Recension originellement parue ici dans Actu-philosophia.
Ne nous attardons pas hypocritement sur les précautions d’usage quant au sentiment que nous laisse cet ouvrage de Philippe Nemo [1] : il s’agit d’une grande déception. Celle-ci n’est évidemment pas liée à la connaissance que nous ou quiconque pourrions avoir de Nemo, auteur respecté dans le champ de la philosophie morale et politique, qui a bien le droit – n’est-ce pas une attitude par excellence philosophique, au moins dans une certaine acception du terme ? – de sortir de son domaine de reconnaissance académique.
Mais s’il est légitime de mener l’investigation dans "tous les champs de l’être", encore en faut-il préciser les outils : Nemo n’interroge pas, d’une part, le statut des composants de la musique (harmonie, rythme, mélodie), ni, d’autre part, celui de l’écoute (formation technique, culture, langue) ; ce manque d’interrogation se révèle très problématique, dans la mesure où l’on ne sait rien de ses présupposés, qui sont pourtant très envahissants, ainsi qu’en témoigne l’exemple qu’il propose autour de la maturité nécessaire à la compréhension de certaines œuvres musicales.
Il ne s’agit donc pas de nier l’intérêt que suscite le questionnement proposé, qui aborde les problématiques classiques et décisives, mais il s’agit bien plutôt de souligner que les réponses apportées ne sont pas à la hauteur des promesses des interrogations.
Le « détour méthodologique »
La démarche intellectuelle à l’œuvre ici se présente comme celle de l’amateur éclairé qui, fort de son bagage philosophique, interroge les ressorts de sa passion musicale. Le possessif importe : il ne s’agit pas en effet pour Nemo de proposer une vision philosophique in abstracto du fait musical, mais de partir d’un vécu de ce fait, et en quelque sorte de venir donc au fait même en tant que vécu. D’où ce que Nemo nomme un détour méthodologique, et qui apparaît prometteur. Après avoir introduit les questions qui l’intéressent – le statut du sens musical, ce qu’il suppose de raison dans la musique, et la relation de cette raison au monde et au langage –, l’auteur nous propose de se tenir provisoirement à l’écart d’un questionnement conceptuel classique quant à ces questions, pour le suivre dans une biographie de son expérience musicale. Le titre du livre renvoie donc principalement à la première des deux parties du texte, d’ailleurs nettement plus importante quantitativement. Nous suivons donc Nemo dans sa découverte à peu près chronologique du répertoire et de son interprétation, selon une logique descriptive.
La justification proposée au détour méthodologique en question paraît, à première vue au moins, convaincante. Nemo propose de considérer la découverte des œuvres musicales comme analogues aux rencontres qui se font en suivant un chemin, et dont les altérations qu’elles produisent sur celui qui chemine forment une structure qui n’était ni prévisible ni identifiable à une forme conceptuelle pure. La pensée ne peut ni dessiner ni ressaisir autrement que par la description factuelle ce qu’une série d’événements a produit comme conditions de possibilité de l’appréhension intellectuelle de la musique : c’est-à-dire comme constat a posteriori. A demi-mot, Nemo trace une ligne de démarcation entre pratique philosophique courante et philosophie de quelque chose tel que la musique, dont l’apprentissage est modelé par un parcours incommensurable à la formation intellectuelle du philosophe dont les objets de travail – les concepts – seraient en quelque sorte anhistoriques à l’échelle de sa vie. Manifestement – on ne trouvera pas de comparaison explicite dans le texte -, Nemo n’identifie pas le caractère contingent de la rencontre avec les textes philosophiques canoniques et celui de la découverte du répertoire musical : selon lui, si contingence il y a dans le second cas, elle n’en forme pas moins une structure de formation de la pensée qui mérite qu’on s’y arrête avant de proposer une pensée.
L’auteur suggère qu’un tel changement par rapport aux méthodes classiques d’approche philosophique du fait musical serait à même de dépasser le blocage entre ce qu’il nomme formalisme (la thèse wagnero-hanslickienne de la musique absolue) et impuissance des philosophes (ou musiciens) à justifier et rendre compte du fait que la musique signifie quelque chose. Pour Nemo, si l’exhibition d’un parcours personnel est à même de satisfaire cette dernière tâche, c’est parce qu’elle bénéficierait d’un changement d’échelle. Au lieu d’avoir à justifier d’une corrélation conceptuelle avec le monde (le problème classique de l’intraductibilité de la musique en langues naturelles), la musique rencontrée n’aurait qu’à justifier d’une corrélation avec la mesure du monde qu’est le sujet écrivant. Ainsi pourraient au moins s’ouvrir des possibilités d’observation de ce que dit la musique par le constat de ce qu’elle peut faire à quelqu’un.
Ainsi, l’autobiographie « permet d’assigner entre réalités humaines et musique des liens non arbitraires, puisqu’ils auront été réellement vécus à une certaine date par quelqu’un. Bien entendu, ce qui est réel n’est pas pour autant nécessaire ; d’une expérience singulière, on ne peut déduire des lois. Mais ce qui a été vécu est au moins possible, et cette méthode fera échapper la recherche aux reproches d’artifice et de fantasme que les formalistes adressent à ceux qui voient un lien entre la musique et la vie. [2] »
Il serait légitime d’interroger ce que Nemo veut dire précisément par cette dernière phrase, car il semble qu’elle illustre rétrospectivement bien des limites de son ouvrage. D’abord parce qu’il est plus que douteux que tous ceux que Nemo semble ranger sous la bannière de ce formalisme très accueillant, qui part du romantisme allemand (ce qui en soi paraît problématique), nient l’existence d’un tel lien. Ensuite parce que la forme rhétorique de cette assertion l’expose à autant de contre-arguments rhétoriques, à commencer par celui demandant pourquoi l’idée de musique absolue a été défendue tant par des compositeurs que par des théoriciens, et a fortiori pourquoi elle aurait été forgée en premier lieu par Wagner, qui n’est pas précisément l’exemple évident du créateur de musique valant pour son propre jeu de formes pures.
Mais surtout, si l’introduction que nous venons d’évoquer porte quelques promesses, elle apparaît bien courte pour les problèmes qu’elle soulève, surtout a posteriori, de la lecture cursive de l’ouvrage. Le détour méthodologique dont l’auteur semble faire une sorte d’élément de langage au sens des communicants, un quasi argument de vente par mot-clef stimulant, semble ne mener à rien d’autre qu’à lui-même. Ce qui ne manque pas de surprendre après qu’on a lu Nemo mettre la conception absolutiste ou formaliste de la musique en accusation de solipsisme radical, et que la deuxième partie supposément démonstrative de l’ouvrage ressasse précisément la méthode de la première partie. Ce que Nemo nomme solipsisme dans l’introduction, il n’y revient jamais, comme pour quantité d’autres choses d’ailleurs. Il faut pourtant bien partir de cette affirmation qui est une thèse de caractère massif et envahissant, et annonce prima facie un argumentaire aux ambitions dépassant celles, finalement très prudentes et modestes, de la philosophie française contemporaine de la musique, de Jankélévitch à Sève.
Un point de départ incertain
La façon dont cette thèse est assertée nous semble proprement incompréhensible. Le mouvement de pensée de l’auteur est le suivant, du moins pour sa partie explicite : 1. Schumann, Liszt, Wagner d’une part, Hanslick à la suite de Novalis, Hoffmann, Schopenhauer et Nietzsche de l’autre ont estimé que la musique étant l’expression de la vie intérieure de l’âme, du moi profond, et qu’ainsi elle constituait un langage autonome, indépendant des expressions figées du langage conceptuel ordinaire. 2. Une telle position suppose qu’il y ait incommensurabilité ou incommunicabilité entre le langage musical et le langage ordinaire. 3. Cette conséquence a priori évidente - ce que signifie la musique est impossible à traduire dans la langue courante du philosophe – revient à dire donc qu’au sens strict la musique ne signifie rien du tout, parce que selon le mot de Sève, elle est un signifiant sans signifié. Un pur jeu de formes autonomes. 4. Comprise comme telle, la musique ne peut plus s’approcher que comme solipsisme. 5. Pour cette raison, elle serait une activité sans lien avec la vie.
Nous supposons ici que le passage de (4) à (5) est assumé par l’auteur, faute d’éléments l’infirmant ou le confirmant. Il y a certes des raisons de tenir ce corrélat pour justifié : si par « lien avec la vie » Nemo entend « lien avec les représentations ordinaires de l’esprit telles qu’elles peuvent se traduire dans le langage naturel », sa paraphrase de la conception absolutiste ne souffre aucune contestation. Mais cette évidence bute très précisément sur la méthode de travail proposée, qui argue de la nécessité d’un détour autobiographique pour rendre compte de l’altération produite par la musique sur un vécu particulier. Si la thèse de Nemo, telle qu’elle est synthétisée en conclusion, est bien que la musique signifie en réalité de façon plus précise que le langage naturel, alors il ne devrait y avoir nul besoin d’avoir recours à l’autobiographie mélomaniaque pour en rendre compte.
En effet, il devrait suffire de rendre analytiquement compte de la manière dont une œuvre musicale précise un énoncé signifiant pour établir, ou du moins suggérer que cette thèse est vraie. Nemo se rend bien compte qu’une telle chose est ardue et propose donc d’en passer par son exemple au motif que l’esprit humain aurait une structure générique. Ainsi, c’est non par identité mais par analogie que la force de précision des significations recélée par la musique s’illustrerait : si la musique précise chez moi une représentation intellectuelle, elle peut le faire pour un autre quand bien même cela se ferait d’une manière différente – avec quelqu’un qui verrait dans une œuvre une autre signification que celle que je vois. Mais cette structure analogique dénonce justement un solipsisme : car il y a contradiction parfaite entre la thèse d’une signification plus précise et l’affirmation d’une nécessité de détour autobiographique en vue de produire des analogies, puisque cela revient à dire que la musique produit de la signification moins précise, dont la seule caractéristique est d’être une fonction parfaitement contingente de la vie de celui qui l’écoute et, pire encore, du stade de cette vie particulière.
On pourrait même juger que le solipsisme produit est pire que celui dénoncé à supposer que ce dernier soit fondé : pour un philosophe qui n’a pas méprisé la psychanalyse, il est curieux que Nemo juge si urgent de rejeter la conception d’un langage de la vie intérieure au motif qu’il conclurait à une intraductibilité dans la rationalité langagière. Qu’est-ce qu’une expression du refoulé sinon la vie elle-même ? Qu’est-ce qui communique en-dehors de l’inconscient des émotions incontrôlables sans pour autant que quelque expression verbale raisonnée de celles-ci n’en rendent correctement compte, sinon la musique ? Et qui aurait l’idée absurde d’accuser le patient d’une analyse de solipsisme au motif qu’il montre, par la libre association, une structure incommensurable à l’usage rationnel des signifiants conceptuels ? Là où le détour autobiographique de Nemo aurait pu être l’esquisse d’une auto-analyse musicale, il semble, plutôt, dans sa logique d’identification des stades de la compréhension des œuvres à la maturation de sa personne, qu’il nous parle de développement personnel.
Nemo ne dit pas le contraire, et assume d’ailleurs cette conséquence jusqu’à l’absurdité, en affirmant que l’accès à certaines œuvres ne serait rendu possible que par l’expérience de certains éléments de la vie qui ne peuvent se rencontrer avant un certain âge – ainsi des derniers quatuors de Beethoven qui parleraient de choses qu’un enfant n’a pas encore vécues. Outre le fait que cet exemple, ou à peu près n’importe quel autre du même ordre, heurte violemment la réalité, et rencontrera autant de contre-exemples (à commencer par celui de notre propre vie), il déplace le problème de la signification dans le domaine du vécu, en quelque sorte épuré de la contrainte linguistique qui uniformise la singularité sensible des vies individuelles. On retrouve là un motif classique de la phénoménologie française cherchant à l’extérieur du langage la structure métaphysique cachée du vécu des choses. Mais, ce faisant, Nemo contourne complètement la difficulté de l’incommensurabilité des langues musicales et naturelles : et postule qu’en réalité la musique signifie plus précisément parce qu’elle signifie autre chose que ce à quoi le langage donne accès. Si l’on veut sauver l’ouvrage de son propre solipsisme, c’est bien la seule solution viable que nous voyons : l’ineffable jankélévitchien devient pour Nemo une manifestation du transcendantal, joué en quelque sorte contre la vision de la transcendance de l’absolutisme musical.
L’indétermination du statut de la signification
Il faut toutefois considérer cette piste de lecture comme très hypothétique, ne serait-ce que parce que Nemo renvoie curieusement dans le même sac réalisme métaphysique, idéalisme et phénoménologie, d’une façon pour le moins étrange, au moment d’introduire ses catégories des réalités de la musique, en tant qu’elles rendraient compte de régions de l’être : « Certes, ce tableau ne ressemblera pas à celui des « catégories de l’entendement » ou autres « noèses » identifiées par les philosophes, d’Aristote à Kant ou Husserl ; pour la double raison que ces philosophes ont surtout voulu éclairer les conditions psychiques de la connaissance théorique et ne se sont pas assez intéressés aux formes intuitives de connaissance qui sont l’œuvre dans les arts, et que, d’autre part, ils ont voulu décrire des structures a priori du psychisme, censées être présentes dans tout esprit à tout moment, alors qu’un certain nombre des catégories dont il s’agit ici sont le fruit d’un processus de croissance et d’apprentissage, dont rien ne dit qu’il se déroule de la même manière et au même rythme chez tous les sujets. » [3]
Commenter rigoureusement cette phrase nous emmènerait trop loin du sujet de l’ouvrage. Mais, au-delà de son caractère rapide, celle-ci rend encore plus difficile à comprendre l’idée de départ, selon laquelle le détour autobiographique serait justifié par une structure générique de l’esprit, que Nemo caractérise d’analogue à une structure biologique.
Mais, même en faisant ainsi montre de bonne volonté, le déroulé de l’ouvrage laisse plus que perplexe. Car le genre de signification exhibé par Nemo ne révèle rien d’une telle structure cachée, et dialogue en permanence avec de simples représentations langagières. Il y a, de part en part de l’ouvrage, une indétermination totale quant au statut de la signification qui prétend être démontrée comme étant plus précise. Tout indique dans les exemples musicaux commentés par Nemo, tant dans la première que dans la seconde partie théoriquement spéculative du livre, que ce que dit la musique est à chaque fois une chose qui peut être dite en langue naturelle, mais à laquelle nous n’aurions pas nécessairement pensé sans écouter telle ou telle œuvre. Ce qui est bien autre chose que la manifestation d’une signification extra-linguistique. L’impact de la musique sur la vie ne serait finalement rien d’autre qu’une altération produite sur la pensée rationnelle, altération dont on pourrait rendre compte comme telle – ce que prétend faire Nemo. Un dialogue entre un logos et un autre logos. Mais nous sombrons ici dans la plus grande confusion car, par ailleurs, Nemo affirme en substance que :
1. La musique n’étant pas pur jeu de formes, sa forme n’étant pas unique productrice de ou équivalente à son contenu (puisqu’il rejette les thèses hanslickiennes), elle a donc un contenu qui est distinct de sa forme, un signifié distinct du signifiant.
2. Cependant, ce contenu n’est pas identique à des contenus cognitifs – au passage, Nemo sous-entend qu’il est démontré que les énoncés du langage, eux, sont identiques à des contenus cognitifs.
3. Ce contenu communique néanmoins avec nos « sentiments » et nos « pensées » - donc avec des contenus cognitifs, supposera-t-on.
4. Ces contenus sont montrés au sens wittgensteinien - à défaut d’être dits, et d’ailleurs, ils montrent ce que le langage doit taire.
Consentons donc à abandonner la piste Lebensphénoménologique pour nous concentrer sur cette possible clef de lecture. La première objection qui vient à l’esprit est parfaitement évidente : si ces contenus correspondent à ce que le langage doit taire, il ne fallait pas écrire un livre pour les dire, et encore moins l’indiquer en quatrième de couverture, ce qui donne la désagréable impression au lecteur de s’être fait bien avoir – mais après tout, il y a bien des hommes politiques qui vendent des livres intitulés Tournez la page sans voir le problème.
Le problème vient surtout, semble-t-il, de la confusion permanente entretenue entre le statut des contenus de pensée qu’articulerait le langage naturel, et ceux auxquels la musique donnerait accès. Nemo assigne un logos au discours musical selon des critères qui sont précisément ceux de l’identification de la rationalité au langage naturel (du moins dans l’usage correct de ce dernier). Mais de quel droit, et au nom de quelle cohérence le fait-il ? Si la musique signifie en montrant ce qui devrait être tu, quels sont donc les contenus cognitifs à l’œuvre pour affirmer qu’elle asserte des hypothèses, défend des thèses, argumente, dialogue, raisonne, fait avancer une discussion ?
Nemo, il est vrai, accepte de limiter cette thèse au constat d’évidence, à savoir que la preuve du pudding est qu’on le mange, et que si nous distinguons des phrases musicales, il faut bien aussi que nous distinguions des articulations discursives entre ces phrases, ce qui tend à prouver qu’elles interagissent dans un cadre compatible avec notre rationalité mondaine (donc linguistique). Mais le passage de la thèse (a) La musique est part intégrante de notre rationalité à la thèse (b) La musique montre des contenus signifiants distincts de ceux que nous pouvons dire est notoirement cavalier, surtout dès lors qu’elle se présente comme inspirée de Wittgenstein. Il convient de rappeler que ce dernier a rendu incompatible la thèse de l’identité de notre monde à notre langage avec celle de la signification ostensive et conventionnelle. Or, Nemo semble éviter entièrement d’assumer une vision conventionnelle du discours musical, parce qu’il tient à pouvoir dire ce que la musique lui montre, et donc à relier ceci à des sense data susceptibles de description. Mais ou bien Nemo se réclame de la vision du Tractatus et outrepasse son droit à dire (ce qui est douteux dans la mesure où il affirme qu’il n’y a pas d’ineffable dans un nocturne de Chopin, puisque son cheminement peut être dit), ou bien, ce qui est plus plausible, il se réclame de la signification ostensive des Investigations, en renonçant à toute identité entre les énoncés langagiers eux-mêmes et les contenus de l’expérience (ce qu’il ne semble pas prêt à faire, pourtant). On pourrait alors cependant être fortement intéressé par la mise à profit de façon ordonnée, par le menu musical, des multiples remarques du dernier Wittgenstein quant à la façon dont la phrase musicale dit quelque chose.
Malheureusement, on ne trouvera absolument rien de cela ; on trouvera même plutôt le contraire, à savoir des énoncés sur l’expérience privée parlant perpétuellement de représentations du sens, puisées dans le stock des catégories usuelles de description du monde, qui se trouvent composer le tableau déjà évoqué des « réalités de la musique ». On comprend pourquoi : s’il est vrai que Wittgenstein a pu envisager un air de famille entre la phrase musicale et la phrase du langage ordinaire (ce qui, soit dit en passant, diffère déjà sensiblement de l’analogie entre discours musical et discours conceptuel), c’est uniquement du point de vue de la puissance ostensive de la convention, qu’il voyait se démultiplier dans le fait musical par rapport au fait langagier (l’exemple du grupetto dans le thème du second mouvement du 14e Quatuor de Schubert est l’antithèse méthodologique absolue de tous les usages que fait Nemo de ses exemples musicaux).
Des réalités de la musique ?
A ce stade, qu’on nous permette d’écrire le fond de notre pensée, à savoir que l’auteur invente l’eau chaude, et qu’en plus il l’invente une bonne vingtaine de fois en une centaine de pages (les dernières). Certains exemples sont particulièrement caricaturaux, comme les passages sur la Liebestod de Tristan un Isolde [4] ou le nocturne op. 48/1 de Chopin [5], qui accumulent les lieux communs journalistiques déjà parfaitement connus de tous les mélomanes ; ou comme le finale de la 28e Sonate de Beethoven [6], où Nemo découvre que la fugue est une rencontre entre plusieurs protagonistes qui argumentent de sorte à faire progresser une discussion. On remarquera au passage l’absence totale dans l’ouvrage d’un examen des relations entre les formes courantes du logos langagier que plaque Nemo sur la musique (thèse, objection, argumentation, etc.), et les formes réelles de la musique : pas une seule fois n’est-il question de forme sonate ou même de relation entre mono et polythématisme en général, de la même manière qu’il n’est jamais proposé de vision ordonnée des composants fondamentaux de l’écriture (harmonie, rythme et mélodie). Nemo se contente d’intégrer plus ou moins ces derniers à ces propres catégories constitutives de la rationalité musicale (logos, monde, vie, psychê, questions ultimes (foi et métaphysique)).
Il semble pourtant douteux qu’une vision de la musique, comme quoi que ce soit de rationnel, puisse faire l’économie d’une hiérarchie, ou du moins d’une forme logique d’articulation de ces composants, abstraction faite de représentations a priori du monde. Il y a là une autre contradiction, qui touche encore une fois le cœur méthodologique de l’ouvrage : comment sont constituées ces catégories de la réalité musicale sinon par usage de représentations a priori de notre connaissance du monde ? Même en admettant que Nemo veuille seulement dire que la musique complète par sa précision notre appréhension ou intellection du monde, des passions de l’âme ou de questions métaphysiques qu’il nomme ultimes, cela ne l’autorise en rien à dire que ces mêmes catégories forment des réalités– dans quelle acception du terme, d’ailleurs ? - de la musique. Sauf à considérer, ce qu’il suggère peut-être, que la musique en tant que telle constituerait une sorte de région de l’être lui-même, ce qui ne manquerait pas de rendre encore plus obscures ses propres conditions de possibilités comme pratique humaine, et la légitimité qu’il y aurait à discourir à son endroit. Mais Nemo n’explicite aucune de ces approches, et semble s’obstiner à (faire) croire que ces supposées réalités pourraient découler en droit de toute expérience particulière du fait musical. Il reconnaît certes qu’il ne traitera pas le comment de la chose, mais alors que c’est pourtant tout l’attrait que la présentation de son ouvrage vend au lecteur.
Nemo évite donc autant de discuter le caractère conventionnel de la signification musicale que l’autonomie relationnelle de ses composants, dont il fuit l’abstraction dans son empressement à rejeter quoi que ce soit qui ait été envisagé par l’absolutisme. C’est ce rejet primaire de l’incommensurabilité des abstractions conceptuelles et musicales qui le conduit d’ailleurs à affirmer que seule la maturité d’une vie permet d’apprécier un quatuor tardif de Beethoven : si la profondeur de telles pages n’était que fonction de la puissance ostensive de son usage de conventions autonomes, la musique pourrait tout autant émouvoir un enfant qu’un homme mûr. Et il se trouve qu’une telle chose est parfaitement possible, de la même manière que bien des mélomanes ne trouvent une épaisseur de signification aux valses de Chopin ou aux ballets de Tchaïkovski qu’après une longue maturation, après les avoir considérés comme décoratifs ou naïvement sentimentaux.
Voilà une catégorie de faits des vies musicales que Nemo ne consent nullement à considérer, achevant de convaincre que son livre ne répond sérieusement à aucune des questions qu’il pose. L’idée de musique absolue synthétisée par Dalhaus apparaît ici comme un repoussoir commode à la plupart des réserves ici exprimées, sans que ce repoussoir ne soit sérieusement questionné lui-même (on cherchera en vain une discussion avec les thèses de Hanslick dans la seconde partie, et l'introduction laisse à penser que l'auteur en a une perception des plus caricaturales). Il s’agit pourtant, comme Nemo le rappelle sans crainte, d’un des plus anciens (surtout si on le fait remonter à la division originelle entre musique spéculative et pratique) et importants débats philosophiques sur la musique, et la prééminence de l’absolutisme, il est vrai largement contestée par les faits musicaux contemporains, a résisté, historiquement, à bien des attaques plus acérées. Celle de Nemo à son encontre apparaît qualitativement et contextuellement comme analogue à celle d’Onfray contre Freud, et c’est tout dire.
Conclusion
Deux reproches principaux peuvent ainsi être dressés : premièrement, l’ouvrage ne tient pas ses promesses conceptuelles et, d’autre part, il ne respecte pas la méthode annoncée. Plus précisément, du point de vue des promesses conceptuelles, la référence à Wittgenstein en quatrième de couverture et en début de deuxième partie se révèle mal à propos, car totalement incompatible avec le type de commentaire musical représentationnel à l’œuvre. C’est la raison pour laquelle fut longuement analysée la différence de nature du discours entre celui de Wittgenstein et celui de Nemo. Quant à la déception autour de la méthode, cela tient au fait que le commentaire musical de la deuxième partie ne présente aucune évolution par rapport à la première partie autobiographique : dans les deux cas, Nemo raconte ce que lui évoquent des œuvres, avec comme seule différence le fait que, dans la seconde partie, il accorde à ses énoncés une sorte de statut apodictique qui ne repose sur rien – ce serait différent, à la rigueur, s’il y avait une analyse poussée des extraits musicaux, en résonance avec ses considérations psychologiques, mais ce n’est nullement le cas puisqu’on s’en tient à un niveau de commentaire représentationnel fondé sur de nombreuses insuffisances.
Ce livre peut toutefois être utilisé comme un guide d’introduction pour qui n’aurait jamais pensé aux problématiques soulevées par la philosophie de la musique ; l’introduction fournit en effet des pistes classiques d’interrogation, formulées de manière claire et très abordable. Il s’agirait alors d’une initiation pour débutants ; en revanche, pour qui est familier de ces problématiques, le livre ne pourra que s’avérer décevant.
Vile !
Théo Bélaud
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Notes
[1] Philippe Nemo, Le Chemin de musique, PUF, 2010[2] Ibid., p. 10-11
[3] Ibid., p. 261-262.
[4] Ibid., p. 284-286
[5] Ibid., p. 333-334
[6] Ibid., p. 267-269