à notre sens trop délibérément en faveur du seul contrepoint, là où, un Leonhardt, un Hantaï, au disque une Céline Frisch, depuis ce concert, un Benjamin Alard (à lire bientôt sur Classiqueinfos) nous semblent plus équilibrés dans leurs conceptions de ce monument de la musique. On suivra attentivement l’évolution de Bertrand Cuiller dans cette aventure goldbergienne.

Philippe Houbert
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