- Tchaïkovski – Ouverture fantaisie Roméo et Juliette ;
Extraits de Casse-Noisette - Rachmaninov , Concerto pour piano no.2 en ut mineur, op.18.
- Ekaterina Metchetina, piano
- Orchestre de l’Académie d’Etat de
Moscou
- Pavel Sorokine, direction.
Par Vincent Haegele
Il n’y a jamais eu pénurie de concerts dans la capitale russe, y compris pendant les heures les plus sombres, et cette abondance ne semble pas, pour le moment, avoir été remise en cause par la libéralisation forcenée connue au cours des vingt dernières années. Bien mieux, de nouvelles salles ont vu le jour, financées il est vrai par des fonds d’origine privée et il faut s’y prendre à l’avance pour réserver ses places. Il n’en reste pas moins de nombreux sujets d’inquiétude quant à la santé même du système musical russe : les professeurs partis à l’étranger, la dilution progressive de la place des humanités dans le parcours scolaire (comme partout), le renouvellement générationnel… en résumé, c’est toujours avec une certaine appréhension qu’on aborde un concert, qui plus est, un concert mettant en scène l’Orchestre de l’Académie d’État de Moscou, que nous appellerons affectueusement sous son acronyme fétiche, le MSAGO.
N’ayant pas mis les pieds dans la
Grande salle du Conservatoire Tchaïkovski depuis plus de dix ans, le narrateur
ne pouvait qu’éprouver une crainte légitime à écouter un orchestre en pleine
déconfiture, tant le nom de ce dernier reste associé à la grande époque des
enregistrements Melodiya (vous savez, ce label aux prises de son
catastrophiques, mais qui agit comme une véritable madeleine pour n’importe
quel mélomane un tant soit peu russophile). On se console pour le moins en se
disant que rien n’a vraiment changé au Conservatoire, que ce soit la joyeuse
cohue des spectateurs (les téléphones portables en plus), les
« aimables » ouvreuses qui font passer celles du Théâtre des
Champs-Elysées pour des hôtesses d’accueil du Salon de l’Auto, et les grands
portraits des compositeurs qui bordent les deux côtés de la salle. Et puis
finalement, aux premières notes de l’Ouverture-fantaisie
Roméo et Juliette de Tchaïkovski, il apparaît clairement que nos craintes
n’avaient aucun lieu d’être.
Premier motif de satisfaction, le
son de l’orchestre, qui propose ici ce que la musique russe possède de
mètres-étalons les plus absolus, Tchaïkovski (Roméo et Juliette, la moitié du ballet Casse-Noisette) et Rachmaninov (Deuxième
concerto pour piano). On connaît les ravages de l’internationalisation et
de la banalisation d’un son d’orchestre qui ne se veut plus que brillant et
rutilant au détriment de tout le reste. Le MSAGO est resté fidèle à la
tradition du son russe, désormais plus que centenaire, si difficile à décrire
mais si immédiatement reconnaissable. Cette sonorité, ce sont des cordes d’une
homogénéité parfaite, exempte de rondeurs, des bois cohérents et puissants et
enfin des cuivres qui passent par-dessus l’ensemble. Certes, il y a toujours
des scories, dues à des instruments spécifiques (cors, trompettes), mais qui
paraissent bien insignifiantes en regard de la majesté qui se dégage de
l’ensemble. Le mot ensemble n’aura jamais été moins galvaudé pour ce qui
concerne ces phalanges ex-soviétiques, qui ont, par un certain miracle, échappé
à la dissolution ou à la faillite, notamment grâce à l’action de certains chefs
d’orchestre. Pavel Kogan est certainement de ceux-là : ne disposant ni de
la notoriété médiatique de Gergiev, ni de la carrière internationale de
Rozhdestvenski, Kogan (qui fête ses 60 ans cette année) est une figure à
l’ancienne, honoré du titre d’artiste du peuple, et qui poursuit une carrière
au service de la musique et du public. Sa principale mission semble bien
d’avoir conservé en l’état le MSAGO et préserver une tradition qui se moque des
concepts culturels mortifères ou des mélanges des genres et qui se garde bien
de vouloir « expliquer » quoi que ce soit. La musique considérée
comme art, mon Dieu, c’est encore possible (mais pour combien de temps ?)…
Deuxième motif de satisfaction,
le fait de ne pas entendre un simple orchestre de fonctionnaires, dévidant Roméo et Juliette depuis un nombre
inconsidéré d’années. L’interprétation qu’en donne Pavel Sorokine, invité ce
jour pour occuper le pupitre de chef, est d’une robustesse à toute épreuve,
solide avec de grands moments de grâce. C’est avant tout la cohésion des blocs
qui l’emportent dans cette œuvre difficile (et rendue davantage en raison de sa
célébrité), Tchaïkovski ayant très justement composé une partition où les
cordes s’associent fréquemment à l’unisson ou à l’octave. La ponctuation des
cuivres, de la percussion et des bois n’en est que plus âpre et plus tendue à
mesure que le canevas s’affirme. Des personnalités s’affirment néanmoins dans
cette entreprise commune : une clarinette soliste pénétrante, un cor
anglais à la sonorité teintée de solitude et enfin (surtout) des violoncelles
incroyablement beaux, au point de surpasser les autres cordes. Cette cohérence
ne se dément à aucun moment, que ce soit dans l’Ouverture-fantaisie, le Deuxième
concerto, et évidemment, suprême dessert, Le pas de deux de Casse-noisette,
où leur attaque fait merveille.
Troisième motif de satisfaction,
l’excellence du jeu d’Ekaterina Metchetina, soliste de la soirée, qui se défend
plutôt bien dans le Deuxième concerto,
bénéficiant il est vrai de la solidité communicative d’un orchestre concentré
et rigoureux. Pas de place à la sensiblerie ou à un romantisme de mauvais
aloi : c’est ainsi qu’il faut jouer Rachmaninov, si souvent dénaturé au
profit d’un spectacle favorisé par une partition qui offre de multiples angles d’attaque.
Par bonheur, Ekaterina Metchetina se pose peu de questions et s’il y a de la
dureté dans son jeu, celle-ci ne porte pas ombrage à la structure globale du
concerto qui apparaît même en pleine lumière à de nombreuses reprises (la
montée vers le climax en ut mineur du premier mouvement est un modèle du
genre). On se trouve, en quelques minutes, à des milliers de kilomètres des
canons raisonnés de l’interprétation dévoyée de nos jours, et surtout de la
routine des programmes uniformes. C’est pourtant bel et bien un concerto joué
au moins deux à trois fois par semaine dans le monde qui est ici donné.
Les extraits de Casse-noisettes se passent de
commentaires superflus : c’est d’ailleurs bien le superflu et le
superficiel qui est abandonné ici. Sorokine ne cherche ni une légèreté faussée
(en forçant l’orchestre à adopter des nuances outrées par exemple) et obtient
avec une facilité déconcertante des pianissimi singuliers et des fortissimi
superlatifs, en dépit de la sonorité parfois sèche de la salle, connue pour ne
pas faire de cadeaux aux solistes comme aux orchestres. Il en faudrait
cependant plus pour émouvoir un orchestre au tempérament de fer, qui, de la
première à la dernière note, reste égal à lui-même. Un sommet est même atteint
dans la célébrissime Valse des fleurs,
exempte de toute naïveté, de faux-semblants ou de trucage. Tchaïkovski tel
qu’en lui-même n’est jamais aussi bon compositeur.
Difficile de juger à partir d’un
seul concert de la place actuelle de la musique en Russie, mais le peu qui nous
a été donné de voir et d’entendre en quelques jours (concerts quasi quotidiens
à la télé, animations en librairie, relative jeunesse du public et abondance du
public en un début de semaine, pour assister à une représentation somme toute
banale) peut nous donner quelques grammes d’espoir sur un avenir qui n’est
peut-être pas nécessairement mesuré à l’aune de l’internationalisation et de la
standardisation.
Будем верить в будущее !
Vincent Haegele
le petit concertorialiste by Théo Bélaud est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage des Conditions Initiales à l'Identique 2.0 France.
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